Interview de Michel Deneken

Michel Deneken est Professeur à la Faculté de théologie catholique de l'Université de Strasbourg. Après avoir travaillé la question du salut par la Croix, il a consacré sa thèse de doctorat à un examen systématique des croyances et des spéculations relatives à l'événement de Pâques, et a publié un monumental ouvrage intitulé: La Foi pascale: rendre compte de la Résurrection aujourd'hui. Essentiellement théologique, sa démarche se fonde sur l'exégèse des écrits bibliques et sur deux millénaires de traditions chrétiennes, mais se veut tout autant attentive aux interrogations inédites qui surgissent du monde contemporain. Son dernier livre, destiné au grand public, a pour titre: Où donc est votre Dieu ? Parler aujourd'hui de la Providence.

Dans la conférence qu'il donnera à Altkirch, Michel Deneken abordera sans détour quelques unes des questions que beaucoup de croyants et de non-croyants se posent au sujet des événements fondateurs de la foi chrétienne. Que sait-on avec certitude du procès et du supplice de Jésus de Nazareth? Peut-on, à partir des témoignages sur le tombeau vide et les apparitions de Jésus, considérer la Résurrection comme un événement historique? Source du christianisme primitif, la foi en la résurrection du crucifié demeure-t-elle essentielle pour les chrétiens d'aujourd'hui? Emporté par un prodigieux développement des sciences, et cependant toujours confronté au scandale de la souffrance et de la mort, l'homme moderne ressent-il le besoin d'un salut? Quelle peut être son espérance pascale? Posées à la veille des célébrations de la semaine sainte dans le cadre des « Conférences Culture et Christianisme », ces questions revêtiront une gravité toute particulière.

Alors que la mort est largement niée aujourd'hui, comment expliquer le fort engouement de notre société pour ce qui est censé se passer après la vie, et la désaffection simultanée pour la doctrine des Eglises en la matière?

L'intérêt de nos contemporains pour les questions relatives à ce qui se passe après la mort me paraît chose normale. Qui donc n'est pas intrigué par cet après? Dans sa dernière interview télévisée, l'agnostique Monsieur Mitterand s'est dit, lui aussi, « curieux de l'après ». Par contre, l'engouement pour les confidences de ceux qui prétendent avoir été aux portes de la mort me semble plutôt douteux. S'ils sont revenus de ce voyage et peuvent en parler, c'est qu'ils ne sont précisément pas morts. Leur expérience n'a pu porter que sur le « mourir », et non pas sur « l'être mort ». Comme l'affirme très justement K.Jaspers: « De l'être mort, nous ne savons par définition rien ». Quant au déni du mal et de la mort devenu commun dans notre société, il pose un problème nouveau pour la prédication chrétienne. Si la mort n'est plus perçue comme une rupture absolue et définitive, la résurrection peut difficilement être imaginée comme autre chose qu'une plus ou moins banale prolongation d'une existence qui serait autant dépourvue d'avenir que de fin. A cette difficulté provenant de l'environnement s'en ajoute une autre relevant de la théologie: celle d'une certaine inadéquation des formulations dogmatiques anciennes aux représentations, aux langages et à l'anthropologie de notre temps. En d'autres termes, il faut à la fois échapper aux déterminations d'un imaginaire créé par la communication au service du marché, et renouveler la recherche théologique comme réflexion crédible au coeur des réalités humaines. Cela ne se pourra que si la théologie accepte de quitter son orbite habituelle, pour plonger résolument, à ses risques et périls, dans l'épaisseur complexe et mouvante du monde d'aujourd'hui.

Est-il pensable que Dieu ait pu mourir en Jésus sur la croix? Quel éclairage apportent les théologies de la mort de Dieu sur les drames effroyables qui ont marqué le XXème siècle?

Dès avant la fin du siècle dernier, Nietzsche avait annoncé la mort de Dieu, et appelé de ses voeux une aurore nouvelle libérée de la religion. Devant les drames que connut le XXème siècle, et particulièrement face à la shoah, quelques théologiens ont radicalisé leur réflexion jusqu'à développer une théologie dite de la mort de Dieu. Mais cette expression a été utilisée pour désigner des spéculations diverses, souvent hasardeuses et parfois confuses. Pour ma part, je conçois que l'on puisse s'interroger sur la notion de toute-puissance telle qu'elle est communément attribuée à Dieu, mais je ne peux en aucun cas admettre que Dieu soit mort. Le Dieu vivant ne peut être ni absent ni décédé; mais il est vrai qu' Il n'est jamais « là comme çà », comme une donnée: sa présence pour l'homme dépend effectivement de l'homme, qui est libre de la faire advenir ou de s'en abstenir -seuls les corps sont « là comme çà », jamais les personnes. S'agissant de la shoah, nul ne peut la récupérer: elle ne peut servir aucune thèse -et surtout pas celle de la mort de Dieu. Il est vrai que le mystère du mal déchaîné est insondable, mais le mal n'abolit pas Dieu. A Auschwitz comme en d'autres détresses, des hommes et des femmes ont non seulement continué à témoigner de Dieu au plus profond de la déréliction, mais ils l'ont incarné à travers l'amour qu'ils ont porté à leurs compagnons de malheur, et parfois à leurs tortionnaires. Face aux terribles souffrances qui accablent les hommes, le théologien doit assurément entendre les interrogations qui montent de l'humanité, mais il lui faut en même temps tenir fermement aux certitudes essentielles qu'il porte en lui. On a raison de relever que la Croix est incontournable chez l'apôtre Paul, mais il faut ajouter aussitôt que c'est en tant que signe de la puissance de Dieu, et ne pas oublier que Paul fut le premier grand théologien de la résurrection: c'est dans un même mouvement qu'il a parlé de la mort du Christ, de sa résurrection, et de la nôtre. Au IIème siècle, Tertullien affirmera que Dieu est à la fois mort en Jésus et éternellement vivant dans la Trinité. Qu'est-ce qui est plus scandaleux: que le messie des chrétiens ait été crucifié, ou que le crucifié soit ressuscité? Le Dieu du judéo-christianisme ne peut être que le Dieu des vivants.

Les Eglises ne souffrent-elles pas des suites d'une ancienne prédilection pour le dolorisme, et d'une piété qui a longtemps privilégié une conception individualiste et étriquée du salut?

Pendant des siècles, la prédication chrétienne s'est prioritairement intéressée à la mort de Jésus présentée comme la source du salut pour les hommes. Ce faisant, le christianisme a hypertrophié cette mort jusqu'à reléguer la Résurrection au second plan. Le crucifix a éclipsé le Réssuscité. Aujourd'hui encore, beaucoup de prédications restent animées par une vision pessimiste de l'homme, qui met l'accent sur une nécessaire expiation du mal par la souffrance. Cela n'est ni biblique ni évangélique: la Genèse nous dit à propos de la création que « Dieu vit que cela était bon », et le Nouveau Testament montre que Jésus combattait la souffrance en la considérant comme un mal -ne serait-ce qu'à travers ses miracles. En revenant à l'Ecriture et en relisant les Pères de l'Eglise, la théologie contemporaine remet en évidence que le mystère du salut se fonde sur la Passion et la Résurrection comme sur deux événements indissociablement liés. Sans la résurrection, la mort du crucifié n'aurait pas ouvert l'espérance chrétienne; et, inversement, seul le passage par la mort pouvait mener l'homme Jésus à la résurrection. Le Réssuscité demeure le Crucifié comme l'ont attesté ses paroles à Thomas, et c'est en tant que crucifié qu'il est prêché comme le Réssuscité. En fait, c'est le mystère de l'incarnation dans son ensemble qui est source de salut. Le Christ porte au Père les stigmates de cette incarnation, avec son poids de souffrances humaines, et l'on peut croire avec Pascal qu'il demeure en agonie jusqu'à la fin du monde, alors même qu'il a été exalté par le Père. Replacées dans la perspective d'une création et d'une histoire du salut qui se continuent, la Passion et la Résurrection revêtent une dimension universelle, voire cosmique -fort éloignée de l' égocentrisme qui ne se préoccupe que du salut individuel. La résurrection de Jésus est promesse d'un épanouissement infini de la personne humaine: je suis libéré de mon égoïsme pour accéder à la plénitude de ce que je suis, au sein d'une création pareillement renouvelée toute entière.

Les représentations habituelles de la résurrection de Jésus, véhiculées par les sermons comme par l'iconographie, n'ont-elles pas tendance à induire une compréhension trop triomphaliste de Pâques, ignorante du tragique de la vie?

Il est vrai que la prédication et l'iconographie sont porteuses d'une théologie pratique dont l'importance est souvent sous-estimée par la théologie académique; pourtant, c'est largement de cette sorte de théologie quotidienne que dépend la spiritualité des croyants de chaque époque. Concernant la Résurrection, on observe deux positions extrêmes. Tantôt présentée comme tellement inaccessible qu'elle échappe à l'entendement et aux possibilités du langage humain, on évite de trop en parler. Tantôt on prend le risque d'en faire une narration « comme si on y était », en sacrifiant à l'imagerie d'Epinal. Les sermons les plus habituels invitent à « agir comme Jésus », voire à « être comme Jésus ». Mais il faut reconnaître que les chrétiens n'ont que rarement l'occasion d'entendre des prédications sur Pâques qui leur permettent de progresser réellement dans l'intelligence du mystère de la Résurrection. Pourquoi donc ne pas reconnaître simplement ce qui -d'après les témoignage du Nouveau Testament- s'est réellement passé à Pâques, et ne pas le confesser comme l'événement fondateur de la foi chrétienne? De fait, la foi en la résurrection nous vient d'un groupe d'hommes qui, à un moment donné, a affirmé sa certitude d'avoir rencontré Jésus vivant. Ce fait est doublement historique: par son origine et par ses conséquences. Il n'y a donc pas lieu de spiritualiser la résurrection jusqu'à en dissoudre la vérité historique, car -à croire l'apôtre Paul- « vide serait alors notre foi, et creuse notre prédication ». On peut signaler ici que, même si les apparitions de Jésus devaient nécessairement emprunter des formes corporelles dans le contexte des représentations juives de l'époque, la foi pascale a de suite largement dépassé cette contingence -le corps du Réssuscité n'étant pas identifié au cadavre de Jésus reconstitué dans son intégrité biologique. En tout état de cause, je ne crois pas qu'il faille craindre de proclamer la victoire de la vie sur la mort, et la réalité du salut accordé par Dieu aux hommes en Jésus-Christ: cela ne relève d'aucune arrogance. Prendre en compte le tragique de la vie n'oblige nullement à prendre la vie au tragique. Nous croyons simplement que l'impossible s'est produit par la puissance de Dieu. Mais cette irruption de Dieu dans l'univers des hommes, fondement de la foi et de l'espérance chrétiennes, s'est réalisée dans la plus profonde humilité et n'autorise aucun triomphalisme.

Vous affirmez que les évangiles ne fournissent pas de preuve de la Résurrection, mais que c'est au contraire l'événement pascal qui confère aux évangiles leur autorité: quels sont les enjeux de ce paradoxe?

Les évangiles ne peuvent fournir aucune preuve de la résurrection de Jésus, et ce pour la simple raison que la foi de l'Eglise naissante, mise en récit dans ces textes, procédait toute entière de l'événement pascal. Jésus lui-même avait clairement fait observer que la foi ne relève pas de l'ordre de la preuve: « Un mort aurait beau réssusciter, s'ils ne veulent pas croire, ils ne croiront pas ». Pour leur part, les apôtres ne se sont jamais appuyés sur des preuves. Ils ont proclamé le Réssuscité en affirmant qu'il leur était apparu, mais les apparitions elles-mêmes n'ont pu constituer une révélation que moyennant la foi. Ce qui était vrai pour eux reste vrai pour tous les temps: quels que soient les faits invoqués, la foi ne se prouve pas. L'apologétique peut éventuellement lever des obstacles au croire, mais elle n'a jamais converti personne par ses arguments. On pourrait évoquer ici l'incertaine et inutile affaire du suaire de Turin: même si ce linceul avait effectivement servi à envelopper le cadavre de Jésus de Nazareth, ce que les examens scientifiques contestent, cela ne prouverait rien quant à la Résurrection. Le fidéisme est, sous toutes ses formes, un écueil aussi redoutable pour la foi que le scientisme: l'un et l'autre referment l'esprit et le coeur au lieu de les ouvrir sur le mystère. L'esprit humain a vocation à comprendre tout ce qui est compréhensible, autant que cela se peut, sans cependant nier a priori ce qui lui échappe ou le dépasse. L'intelligence des faits passés ou présents sert à baliser les chemins de la foi, mais
celle-ci se situe toujours au-delà des repères humains. En même temps que l'émission « Corpus Christi » a illustré l'intérêt de la démarche historique et exégétique appliquée à la passion et à la résurrection de Jésus, elle en a montré les limites: pour passer du savoir au croire, il faut inévitablement se risquer dans un saut.

La résurrection du Christ est proclamée promesse de vie éternelle (communément imaginée comme future), mais notre résurrection n'est-elle pas, comme notre mort, à vivre d'abord dans notre existence quotidienne?

Une résurrection qui ne vaudrait que pour l'au-delà, sans implications pour aujourd'hui, ne serait qu'une superstition. Les apôtres Paul et Jean expliquent, chacun à sa manière, que la résurrection transforme immédiatement et de façon radicale l'ordre des choses. Pour le premier, la résurrection est à l'origine d'une nouvelle manière d'être homme: dans la réconciliation avec autrui et la paix avec Dieu, et dans l'infinie liberté des fils et des filles de Dieu. Pour Jean, la vie forme un tout indissociable: l'au-delà se construit dans l'immédiat, et notre vie est éternelle dès aujourd'hui si elle est vécue en Dieu. Plus encore que par le passé, le christianisme est désormais mis au défi de vivre la foi selon sa dimension pascale: de montrer que la croyance en la résurrection de Jésus ne concerne pas d'abord les représentations de l'au-delà, mais commande un regard d'espérance sur le monde présent et des actions résolues en conséquence. La tristesse ordinaire de beaucoup de chrétiens ne pouvait que susciter les sarcasmes de Nietzsche. Plus près de nous, A.Camus s'est demandé si l'on peut être chrétien par surabondance de vie, au lieu de s'enfermer dans la religion par peur de vivre. « Contre toute aventure, votez catholique »: il faut avouer que cet étonnant slogan électoral des années trente, dénoncé en son temps par E.Mounier, reste bien souvent d'actualité -quand ce n'est plus en politique, c'est en morale ou dans d'autres domaines. Pourtant, la foi pascale devrait balayer les peurs des chrétiens et féconder leur imagination, éclairer leurs visages et stimuler leurs initiatives. L'itinéraire singulier de Jésus de Nazareth a manifesté Dieu à l'oeuvre dans l'humanité, en-deçà et au-delà de tout ce que les hommes pouvaient concevoir: dans la faiblesse extrême et la mort, puis à travers une résurrection qui transcende pour toujours le mal et la mort. Les apparitions de Jésus ne se sont produites que durant peu de temps après Pâques, mais ne revient-il pas à toutes les générations chrétiennes qui se succèdent depuis lors de manifester le Christ à travers un langage et des manières d'être qui soient significatifs pour les contemporains? C'est à ce travail que le théologien doit s'atteler. Il n'a pas à faire oeuvre originale, affirme K.Rahner, un des grands de la théologie du XXème siècle; mais il lui incombe de chercher passionnément et avec persévérance les mots qui peuvent trouver le chemin du coeur des hommes de ce temps.

Propos recueillis par Jean-Marie Kohler

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