Un Dieu à la merci des hommes

Texte intégral de la conférence
de Joseph Moingt
du 20 octobre 2000, Altkirch


Je commence par expliquer le titre donné à cette conférence, titre que j'ai accepté comme une énigme à débrouiller. "Un Dieu à la merci des hommes", qui se livre à leur merci, c'est-à-dire à leur discrétion, à leur juste appréciation. C'est faux en principe, puisqu'il se révèle dans la Bible pour être connu tel qu'il veut être reconnu, et le credo et le dogme de l'Église sont là pour fixer l'usage du nom de Dieu. Mais c'est vrai en fait, puisque Dieu dans la Bible porte plusieurs noms et revêt des visages différents, et puisqu'il y a loin du Dieu des Pères au Dieu de Jésus, et que la tradition chrétienne a tenu sur lui des discours apparemment contradictoires, allant de la proclamation qu'il n'y a pas de salut hors de l'unique Église de Dieu à la reconnaissance de la liberté religieuse et de la dignité des autres religions. On peut encore comprendre que Dieu se tient à la merci des hommes, c'est-à-dire à leur totale disposition, ce qui est vrai en partie : il est toujours prêt à leur accorder ses pardons, ses faveurs, mais faux pour une autre part : car la religion est là pour imposer la loi de Dieu et inspirer sa crainte, sinon sa terreur. Et encore, il est vrai de dire que Dieu se livre à la merci des hommes, que nous le tenons à notre merci, quand il laisse tant de gens autour de nous l'ignorer et même nier son existence, ce qui est un scandale difficile à surmonter pour les croyants ; et si nous pouvons dire aujourd'hui qu'il se tient libéralement à notre merci, on ne peut oublier que beaucoup d'hommes, de femmes et de penseurs des siècles passés en Occident ont dû se battre durement pour conquérir leur liberté face au droit de Dieu qui leur était opposé et qu'ils ressentaient comme une aliénation. Voilà l'énigme que nous avons à déchiffrer : qui est, quel est ce Dieu qui se livre, que nous tenons à notre merci, à qui nous disons merci, à qui nous demandons merci ? Nous le chercherons en interrogeant successivement le Dieu des pères, celui de Jésus, le Dieu des chrétiens, celui des autres hommes d'aujourd'hui, et en se demandant comment le même Dieu peut être vu sous tant de visages différents.

Le Dieu des pères

Est-ce la peur qui a introduit le nom de Dieu dans le langage humain ? Il y a de bons arguments pour le soutenir. Cependant l'expression populaire "Dieu merci", tombée dans le langage profane, témoigne aujourd'hui encore des sentiments mêlés avec lesquels nos plus lointains ancêtres adressaient à Dieu leurs actions de grâce en même temps que leurs demandes de leur faire grâce. Sentiments mêlés, presque contradictoires : les hommes ont besoin de leurs dieux en même temps qu'ils en ont peur ; en sens inverse, la relation des dieux aux hommes n'est pas moins trouble, car ils assurent leurs fidèles de leur protection, et même de leur tendresse, mais ils attendent en retour des soins attentifs, des offrandes, des sacrifices, un culte privilégié sinon exclusif, et ils se montrent volontiers jaloux.

Admettons toutefois, et ceci est un préalable de méthode, qu'on ne saurait parler du Dieu des origines d'une manière sereinement objective, comme s'il était possible de le reconstituer à partir de fouilles archéologiques. Toutes les origines nous échappent : nous n'y étions pas, et les traces du passé à travers lesquelles nous poursuivons l'origine n'en sont que des représentations lointaines. Tout homme qui parle de Dieu parle d'abord de soi-même, de la façon dont il se comprend dans sa relation à la société et à la nature, et c'est sur la base du sentiment de son être-au-monde qu'il exprime aussi son appréhension d'autre chose qui le dépasse. L'homme d'aujourd'hui qui interroge le Dieu des origines le fait sur la même base, il cherche à se comprendre lui-même, et il ne peut éviter de projeter dans le passé la compréhension qu'il a aujourd'hui, et qui n'est plus celle d'hier, de soi, de la société, de l'univers et de la relation de soi à l'une et à l'autre ; le Dieu des origines devient le Dieu des pères, identifiable au seul moyen des repères cultuels et culturels trouvés dans la tradition historique qui nous rattache à eux, et encore dans la mesure où on en accepte ou en rejette l'héritage. C'est déjà dire qu'on parlera différemment du Dieu des origines, des origines de l'idée de Dieu, selon qu'on se situe soi-même en croyant ou non.

Le même préalable de méthode s'impose s'il s'agit de parler du Dieu des autres, car nous n'en sommes pas. Sous le nom du Dieu des pères, je ne parlerai donc pas du Dieu des juifs,- je ne m'en reconnais pas le droit ; mais seulement du Dieu des Écritures juives, et en précisant : du Dieu de ces Écritures que les chrétiens, mais non les juifs, appellent Ancien Testament et qui sont donc nécessairement réinterprétées par eux en fonction de ce qu'ils reconnaissent comme le Nouveau Testament, qui leur est propre. Je ne suis donc pas à la recherche de ce que d'aucuns appellent les "racines judaïques" du christianisme. Ma réserve n'exprime pas un rejet, elle ne veut être qu'honnêteté. En nommant "nos pères dans la foi" les patriarches juifs et les générations juives antérieures au Christ, les chrétiens s'approprient un passé d'histoire sainte auquel ils assignent l'histoire chrétienne pour avenir. Encore doit-on observer qu'en parlant du "Dieu des pères", les chrétiens se distancient de ce passé, et surtout désignent une manière de se relier à Dieu, par le fil d'un engendrement charnel, dont ils entendent se différencier, - ce qui est une façon de restituer ce passé à ses héritiers naturels. L'opération n'est justifiable qu'au titre de la relecture chrétienne d'une histoire de salut censée commune, mais il serait indû de demander à un juif d'authentifier ce passé ainsi relu et réorienté comme faisant réellement partie de sa propre histoire. Ces réserves faites, esquissons le profil du Dieu d'Israël.

Quand il apparaît à Abraham sous le nom d'El Shaddaï, le Dieu d'Israël présente fatalement des similitudes avec les dieux contemporains des régions avoisinantes ; il appartient à la catégorie dite "dieux d'un homme" ou "dieux d'un clan", bien différente des dieux souverains auxquels des cohortes de prêtres et de princes rendaient un culte solennel dans de grands sanctuaires nationaux ; privé de toutes ces pompes, il est précisément à la recherche d'une tribu à qui il offrirait sa protection en échange du culte qu'elle lui rendrait ; il promet à Abraham une postérité nombreuse qui assurerait du même coup à son culte reconnaissance publique et perpétuité. C'est ainsi qu'il portera le nom de Dieu d'Abraham, puis de Dieu d'Isaac et de Jacob ou de Dieu des pères, avant de recevoir le titre de Tout-puissant en tant que Seigneur du ciel et de la terre, donc en tant que Dieu unique et universel, mais il gardera aussi toujours le titre plus familier de Père attaché au souvenir des origines de ce peuple. Une longue histoire commune crée obligatoirement des liens d'exclusivité, qui se signifiaient dans les notions d'Alliance, d'élection, d'héritage, et qui donnaient à Dieu les traits, tantôt d'un guerrier vindicatif et d'un despote jaloux, tantôt d'un protecteur des petits et d'un époux aimant et prompt au pardon. Ces liens historiques n'empêchaient pas le peuple d'Israël de penser que son Dieu était aussi le Dieu des autres peuples et de prévoir qu'un jour viendrait où il étendrait sa protection et sa seigneurie sur eux tous, mais sous le mode d'une montée des peuples vers Jérusalem et son temple, et donc par le moyen d'une reconnaissance universelle de la présence de Dieu sur la montagne de Sion, du culte qui lui était rendu en ce lieu, et donc du lien privilégié qui unissait Dieu à ce peuple entre tous les autres.

Le Dieu d'Israël portait ainsi la double figure, théoriquement contradictoire, d'un Dieu ethnique particulier, un parmi beaucoup d'autres, et d'un Dieu universel, qui niait l'existence de tout autre dieu que lui seul. L'obéissance à la Loi, le culte commémoratif de l'histoire d'Israël, le sentiment d'appartenance à l'Alliance allaient à la figure ethnique de Dieu ; son universalité, qu'on trouve surtout chez les Prophètes et dans les Livres sapientiaux, était postulée plus encore qu'affirmée, tant qu'elle ne jouissait pas d'une reconnaissance effective de la part d'autres peuples, postulée comme la domination à venir du Dieu d'Israël sur ces autres nations, une domination qui garantirait à son peuple d'élection la possession paisible et perpétuelle de sa terre et de tous ses privilèges. De ce fait, la contradiction implicite de cette double figure n'était pas vraiment ressentie comme telle. Elle ne pourra être levée qu'au prix de la dépossession de tout privilège exclusif, du renoncement à quelque droit de propriété sur Dieu, qui perdra ainsi son caractère ethnique, mais également et surtout au prix d'un changement radical de l'idée de Dieu, jusqu'ici basée sur la domination et la toute-puissance, car la protection particulière attendue de Dieu, d'un acte de sa puissance, est censée mesurée par l'étendue de sa domination. Il faudra donc que Dieu lui-même renonce à sa toute-puissance et établisse son universalité sur un autre fondement, celui de l'amour : telle sera la révélation faite par Jésus et en lui. - Ainsi la relecture de l'histoire sainte, faite du point de vue de l'universalité du salut acquis en Jésus Christ, présume la nécessité d'une conversion de l'idée du Dieu des pères pour qu'il soit identifiable au Dieu de Jésus.

Le Dieu de Jésus

Au moment de passer du Dieu des pères au Dieu de Jésus, en présumant un changement de concept de l'un à l'autre, il paraît nécessaire de poser un nouveau préalable de méthode. Le problème des rapports entre le christianisme et le judaïsme est souvent ramené de nos jours à celui de la judéïté (ou judaïté) de Jésus. Prenons garde que poser une question en des termes qui obligent à répondre par oui ou par non n'est pas la plus juste manière de chercher la vérité. Que Jésus fût juif, je ne dis pas de race, mais de culture, que sa pensée religieuse fût totalement marquée par des références à des Écritures qu'il ne considérait pas comme anciennes, encore moins dépassées, qu'il n'ait pas répudié la Loi de Moïse mais la pratiquait au contraire avec piété, que son adoration allait au Dieu de ses pères, ce sont là des évidences qui ne se discutent même pas. Ajoutons si on veut, quoique ce soit un anachronisme, qu'il n'était donc pas chrétien, en ce sens qu'il n'a pas rejeté la religion de ses pères pour en établir une autre à la place, qui lui serait dédiée, - soit. Quand on a dit tout cela, on n'a encore rien dit de la position religieuse prise par Jésus. Car on ne doit pas oublier qu'il vivait au temps d'un éclatement profond du judaïsme, il pouvait donc se faire sa propre voie à l'écart de courants plus traditionnels, à la façon des Esséniens ou de maints Baptistes. On est aussi frappé de son attente du Royaume de Dieu dont il estimait la venue liée à sa prédication et à sa mission ; sa pensée, transcendant le temps, ne se projetait donc pas dans un futur lointain ni pour y prolonger des institutions anciennes ni pour y établir de nouvelles. Sur le plan de l'héritage historique comme de l'attente messianique, Jésus revendique un passé dont il s'éloigne, du même mouvement, pour le conduire à son terme, mais au-delà de lui-même, - et c'est cela qui donne au chrétien le droit et le devoir d'assumer ce passé, en tant qu'il est celui de Jésus et de la même façon. Enfin, s'il est vrai que tout événement historique est explicable par le passé qui le porte, il reste qu'il s'interprète par lui-même dans l'histoire qu'il engendre. Le judaïsme explique Jésus, mais Jésus s'est auto-interprété, dans ses faits et dans ses paroles, par le retentissement de sa mort et de sa résurrection dans l'esprit des disciples. Par sa résurrection, il échappe au judaïsme et appartient proprement à l'histoire chrétienne, qui serait inexplicable sans la foi en la résurrection. Disant cela, un chrétien ne prétend imposer à quiconque de tenir la réalité historique de cette résurrection, il ne fait qu'indiquer le fondement sur lequel la relation de Jésus à Dieu parvient à sa pleine lisibilité.

Quand Jésus apprenait à ses disciples à dire à Dieu "notre Père", si répandue que fût à cette époque l'attribution du nom de "Père" à Dieu, ce n'est pas au Dieu de ses pères qu'il les invitait à s'adresser, mais à "son" Père. Et le lien des disciples à Dieu se particularisait en passant par le lien singulier de Jésus à celui qu'il appelait son Père. La nouveauté que prenait dans leurs esprits le Dieu de Jésus ne venait pas tant de ce qu'il en disait, que des accents particuliers que sa relation personnelle à Dieu donnait à sa façon d'en parler. Ainsi savait-on depuis longtemps que Dieu est tout-aimant, mais quand il disait que "Dieu est amour", il faisait comprendre que l'amour est l'être même de Dieu et laissait pressentir qu'il le connaissait intimement du dedans, parce qu'il se sentait enveloppé par cet amour à un titre singulier. Il n'exprimait rien d'insolite quand il disait que "Dieu est esprit", mais quand il ajoutait que ce n'est plus sur le mont Garizim ni dans le temple de Jérusalem que Dieu serait adoré "en esprit et en vérité", il annonçait une nouvelle manière d'approcher Dieu, où qu'on soit, indépendamment des traditions historiques propres à chaque religion. Il n'enseignait non plus rien de bien nouveau quand il enjoignait aux disciples le précepte de s'aimer les uns les autres, mais, n'en ajoutant pas d'autre, et précisant que l'amour vrai va jusqu'au don de sa vie, il donnait à cet unique précepte un sens tout nouveau qui dépossédait la Loi de sa primauté absolue. Quand il fréquentait les publicains et les pécheurs publics, quand il annonçait que le Royaume de Dieu leur serait ouvert, ainsi qu'aux païens des contrées lointaines, quand il refusait de traiter les Samaritains en hérétiques, quand il prêchait l'amour et le pardon envers même ses ennemis, quand il oubliait de faire mémoire des hauts faits de l'histoire d'Israël et même de l'Alliance, quand il dénonçait la loi du talion, les règles de pureté et d'autres traditions et ne blâmait pas ceux qui ne les observaient pas, quand lui-même pratiquait les jours de sabbat des guérisons que les légistes considéraient comme des violations du repos sacré, - en tout cela Jésus ne faisait rien de vraiment révolutionnaire, il n'en modifiait pas moins profondément l'image de Dieu en brouillant les repères auxquels s'attachent les croyants pour identifier "leur" Dieu, il revêtait le Dieu d'Israël d'une figure d'universalité sous laquelle bien des juifs peinaient à reconnaître les traits familiers du Dieu de leurs pères. De là naquirent des conflits avec les autorités religieuses, qui portèrent celles-ci à dénoncer Jésus à l'occupant romain, avec les suites que l'on sait, et qui deviennent incompréhensibles dès qu'on cherche à gommer le caractère religieux de ce conflit pour n'en retenir que l'aspect politique, - mais en ces temps-là et en ces lieux-là, comment séparer le politique du religieux ?

Tout cela préparait, mais rien de cela ne laissait présager l'explosion hors du judaïsme d'une religion nouvelle, qui ferait passer du Dieu des pères au Dieu de Jésus ou, selon d'autres, au Dieu-Jésus. - Jésus s'est-il fait Dieu, oui ou non ? Encore une fausse question qu'on voudrait trancher par quelque réponse décisive jaillie des prétendues évidences de l'histoire. Non, Jésus ne s'est pas proclamé Dieu. Oui, il s'est fait reconnaître rétrospectivement Fils de Dieu, vrai révélateur de Dieu présent en lui. La réponse est venue de la foi dans la résurrection de Jésus et de la réflexion qui s'en est suivie sur sa mort, foi et réflexion elles-mêmes nées, mais avec l'épreuve du temps, de l'expérience de l'Esprit reçu de cet événement indivis de mort et de résurrection. Quand cet homme accusé de blasphème, chargé de malédiction, est reconnu accueilli par Dieu en qualité de Fils, le voile du Temple se déchire, la figure de Dieu se fissure, Dieu se montre enveloppant de sa divinité l'humanité blessée de Jésus, fruit et révélation de son amour de Père. Cette révélation passe par le scandale de l'abandon de Jésus sur la croix, compris, à la lumière de la résurrection, comme la volonté de Dieu de ne pas intervenir par un acte de puissance, mais d'attirer les hommes à lui par la seule gratuité de son amour. Dieu se dépouille donc sur la croix des anciens attributs de sa domination sur le monde et sur l'histoire, il ne fait plus appel qu'au libre assentiment des hommes, maintenant libérés de leurs peurs ancestrales et de leurs convoitises à son égard. Au salut par l'obéissance à la Loi succède la justification par la foi en l'amour sauveur de Dieu révélé sur la croix. Dieu se dépouille du même coup des traits particularistes du Dieu des pères ; sans répudier le peuple qu'il s'était choisi, il renonce à toute alliance exclusive et prend la figure du Père universel des hommes qu'il invite à se rassembler, de toutes races et de toutes langues, dans une unité fraternelle que les rivalités religieuses ne viendront plus diviser. Répondant à cet appel, l'Église de Jésus, qui ne fut un certain temps qu'un courant messianique au sein du judaïsme, renonce aux sécurités qu'elle y trouvait, rompt ses attaches, s'avance au-devant des païens impurs, et naît à elle-même de la rencontre du Juif et du Grec.

Le Dieu des chrétiens

La raison de parler du Dieu des chrétiens après avoir traité du Dieu de Jésus n'est pas de dénoncer un nouveau changement ou une nouvelle rupture analogue au passage du Dieu des pères au Dieu de Jésus, c'est que Dieu laisse aux chrétiens le temps et le soin de déchiffrer son vrai visage à travers la chair de Jésus, c'est encore que Jésus les laisse chercher Dieu sur le chemin que leur trace son Évangile, mais c'est aussi que la révélation de Dieu a toujours besoin d'être purifiée des représentations anciennes dans lesquelles nous la recevons et des représentations nouvelles dont nous ne cessons de la revêtir dans le cours des temps, et c'est également que l'évolution des temps nous provoque à tout moment à réinterroger la révélation à partir de questions nouvelles.

Né de la rencontre du Juif et du Grec, ai-je dit, le christianisme hérite fatalement des images du Dieu de la tradition biblique et de celles du Dieu de la pensée grecque tardive, appelée hellénistique, elle-même héritière tant de la mythologie païenne que de la philosophie de la Grèce antique, et il tend naturellement à revêtir le Dieu de Jésus de ces traits composites. La première marque en sera le nom de "Dieu le Père Tout-puissant", qui entrera très tôt et solennellement dans le Credo des chrétiens et qui, accolant deux vocables usités fréquemment l'un et l'autre par la Bible grecque, attribuera au Dieu de Jésus le titre de "Père tout-puissant", depuis longtemps donné par Homère au Dieu souverain du Panthéon grec. Avec ce nom, le christianisme nourrira la piété populaire de ses fidèles des plus vieilles traditions patriarcales de l'humanité, - mais de quel droit s'en indignerait-on, puisque les chrétiens fraîchement convertis du paganisme étaient d'avance imbibés de telles représentations religieuses ?

Le travail de purification de la pensée chrétienne, très tôt entrepris par la théologie, se fera simultanément par le double recours à l'Écriture et à la philosophie. - Du premier côté, l'Église aimait à se présenter comme le vrai et nouvel Israël, préfiguré par l'ancien, donc comme le nouveau peuple privilégié de Dieu, et retrouvait ainsi les traits particularistes et exclusifs du Dieu des pères - "Hors de l'Église, pas de salut" -, et avec eux l'attribut divin de la Domination universelle, qui trouvera une réalisation historique au IVe siècle avec l'alliance de l'Église et de l'Empire romain devenu chrétien, dont la vocation hégémonique allait renforcer celle de l'Église. C'était la conciliation, enfin réussie dans le Dieu de Jésus, de la particularité et de l'universalité du Dieu de la Bible ; mais elle entraînera à sa suite des idées de théocratie, de sacralisation du pouvoir et de la société, de conduite de l'histoire par la Providence divine, d'interventions de sa Toute-puissance dans les affaires des hommes et des États, idées qui se retourneront plus tard contre la foi en Dieu. - Du côté de la philosophie, la théologie trouvera de nombreux concepts propres à purifier l'idée de Dieu des représentations sensibles ou anthropomorphiques et des restes de paganisme qui pouvaient l'entacher : unité, immuabilité, simplicité, impassibilité, subsistance en soi et par soi, présence en tout temps et en tout lieu hors le temps et l'espace, etc. Ces concepts philosophiques, qui serviront à arbitrer les conflits dogmatiques, auront l'avantage inappréciable de favoriser l'accord de la foi et de la raison, mais aussi le grave inconvénient de mal s'accorder avec la révélation biblique d'un Dieu proche des hommes, volontiers accessible aux sentiments humains, et plus mal encore avec la présence de ce Dieu sur la croix de Jésus. Un conflit était donc en germe entre ces deux sources de la pensée chrétienne, Bible et philosophie.

Le conflit éclate au grand jour aux XVIe et XVIIe siècles, dans des cercles intellectuels où l'on rêve d'un "christianisme raisonnable", c'est-à-dire débarrassé des mystères du dogme et des miracles surnaturels, qui laisserait aux chrétiens philosophes la liberté de penser et d'exprimer publiquement leurs pensées, y compris dans les matières religieuses et l'interprétation de la Bible. La revendication s'exprime surtout à l'encontre des interventions de Dieu dans l'ordre du monde et sur le cours de l'histoire, dont la Bible offre maints célèbres exemples. Une nouvelle science de l'univers est en effet apparue, basée sur l'observation, l'expérimentation et le calcul mathématique, la vision du monde s'en est trouvée, à la lettre, retournée de fond en comble, une philosophie, qui se veut "moderne", entreprend de réfléchir sur la base des nouvelles données de la science, à partir de l'expérience des sensations, des sentiments, de la connaissance, de la pensée de soi ; la conscience de soi de l'humanité est en pleine mutation. D'où le problème crucial de cette période d'"humanisme" : comment un homme moderne, soucieux de penser avec son temps, gardera-t-il la foi au Dieu de la révélation, si on ne lui permet pas de se dégager des représentations archaïques d'un Dieu interventionniste ? Le philosophe juif Spinoza a posé le problème en termes nets : il s'attaque aux "préjugés finalistes" selon lesquels Dieu, subissant des impulsions variées, agit sur les choses du monde et les événements de l'histoire pour protéger, punir ou récompenser les hommes, - doctrine, dit-il, qui "met la nature à l'envers" et "détruit la perfection de Dieu" -, et il préconise une lecture critique de la Bible qui éviterait de telles méprises. Il ne tarde pas à être accusé d'athéisme et d'irréligion, du côté juif comme du côté chrétien. Ainsi s'amorce le conflit qui fera glisser la pensée occidentale, c'est-à-dire le monde chrétien, sur la pente d'une incroyance généralisée.

Si nous analysons un peu ce conflit, nous observons que ce n'est pas l'idée de Dieu en soi, l'existence de Dieu qui est directement attaquée, c'est l'idée de Dieu mise en avant par la religion pour soutenir son autorité tant à l'égard de la Bible que sur les esprits. Si on ne croit plus en Dieu, ce n'est pas parce qu'il serait devenu impensable au jugement de la raison philosophique, c'est parce que l'idée de Dieu imposée par la religion ne permet plus aux esprits de la modernité de penser le monde ni l'histoire ni l'homme. Ce n'est pas non plus la doctrine évangélique comme telle qui est attaquée, - la pensée de Jésus, généralement réduite, il est vrai, à l'éthique, jouit plutôt de la faveur des philosophes -, ce sont les Églises chrétiennes prises en tant que systèmes autoritaires s'appuyant sur les autorités politiques pour affermir leur emprise sur la société. Les accusations d'athéisme aux XVIIIe et XIXe siècles ne dénoncent bien souvent que des attaques contre la religion, et les aspirations croissantes à la liberté politique et à la sécularisation des institutions publiques vont de pair avec ces attaques. S'y ajoutera, avec Karl Marx, la dénonciation de l'"aliénation religieuse" : ici, c'est bien l'idée de Dieu qui est visée au premier chef, mais toujours à travers les consolations que la religion, par ses rites et ses dogmes, prodigue aux pauvres gens pour les détourner du souci de leurs intérêts matériels.

Quand on observe ce lent et long déclin de la croyance en Occident, je ne me sens pas enclin à reprocher à l'Église d'avoir manipulé l'idée de Dieu pour mieux étendre son pouvoir, moins encore d'avoir revêtu Dieu de figures idolâtriques, je tends plutôt à penser qu'elle a elle-même été victime d'une idée de Dieu véhiculée par sa tradition, par toute tradition religieuse, qui la portait à croire que la cause de Dieu est solidaire de celle de la religion, sinon identique à elle. Faut-il s'en étonner ? Dieu n'a jamais eu d'autre visibilité que celle des religions qui lui sont consacrées. Dès lors, toute religion, étant vouée au culte de Dieu, c'est-à-dire à sa louange et à sa gloire, identifie la gloire de Dieu à la louange qu'elle lui rend par son culte, et donc à la prospérité de ce culte. Elle se sent obligée, en conséquence, à asseoir et à accroître sa prospérité en affermissant son autorité dans la société et, pour cela, en requérant l'assistance du pouvoir politique, allant, si elle le peut, jusqu'à le rendre comptable de l'obéissance aux lois de Dieu dont elle est dépositaire et jusqu'à lui demander, le cas échéant, de lui prêter main-forte pour défendre l'honneur de Dieu attaqué à travers elle. Ainsi l'institution religieuse en vient-elle à utiliser les mêmes moyens de pouvoir et de violence que l'institution politique. On peut alors lui reprocher de revêtir la figure de Dieu de traits idolâtriques et de ne pas libérer ses fidèles de ces idoles que sont, par excellence, le pouvoir et la violence, mis au service des honneurs et des succès, puisqu'elle y sacrifie elle-même, - mais ce reproche n'est fondé que si, au lieu de l'accuser de rechercher sa propre gloire, on reconnaît qu'elle est la première victime d'une idée de Dieu qui requiert sa glorification visible.

Dans le cas de l'Église, il serait plus juste de regretter qu'elle n'ait pas su convertir le bien-connu de Dieu, que porte toute tradition religieuse, à la révélation que Dieu donne de lui-même sur la croix de Jésus. Là encore, toute exagération serait caricaturale. L'Église a toujours mis la croix du Christ au fondement de son culte, de sa spiritualité et de son dogme. Mais aussi au service de la gloire de Dieu, en comprenant que Jésus s'était sacrifié sur la terre, par obéissance, à l'honneur de son Père dans les cieux, - et sans songer que l'humiliation du Crucifié pouvait être la vraie révélation de ce que Dieu est en lui-même. Pour en arriver à penser cela, sans doute fallait-il que l'Église fût réduite à la même extrémité où Jésus l'avait été en son temps. Quand le voile de la religion se déchire, les yeux s'ouvrent, et les signes des temps nous ramènent en ce temps où Dieu mourut sur la croix. Dieu mourut sur la croix en ce sens que le Dieu de Jésus perdit alors la visibilité qu'il avait eue sous le nom de Dieu des pères, mais que lui rendit plus tard la tradition chrétienne. Le bien-connu de Dieu avait survécu à sa mort. Maintenant que le Dieu des chrétiens paraît mort à tant de gens, ou réduit à n'être plus qu'un Dieu parmi d'autres, l'inconnu du Dieu de Jésus fait à nouveau éclater son bien-connu. Comment pourra-t-il retrouver l'universalité que Jésus lui avait conquise par sa mort et se révéler comme le Dieu de tous les hommes, non des seuls chrétiens, mais également des autres, ou plus exactement Dieu pour les autres comme il l'est pour les chrétiens, car il nous aime tous du même amour ? C'est la dernière question inscrite à notre programme.

Le Dieu des autres

Si nous, chrétiens d'aujourd'hui, commençons à redécouvrir l'inconnu de Dieu, ce n'est pas que nous sommes meilleurs croyants que nos pères, c'est que les malheurs des temps lui ont retiré cet ancien attribut de Toute-puissance que le christianisme avait maintenu sur son visage. Empressons-nous de reconnaître qu'aucune religion ni philosophie n'avait su penser Dieu sans cet attribut, et que nous ne savons toujours pas bien comment nous en passer, au point que beaucoup de chrétiens s'y cramponnent encore. Des Occidentaux en nombre considérable ont perdu la foi en Dieu parce qu'ils ne parvenaient plus à croire qu'un Dieu tout-puissant aurait permis les tueries, génocides, famines et autres catastrophes que le siècle écoulé a vu se multiplier, - et ceux qui sont restés chrétiens sentent leur foi ébranlée en constatant que Dieu semble impuissant à soutenir son peuple et à défendre sa gloire contre les assauts de l'incroyance et la concurrence d'autres religions. Le problème de Dieu sombre dans une nouvelle contradiction : on ne peut plus croire à un Dieu tout-puissant, mais on ne sait pas croire à un Dieu frappé d'impuissance. Ramené au mystère de la croix, le problème peut s'énoncer en ces termes : face à la mort de Jésus, le chrétien se sent invité à renoncer à la Toute-puissance d'un Dieu interventionniste, mais non à la foi en un Dieu ami et sauveur de tous les hommes, qu'ils aient une autre religion ou qu'ils n'en aient aucune. Comment donc témoignerons-nous que le Dieu du petit nombre des chrétiens est aussi celui des autres, Père universel en cela même qu'il n'est plus le Père tout-puissant du clan de ses fidèles ?

Avant de chercher à en témoigner, et pour être capables de le faire, les chrétiens doivent se préoccuper de penser par eux-mêmes l'identité du Dieu auquel ils croient et qu'ils veulent proclamer. On entend réclamer en divers lieux le langage nouveau dans lequel il conviendrait d'énoncer les vérités de la foi pour qu'elles soient accessibles aux mentalités nouvelles de notre temps. Cette attente est légitime, mais ce langage nouveau ne montera à nos lèvres que lentement, lorsque notre coeur se sera converti, dans la prière et la méditation de l'Écriture, à la nouveauté du Dieu de l'Évangile, telle qu'elle se dévoile sous l'horizon nouveau de l'histoire, mais toujours à partir du même fondement qui est la croix de Jésus. C'est là que le Dieu de Jésus se découvre nouveau, dans l'abandon où il laisse Jésus, sous le voile d'humilité dont il se recouvre du fait même. Disons très vite qu'il n'est pas question de revoir à la baisse notre ancienne idée de Dieu, d'un Dieu qui ne se serait pas montré à la hauteur des espoirs mis en lui. Bien au contraire, c'est quand nous cessons de mesurer la grandeur de Dieu à nos calculs intéressés et aux honneurs que nous lui rendons, c'est alors que l'immensité de sa Seigneurie se découvre égale au désintéressement de son amour, du fait d'être contemplée dans l'avenir de liberté qu'elle ouvre aux personnes de toutes les cultures et de tous les temps, une liberté que Dieu les invite à prendre face à lui-même. En effet, la mort de Dieu sur la croix a libéré le monde des faux-dieux, c'est-à-dire des armes de la puissance mondaine dont les religions du monde ont de tout temps chargé Dieu comme de chaînes qui l'enchaînaient aux hommes et les hommes à lui. Le Dieu de Jésus s'en est libéré en libérant les hommes de leur servitude à son égard, et c'est en cela même qu'il se révèle Dieu universel, Père et Libérateur de tous, de ceux qui le reconnaissent et des autres pareillement, qu'il appelle à naître à la même liberté. Tel est le Dieu dont les chrétiens ont à témoigner, dans un monde occidental qui se dépeuple de chrétiens et se peuple de croyants d'autres religions.

Plusieurs théologiens chrétiens européens sont engagés dans un dialogue inter-religions, et des chrétiens prennent l'habitude de rencontrer des croyants d'autres religions. On peut en espérer beaucoup de fruits dans le domaine du désarmement des esprits et de la réconciliation fraternelle. Je serais plus dubitatif s'il s'agissait de chercher un accord sur la notion de Dieu ou sur sa révélation. D'abord, parce qu'un débat qui porterait directement sur l'idée du sacré, que chaque croyant porte en soi, ne me paraît propre qu'à raviver les passions religieuses. Ensuite, parce qu'une entente ne serait guère possible, à mon sens, qu'en éloignant Dieu de Jésus, et l'on retomberait fatalement dans le bien-connu du Dieu des religions. Le Dieu de Jésus ne désavoue aucune des prières qui montent vers lui de n'importe quel temple du monde, il ne se reconnaît pas pour autant sous n'importe quelle figure que les cultes lui façonnent. Il est le Dieu Libérateur, qui appelle et accueille, en tant qu' "adoration en esprit et en vérité", un hommage de liberté et de fraternité de la part de tous ceux qui travaillent à instaurer en eux et autour d'eux l'humanité nouvelle qui s'est révélée en Jésus selon l'esprit de son Évangile. Pour être utile à l'humanité entière, et non aux seuls groupes qui y participent, le dialogue interreligieux devra donc se nouer de préférence autour de l'idée de l'homme que chaque religion promeut. C'est pourquoi, et c'est dans cette mesure et en ce sens, que ce dialogue n'interrompt pas la nécessité d'une annonce de l'Évangile empreinte de libéralité.

Mais il ne suffit pas de témoigner de Dieu dans le monde des autres religions, il est encore plus urgent, pour nous chrétiens d'Occident, de porter notre témoignage dans le monde de l'incroyance. Car notre Dieu est aussi le Dieu de ceux qui ne croient pas ou ne croient plus en lui, il a aussi une Bonne Nouvelle pour eux tous, si nous savons la leur annoncer. Il n'est pas seulement le Dieu des siens, parce qu'il est essentiellement Dieu pour les autres, Dieu de toi et de ton prochain, pas de toi seul sans les autres, car il est Dieu de tous, du même et de l'autre, ayant renoncé à toute clientèle exclusive en même temps qu'à toute domination. Et il ne veut pas être respecté et honoré seul sans nous, - pas de gloire solitaire pour lui sans la grandeur et le bonheur de ses enfants humains. Le critère d'universalité de tout discours sur Dieu, c'est ce qu'il dit de l'homme, puisque "Dieu est pour nous". Mais pour parler dignement de l'homme, il convient de prendre de la hauteur, de s'élever au point de vue de Dieu. C'est la raison d'être du témoignage évangélique que nous rendons à Dieu devant ceux-là mêmes qui ne croient pas en lui.

Aucune personne humaine n'est totalement exempte d'idée de Dieu, ne serait-ce que de celle dont on croit s'être débarrassé et qui laisse en creux, comme la trace d'un désir, la marque du vrai Dieu, inscrite par lui-même. D'ailleurs, la place du Dieu perdu ou rejeté ne reste pas longtemps vide, dans bien des cas : il n'est que de voir tant de gens, qui ont quitté la foi chrétienne, une foi souvent réduite d'avance à l'état de simple croyance, se précipiter vers d'autres croyances, pour comprendre qu'ils ne s'étaient pas vraiment libérés du divin, du faux divin. Ou bien, s'ils ne retournent pas à de nouvelles religiosités, la place de Dieu restée vide devient souvent chez eux un vide d'humanité : vide de sens, vide d'espérance, la place de l'autre demeure vide. Pour tous ceux-là, notre première préoccupation ne sera pas de les remettre sous le joug de Dieu, mais de les inviter à l'école de l'Évangile, à cette école où l'on apprend à devenir vraiment humains, à vivre pour les autres. Pour être démuni de propagande religieuse, notre langage n'en sera pas moins chrétien, dans la mesure où notre idéal humain sera inspiré par l'Évangile. Le sens évangélique de la liberté, d'une fraternité ouverte, de la gratuité du don de soi ne peut manquer de conduire au Dieu de Jésus, par-delà même toute appartenance religieuse, à ce Dieu dont la conduite à l'égard des hommes est marquée par l'inconditionnalité d'un amour respectueux de notre liberté. Nous ne prétendons pas pour autant avoir le monopole de l'idéal d'humanité, et si nous rencontrons des gens qui ont perdu la foi en Dieu sans perdre la foi en l'homme, nous serons d'avance prêts à travailler avec eux à construire un monde plus humain et à apprendre d'eux à le faire, et cela sans chercher à les "récupérer" au profit de notre cause, car nous savons que Dieu travaille dans l'invisible et le silence et nous saurons reconnaître sa présence en ceux qui l'ignorent sans leur imposer de la nommer.

Privée en grande partie de la visibilité de la religion, la relation du chrétien à Dieu est entrée dans une période nouvelle de son histoire, elle est, pour une large part, à réapprendre et à reconstruire ; elle n'en sera que plus vivante si elle se tisse, à découvert et sans protection, à même la trame de notre relation au monde, où Dieu ne cesse d'advenir. Le Dieu qui a abandonné Jésus sur la croix est celui qui nous livre "à la merci" des autres : en lui comme en nous, il prend sa gloire dans le service rendu à tous ceux qu'il aime.

 

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