Interview de Bruno Chenu

Bruno Chenu, né en 1942, théologien assomptionniste, est très connu par les nombreux articles qu'il publie dans le journal "La Croix" dont il a été rédacteur en chef de 1988 à 1997, et par plus d'une dizaine d'ouvrages théologiques accessibles au grand public. Outre son travail de journaliste et de collaborateur des Editions Bayard, il enseigne la théologie à l'Université catholique de Lyon et poursuit des recherches sur l'évolution des théologies à travers le monde. Sa participation au Groupe des Dombes et à la commission française Justice et Paix témoignent de ses engagements aux plans úcuménique et social, mais la préoccupation qui a le plus marqué l'ensemble de son úuvre porte sur les nouvelles théologies surgies au cours des quatre dernières décennies dans les tiers-mondes.
Dans sa conférence du 8 février à Altkirch, Bruno Chenu analysera la nouvelle donne que représente la créativité des théologiens qui ont choisi de repenser la foi à partir de l'expérience de la misère et de l'oppression vécue par leurs pays. Comment le christianisme occidental, historiquement lié aux idéologies et aux structures dominantes, peut-il renaître selon l'Evangile en s'engageant réellement aux côtés des pauvres et en répondant à la quête de sens de nos contemporains ?

Quelle  est l'importance de l'actualité économique, politique et culturelle pour la réflexion théologique ?

La réflexion théologique est quasiment incontournable pour quiconque veut vivre sa foi dans le monde actuel, et c'est bien à tort qu'elle apparaît souvent comme déconnectée des réalités et réservée à des spécialistes. Elle permet de confronter l'évolution des connaissances et des pratiques sociales avec le message biblique et l'expérience de l'Eglise, et de réinterpréter les traditions reçues dans le cadre des situations nouvelles.
Que disent les évangiles et les épîtres sur le capitalisme, le terrorisme ou la bioéthique ? Rien, et pour cause : ces phénomènes n'existaient pas à l'époque de Jésus et l'homme de Nazareth les ignorait comme ses contemporains. La parabole des ouvriers de la dernière heure ne permet ni de comprendre ni de résoudre les problèmes économiques d'aujourd'hui, et il ne faut pas vouloir à tout prix trouver dans les textes néo-testamentaires des réponses toutes faites aux multiples questions inédites que rencontre l'homme moderne. Est-ce à dire qu'il ne s'agit là que de textes obsolètes qui n'ont plus rien à nous apprendre ? Nullement, car ils nous renvoient à l'essentiel en proclamant que chaque homme est habité par Dieu et mérite sans restriction respect et amour. Préciser comment comprendre cette foi et comment incarner ces exigences aujourd'hui est la tâche de la théologie.
Les découvertes de notre temps décuplent les capacités de l'humanité, mais elles exposent l'homme à se disperser entre des sphères d'activité de plus en plus autonomes qui morcellent son unité et favorisent son instrumentalisation. Il n'est pourtant pas fatal que le développement se retourne contre l'homme, que la croissance économique mène au règne des marchandises, que la puissance politique impose l'ordre en méprisant la justice, et que les innovations biologiques en viennent à compromettre la vieÖ En témoignant de la présence divine dans le monde et en resituant l'évolution en cours dans la dynamique créatrice et salvatrice de Dieu, le christianisme peut redonner sens et cohérence à l'homme ; et la priorité qu'il accorde à l'humanisation du monde met en évidence les transformations à entreprendre au nom de l'Evangile. Des hommes et des femmes sont appelés à se lever pour assumer, à l'instar des prophètes bibliques, l'impossible défi d'exprimer le point de vue de Dieu sur l'histoire qui est la nôtre.

Pourquoi  avez-vous privilégié l'étude des théologies des tiers-mondes tout au long de vos recherches ?

Les années 60 ont inauguré une période particulièrement riche en espoirs avec la libération politique des peuples colonisés d'Afrique et d'Asie, et les puissantes revendications de justice sociale chez les Noirs américains et en Amérique latine. Analyser l'impact de ces phénomènes sociaux majeurs sur le monde et sur l'Eglise m'apparut d'emblée aussi utile que passionnant, et cela n'a cessé de se confirmer à mes yeux. Beaucoup de choses ont changé depuis lors et les désillusions n'ont certes pas manqué, mais les grandes questions soulevées à cette époque charnière restent d'actualité.
La théologie de l'Occident, qui exerçait un monopole de droit et de fait depuis des siècles, dût faire face à un radical renversement de perspective. Se réclamant de vérités abstraites posées a priori, elle s'affirmait universelle. Au plan pratique, elle postulait un développement linéaire de l'humanité, souvent confondu avec la croissance économique et censé permettre aux populations défavorisées de se hisser progressivement au niveau des classes sociales ou des pays dits développés. Or la persistance de l'oppression et de l'exploitation subies par le tiers-monde mit en évidence que la vision idyllique de la théologie officielle s'apparentait à une mystification, et des théologiens qui se voulaient solidaires des peuples dominés en vinrent à élaborer de nouvelles théologies à partir de l'expérience des situations concrètes. Selon eux, l'Evangile ne pouvait être décemment annoncé aux pauvres que si les chrétiens et les Eglises acceptaient de partager le regard des opprimés et des exclus, et s'engageaient à leurs côtés dans les combats pour la dignité humaine, la justice et la paix.
Ces théologies issues de contextes sociopolitiques et culturels locaux furent variées. Plutôt axées sur la révolution ou la libération économique en Amérique latine, sur l'identité culturelle en Afrique, sur la reconnaissance des grandes traditions religieuses en Asie, ou plus récemment sur l'émancipation de la femme dans les différents continents, elles avaient en commun de se situer par rapport aux conflits qui de fait divisent l'humanité. De leur point de vue, le christianisme ne devait pas se tenir à l'écart de ces conflits en se contentant de distribuer de bonnes paroles ; pour être crédible, il lui fallait prendre clairement parti, selon les exigences évangéliques. L'utopie d'une planète réconciliée prend aujourd'hui de nouveaux visages avec la mondialisation, mais que d'antagonismes et d'affrontements subsistent qui interpellent les théologiens !

Quels sont, à vos yeux, les risques et les promesses de la diversification du christianisme contemporain ?

Du côté catholique, la période d'intense créativité théologique des années 70 a d'abord été suivie d'un temps de perplexité, puis d'un processus de réaction. Tout en s'appropriant les problématiques des nouvelles théologies, comme le choix préférentiel pour les pauvres et la reconnaissance d'une nécessaire inculturation de la foi, Rome a renforcé le contrôle exercé sur les institutions ecclésiastiques et a favorisé un certain retour à la théologie occidentale classique. Parmi les facteurs extérieurs qui ont favorisé cette évolution, il faut citer l'influence de l'ordre mondial dominant, relayé en Amérique latine par des régimes militaires qui se sont appliqués à éradiquer les chrétiens progressistes en même temps que les militants communistes. Au plan spirituel et doctrinal, il faut reconnaître que les nouvelles théologies ont révélé certaines carences inhérentes à la spécificité de leur démarche, notamment une sous-estimation de la vitalité de la religion populaire. Mais l'élément déterminant a été, du côté du Vatican, la crainte d'un éclatement du catholicisme romain.
A une échelle plus large, la situation apparaît pour le moins paradoxale. Tandis que la mondialisation tend à uniformiser les idéologies et les pratiques sociales au profit des structures qui la pilotent, elle suscite des réactions de refus et des revendications identitaires chez les minorités qui se sentent menacées. Dans le domaine religieux, cela se traduit simultanément par une apparente diversification à travers une offre croissante de croyances diverses et une prolifération des Eglises autonomes, et par une standardisation et un appauvrissement des théologies de référence comme des modalités de la religion vécue. Le courant pentecôtiste est particulièrement symptomatique à cet égard, à la fois capable de se fragmenter à l'extrême et toujours conforme à un modèle d'une désarmante simplicité. Ce qu'il propose, c'est une relation très individualisée et quasi exclusivement émotionnelle à un Jésus qui console, guérit et sauve, à fortes composantes imaginaires. Ne sont finalement recherchés, jusque dans les célébrations les plus fusionnelles, que l'épanouissement individuel que prône la société sans pouvoir l'accorder.
Pour efficace que puisse être une politique centralisatrice dans une conjoncture donnée, elle ne saurait garantir à long terme ni l'unité ni la survie d'une Eglise ; et inversement, une diversification non maîtrisée de la religion conduit inévitablement à une fragmentation néfaste, voire à de funestes affrontements. Alors, que faut-il espérer ? Les difficultés que rencontrent actuellement les recherches théologiques en Inde balisent le chemin étroit qui mène à un christianisme responsable et novateur, autant soucieux de fidélité à l'essentiel de la foi que d'ouverture aux cultures non chrétiennes. Si l'inculturation du christianisme est une condition indispensable de son avenir, il est clair par contre qu'une subordination de la foi à un héritage culturel ou à un contexte social particulier, quel qu'il soit, viderait le christianisme de ce qui constitue sa raison d'être. Le dépassement de ces déterminations apparemment contradictoires résidera dans une véritable universalité du christianisme, c'est-à-dire dans un échange fraternel et critique entre toutes les Eglises qui se réclament de Jésus-Christ.

Comment apprécier la désaffection du christianisme en France, et que faire dans cette situation ?

Il ne s'agit pas d'une simple crise qui pourrait se terminer par un retour à la situation antérieure, mais plutôt d'une mutation irréversible de notre société. Le ciel s'est vidé du Dieu Créateur et Providence qui gouvernait le monde, l'église ou le temple ne sont plus au centre des agglomérations pour structurer l'espace et le temps personnels et communautaires, et la vie se déroule désormais hors de l'emprise des autorités religieuses. Les sondages montrent que le nombre des "sans religion" s'accroît d'année en année, et que les Eglises sont largement perçues comme des institutions archaïques dont on n'attend plus grand-chose hormis quelques formalités sociales. C'est en tant que minorités que les chrétiens auront désormais à intervenir dans le monde. Mais ce statut leur confère une liberté nouvelle : l'heure n'étant plus au pouvoir exercé au nom de Dieu, mais au service désintéressé des hommes au nom d'un Dieu d'amour sans pouvoir, les Eglises peuvent témoigner de ce Dieu sans avoir à se soumettre aux structures dominantes auxquelles elles étaient inféodées auparavant.
La sécularisation qui a transformé la France et l'Europe ne touche guère les Etats-Unis, mais le délitement des structures sociales traditionnelles au profit d'un individualisme généralisé constitue en revanche un phénomène de civilisation qui affecte tout l'Occident. Les représentations et les solidarités qui cimentent les collectivités s'effritent, et les autorités qui en assurent la stabilité s'effondrent. Sous le couvert du mythe de la société d'abondance, l'individu est exalté dans ses désirs les plus égoïstes pour qu'il assure sa fonction de consommateur et pérennise le système de production en place. Il s'ensuit une compétition farouche, dont les vainqueurs sont adulés et les vaincus rejetés de la société. Les religions elles-mêmes, ou les sagesses et spiritualités qui en tiennent lieu, se trouvent de plus en plus marquées du sceau de cet individualisme : le moi, ramené à la satisfaction et à l'épanouissement personnel, est placé au centre de toutes les préoccupations. Mais, aussi lourde de conséquences que soit cette évolution, il importe de relever qu'elle n'opère pas seule : d'autres dynamiques sont à l'úuvre, sous des formes diverses, pour combattre les malheurs et tenter de construire un monde plus humain. L'homme n'a pas disparu, mais il continue à se chercher.
Si le christianisme veut aider notre société à réaliser les meilleures de ses aspirations, il devra d'abord la reconnaître telle qu'elle est, avec ses insuffisances et ses potentialités, sans regrets inutiles et sans stratégies de récupération. Les premières tâches à entreprendre seront des plus humbles et exigeront de collaborer avec tous les hommes de bonne volonté, sans distinction d'appartenance : il faut retrouver le sens des mots et des choses, restaurer l'homme dans ses dimensions fondamentales, recréer les relations et les liens qui humanisent la vie. En même temps, le christianisme devra répondre aux attentes personnelles de nos contemporains en mettant à leur portée les riches ressources spirituelles des traditions chrétiennes, et en favorisant l'émergence de nouvelles formes de convivialité. Et c'est seulement ensuite que pourra être proposée, à ceux qui le désirent, une ouverture plus systématique sur la révélation du Dieu de Jésus-Christ. Le chemin vers l'homme et vers Dieu est toujours long Ö Mais les nouvelles théologies des tiers-mondes ont rappelé avec force, quelles qu'aient été leurs limites, que le christianisme reste une bonne nouvelle pour tous les pauvres de la planète, pour ceux qui manquent de tout comme pour ceux qui manquent de l'essentiel. Après deux millénaires de christianisme occidental, l'inculturation du christianisme ne fait peut-être que commencer - même chez nous.

Propos recueillis par Jean-Marie Kohler



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