L'humanité menacée
Compte-rendu de la conférence
de Jean-Claude Guillebaud
24 octobre 2003 à Altkirch


 

Pour la troisième fois en 2003, les Conférences Culture et Christianisme ont réuni près de quatre cents personnes à la Halle au blé d'Altkirch. Des auditeurs au profil varié, dont certains sont venus de loin, et qui ont en commun de s'interroger à frais nouveaux sur le sens et la portée de la foi chrétienne dans le monde présent. Par rapport aux conférences précédentes qui, depuis 1997, ont surtout porté sur les fondements de la foi, celle donnée par Jean-Claude Guillebaud le 24 octobre a marqué un tournant. Elle s'est résolument ancrée dans l'actualité, et c'est à partir des grands problèmes d'aujourd'hui que le programme Culture et Christianisme entend désormais questionner la théologie. Le vécu concret est le seul lieu où, nourrie par la mémoire du passé et face aux horizons de demain, la foi peut prendre corps dans l'histoire des hommes et parler leur langue.



Une société sans projet

J.-C. Guillebaud observe que la société occidentale connaît une situation inédite. Habituée depuis deux millénaires à nourrir de grands desseins sous l'influence du messianisme judéo-chrétien, la voici rongée de l'intérieur par un sentiment de doute, d'impuissance et de renoncement. En rupture avec les générations antérieures qui se revendiquaient comme héritières du passé et responsables de l'avenir, elle n'affiche plus guère d'autres soucis que de se protéger des menaces qui pèsent sur le bien-être individuel immédiat. Sécurité et maintien des avantages acquis, santé et confort, accès aux plaisirs programmés par le marché constituent les préoccupations prioritaires. Globalement, c'est le règne froid et dur d'un système qui rejette toute alternative en professant qu'il n'existe "pas d'autres solutions" que celles qui prévalent de fait aux plans politique, économique, ou techno-scientifique. Sans prise sur les réalités et sur son destin, l'homme moderne est livré à ce système anonyme qui l'enserre, empire sans empereur, gouverné au jour le jour par la fatalité, à la merci des cyniques et des profiteurs.

Comment en est-on arrivé à une situation aussi désenchantée, aussi dépourvue de vision d'avenir et de volonté politique ? Sans doute faut-il d'abord se reporter aux effroyables drames du siècle dernier : multiples massacres dans les colonies, guerres mondiales, totalitarismes soviétique et nazi, Shoah, Hiroshima… La volonté prométhéenne de transformer l'humanité a débouché sur d'abominables crimes : les messianismes politiques annonciateurs d'un avenir radieux ont engendré la barbarie et la mort. Et comme si ces désillusions ne suffisaient pas, nous découvrons avec effroi les conséquences désastreuses de nos entreprises de développement elles-mêmes. Non seulement des peuples entiers s'enfoncent dans l'exclusion, mais c'est la planète dans son ensemble qui est menacée. D'où une méfiance radicale à l'égard de tout projet d'envergure pour changer le monde. S'ajoutent à cela l'anxiété et les réflexes de prudence générés par la crise économique récente. L'avenir inspire désormais plus de crainte que d'espoir, et le principe de précaution commande de se contenter de réguler les mécanismes du système en place en marginalisant l'initiative politique.

Quand l'espérance est perdue et que l'homme déserte l'histoire, ceux que la Bible appelle "les méchants" s'adjugent la place laissée vacante et instaurent des mœurs cruelles sous couvert de liberté et de bonheur individuel. Les nantis maximisent leurs avantages tandis que les faibles sont méprisés et abandonnés à leur sort, tels les laissés-pour-compte des banlieues, les chômeurs culpabilisés qui s'enferment dans le désespoir, la jeunesse sans avenir qui se drogue et se suicide, les vieux qui meurent dans la solitude. Et le mal gangrène toute la société. J.-C. Guillebaud relève que l'explosion de l'inégalité sociale au cours des dernières décennies n'est pas seulement un scandale au regard de la justice, mais ruine la solidarité qui est la condition première de la vie en commun. Les difficultés de l'école ne se réduisent pas aux insuffisances de la pédagogie ou des crédits comme on feint de le croire : si les connaissances semblent ne plus pouvoir se transmettre, c'est faute de projets d'avenir ouvrant sur une vision du monde capable de les véhiculer. Enfin, le renoncement à conduire l'histoire disloque la démocratie jusque dans ses fondements : autrefois menacée de l'extérieur, elle dépérit aujourd'hui de ses propres contradictions, les citoyens étant progressivement réduits à ne plus être que des consommateurs et des téléspectateurs manipulés.

Ranimer l'espérance

La mutation en cours est d'une telle ampleur qu'il est impossible d'en prendre toute la mesure et qu'il s'avère souvent difficile de déterminer les meilleurs choix. La modestie et la circonspection s'imposent donc, mais non la démission face au spectre trompeur de la fatalité. Tout en estimant que le passé ne doit pas être oublié, J.-C. Guillebaud affirme qu'il faut d'urgence sortir du deuil du XXe siècle. Oui, l'Occident a trahi ses idéaux comme aucune autre civilisation n'a jamais trahi les siens, mais cela n'implique nullement que ces idéaux sont à rejeter. Ce n'est pas parce que l'espérance a été profanée, fût-ce mille fois et de la pire façon, qu'il faut y renoncer. "Le temps va quelque part", selon un expression d'Emmanuel Levinas ; nous pouvons de ce fait garder espoir pour le monde qui vient et nous engager à préparer des jours meilleurs.

J.-C. Guillebaud se dit convaincu que le christianisme, porteur d'une espérance qui a déjà transformé le monde, ne fait que commencer. Certes, les églises sont de plus en plus vides et les structures ecclésiales se délitent, mais il est indéniable que les valeurs chrétiennes n'ont jamais été aussi largement partagées que sous les formes sécularisées qui en sont issues, et qu'il existe dans notre société un intense besoin de spiritualité. La modernité a conduit la foi à se repenser en distinguant l'essentiel du message chrétien des modalités qui lui ont servi de support historique. La haine du judéo-christianisme, partagée par diverses idéologies et qui a conduit plusieurs régimes totalitaires à vouloir éradiquer la religion par la force, s'est dissipée. La disqualification du religieux par le scientisme a fait long feu. Le savoir et la croyance ne sont plus perçus comme antinomiques, mais comme complémentaires. La science, dont bien des présupposés se révèlent à leur tour n'être que des croyances, permet à la foi de s'approfondir en se mettant à l'épreuve du savoir ; et la foi peut éclairer le savoir en lui ouvrant des horizons auxquels la science ne donne pas accès. L'évangile reste une parole aussi singulière et neuve qu'au premier jour, foncièrement libre et capable de s'incarner dans des formes nouvelles.

En réalité, la foi chrétienne s'inscrit dans un présent foncièrement orienté vers l'avenir. A la différence de l'hédonisme qui se ferme sur l'immédiat et des utopies qui ne s'intéressent qu'au futur, elle invite le croyant à vivre l'existence quotidienne comme une expérience à la fois unique et habitée par l'infini. "Pour ma part, dit J.-C. Guillebaud, je ne crois pas qu'une société puisse vivre sans espérance. Sans elle, les hommes ne peuvent être que malheureux et artisans de malheur. Et qu'on ne me dise pas que nous sommes condamnés à choisir entre le bonheur de suite et un bonheur futur, car l'espérance constitue une dimension essentielle de notre bonheur présent."
Jacqueline Kohler

En quittant la fonction de coordinatrice des Conférences Culture et Christianisme que j'ai assumée depuis 1997, je souhaite que l'équipe qui pilote ce programme se renouvelle et parvienne à un partage plus large des responsabilités. Je tiens à remercier chaleureusement tous ceux qui ont participé à ce travail avec moi, et à souhaiter bonne continuation à ceux qui prendront la relève. L'accueil rencontré auprès du grand public par ces conférences et par notre site Internet nous a amplement récompensés, et il est évident que l'action entreprise, désormais reconnue et assurée d'une bonne assise, répond à une réelle attente. Qui ne voit pas que les cultes, les sacrements et les formations proposés dans le cadre religieux traditionnel ne correspondent plus vraiment aux besoins spirituels que ressentent les hommes et les femmes qui se situent désormais en masse en-dehors des églises ? C'est hors les murs que l'évangile devra rejoindre nos contemporains.

Jacqueline Kohler


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