Agir, 21 sermons sur les missions et l'humanitaire |
Prononcés en allemand et jusqu’à présent inédits en français, ces sermons bénéficient d’une excellente traduction ainsi que d’une présentation et d’une postface de Jean-Paul Sorg. L’introduction justifie le regroupement de trois lots de prédications : le premier porte sur les missions chrétiennes dans les pays d’outre-mer, le second sur la mission dite intérieure vouée à promouvoir une forme de christianisme social, et le dernier sur les engagements bénévoles ou tâches « secondes » qui s’offrent aux fidèles en marge de leurs obligations ordinaires. Critique et prospective, la postface invite le lecteur à discerner les périls et les promesses des temps actuels, à imaginer avec audace l’avenir du christianisme, et à participer au travail d’enfantement d’un monde plus juste et plus fraternel selon l’éthique laïque et universelle esquissée par Schweitzer. Un diagnostic sans concession Stigmatiser en chaire la cupidité de l’Occident et l’injustice perpétrée dans les colonies n’est pas banal à Strasbourg autour de 1900. Au risque d’offusquer, Schweitzer affirme que les cruautés et les crimes commis par les conquérants et leurs successeurs ont été innombrables dans ces pays, des siècles durant : l’esclavage, les invasions, les spoliations foncières, les exactions et les répressions, le pillage des ressources, une imposition exorbitante, etc. Des millions d’êtres humains ont été « torturés et assassinés sous couvert de christianisme », dit-il, avec l’aval d’un droit international inique. Et ce sans contrepartie profitable : « Qu’avons-nous apporté à ces peuples d’outre-mer ? L’oppression, la misère, les massacres, l’alcool et d’autres fléaux qui les ont décimés. Ainsi se comportait l’humanité chrétienne ; ainsi se comporte-t-elle encore. » (1) Estimant que « le nom de Jésus est comme blasphémé par nous auprès des païens », il fait observer que les missions ne constituent pas tant la « merveilleuse action de charité » qu’on se plaît à exalter, qu’« une impérative action de réparation des fautes du christianisme et de l’humanité en général », une « œuvre d’expiation ». Son analyse de la situation sociale en Europe n’est pas moins sombre : Schweitzer dénonce les processus de déshumanisation qui asservissent les pauvres et pervertissent l’ensemble des structures de la société. Les progrès du machinisme et l’évolution qu’ils entraînent le rendent pessimiste : « L’industrie, qui obéit à la puissance du capital, exploite les hommes et les réduit à l’état de machines de production. Elle mine leur santé, les arrache à leur terroir pour les jeter dans les grandes villes sur le marché du travail. Elle détruit leur vie familiale (...) » Pour subsister, les travailleurs sont condamnés à des tâches répétitives qui sapent leur intériorité et leur dignité. Les liens et les solidarités traditionnels se défont, le cynisme se répand, et le mépris des hommes conduit à celui de la nature. Le christianisme s’en trouve particulièrement affecté dans la mesure où sa collusion avec les structures dominantes entraîne, selon Schweitzer, une « déchristianisation galopante » et un sentiment de « haine contre le christianisme établi » : « Voilà pourquoi les pauvres maudissent le christianisme et le regardent comme la religion de la classe possédante. » Invoquer le matérialisme pour expliquer la désertion des fidèles ne sert, dit-il, qu’à dissimuler les causes réelles de leur désaveu. Aujourd’hui, il est politiquement correct d’affirmer que la décolonisation des années 60 a mis fin aux injustices coloniales, et que la mondialisation finira par apporter à l’humanité la démocratie et la justice. Mais, s’il est vrai que les relais et les formes de la domination et de l’exploitation ont changé, les nations puissantes et les nantis continuent partout à exercer leur suprématie en privilégiant outrageusement leurs propres intérêts. Que dirait Schweitzer des manœuvres et des guerres qui, sous le prétexte fallacieux de défendre les droits de l’homme et la liberté politique, sont d’abord menées pour le contrôle des matières premières, des ressources énergétiques, et des profits que génère le marché mondial ? Que dirait-il du gaspillage des richesses naturelles, de la destruction de la biosphère et de la dévastation du patrimoine culturel de l’humanité au profit de minorités favorisées ? Il n’appartient à personne de répondre à sa place, mais sa critique de la colonisation et du système industriel et marchand n’est pas dépourvue de pertinence face aux méfaits du capitalisme financiarisé qui ruine actuellement nos sociétés et la planète. Combattre la souffrance et la fatalité Rien n’est écrit par Dieu, affirme Schweitzer, et il n’y a pas de fatalité. L’homme est libre et responsable de son existence, et le monde sera ce que l’humanité en fera. Du point de vue philosophique, cette position annonce celle que développeront plus tard le personnalisme et l’existentialisme : l'histoire ne relève pas d'une essence ou d'idées préexistantes, mais se tisse au jour le jour dans la réalité. « La volonté est ce qu’il y a de plus fondamental dans l’être humain » dit-il, et il revient à chacun de se mobiliser pour rendre la société plus humaine. Disserter à perte de vue des bienfaits à attendre du bon plaisir de Dieu est peine perdue, ainsi que de disserter du mal que commettent les hommes, et ce pour la double raison qu’il s’agit de mystères insondables et qu’aucun discours ne saurait avoir par lui-même une quelconque efficacité. C’est par l’action que transite le salut selon Schweitzer qui, sans craindre de choquer, va jusqu’à appliquer ce principe à sa foi : « Mon expérience dans la vie quotidienne m’a appris ceci : les œuvres ne viennent pas de la foi, c’est la foi qui vient des œuvres. » En même temps que Schweitzer identifie sans ambages l’origine des maux dont souffre l’humanité, incriminant en particulier l’exploitation et l’oppression exercées par les structures coloniales et capitalistes, il se préoccupe d’y remédier sans rien céder aux mouvements politiques et syndicaux qui prônent le recours aux seuls rapports de force. La violence reproduit et exacerbe, dit-il, les antagonismes au lieu d’aider à les surmonter. Pour restaurer l’humanité asservie et déchirée, et pour permettre au christianisme de témoigner de sa vérité, il n’existe pas d’autre voie, selon lui, que celle des œuvres de miséricorde et de réconciliation prescrites par l’évangile : « C’est en portant secours à ceux qui sont exclus et en les réconciliant avec le genre humain que le christianisme trouve sa justification. » Chacun est invité à devenir, comme le bon Samaritain, le prochain de ceux qui souffrent. L’immensité de la misère du monde n’excuse pas l’insensibilité et l’inaction, car chaque être humain est responsable de tous, les plus favorisés devant se dévouer aux déshérités en contrepartie des avantages dont ils jouissent. Se méfiant des projections idéologiques ou religieuses abstraites et des grandes institutions, Schweitzer donne la priorité à la conversion personnelle : d’abord se libérer des pièges de la richesse et du pouvoir, pour ensuite aider les autres et la société à s’en libérer également. « Nous devons avoir le courage de nous opposer à l’esprit de notre temps, dit-il, et par nos paroles, nos réflexions, par notre action éducative, travailler à former une autre mentalité. » Contre la démission qu’impose à l’humanité actuelle la rationalité qui la gouverne au nom d’un destin prétendu incontournable, Schweitzer rappelle que le monde est fait pour l’homme, et non l’homme pour tel ou tel système économique ou politique, voire religieux. Qu’il s’agit d’un combat inégal ne fait pas de doute, mais David a vaincu Goliath et les engagements les plus modestes peuvent mener aux résultats à première vue les plus improbables : « Qu’il nous suffise de savoir que rien de ce que nous faisons pour le Christ n’est vain et que par son esprit, sa grâce, une grande chose se prépare à partir d’une multitude de petites choses. » La médiation des structures religieuses Le jugement porté par Schweitzer sur le paganisme est moins perspicace. Il reflète l’ethnocentrisme européen et les prétentions hégémoniques du christianisme de son époque. Tout en déplorant la médiocrité des revues missionnaires, il en adopte certains préjugés, opposant les dérives du paganisme à l’idéal évangélique coupé des maux qui l’accompagnent souvent. À présent qu’aucune forme historique du christianisme ne peut plus s’arroger l’exclusivité de l’esprit évangélique et qu’il est accepté que d’autres religions contribuent à leur manière au salut des hommes, on peut le regretter. Mais le comportement de Schweitzer à l’égard des païens n’en a pas moins été exemplaire. L’évangélisation ne constitue pas, pour lui, à une entreprise de conquête. Une seule chose lui importe : témoigner de l’amour de Dieu en libérant les humains des entraves qui les empêchent de vivre spirituellement et physiquement heureux. Jésus n’avait-il pas enjoint à ses disciples, bien que la fin des temps semblait proche, de guérir les malades en chassant leurs « démons » en même temps que d’annoncer la bonne nouvelle ? « Action missionnaire signifie action de secourir. (...) Que les gens se laissent baptiser ou non, cela est presque indifférent. » Mais relativiser la religion ne signifie pas en minimiser l’essentiel. Bien qu’interdit de prédication par les Missions Évangéliques de Paris en raison de son libéralisme, Schweitzer n’a jamais cessé de prêcher à Lambaréné. Il pense que la prééminence de l’amour qui caractérise en principe le christianisme en fait la religion la plus humaine, voire la plus haute. « Pour moi, le christianisme représente la religion unique parce que son fondateur, entre tous les personnages qui ont fondé une religion, est le plus « homme » (...), et parce que tout ce qui joue par ailleurs un rôle capital au sein des religions, comme les dogmes, les formules incantatoires de la foi, le rituel des cultes, n’avait pas d’intérêt à ses yeux. » En dépit de ses critiques, il défend avec conviction les Églises et leurs activités missionnaires. Ne faut-il pas porter à leur crédit d’avoir été les porte-parole de l’évangile à travers les siècles, d’avoir libéré une multitude d’hommes des « terreurs primitives » et des maladies provoquées par leurs « démons », d’avoir produit des œuvres caritatives exceptionnelles, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation, et d’avoir prêché l’égale dignité de tous les humains ? Le Dieu dont témoigne Schweitzer dans ses sermons n’est pas la Trinité toute-puissante et omnisciente qui surplombe le christianisme historique, entité abstraite qu’il laisse aux spéculations théologiques. Et pas davantage la divinité trop souvent présentée comme assoiffée du culte organisé à sa gloire, et exigeant de ses élus une soumission servile aux dogmes et à la moralité conventionnels. Son Dieu est en toute simplicité la source de vie, d’amour et de salut à laquelle aspirent tous les hommes en leur for intérieur, y compris nos contemporains lassés par une religion qui prétend expliquer l’inexplicable et encadrer la liberté. Dès lors la foi n’est-elle pas pour Schweitzer une compilation de croyances et de rites, mais une expérience à proprement parler révolutionnaire de l’existence, menée à la lumière de l’exemple donné par Jésus. S’il n’a jamais construit de temple à Lambaréné, c’est parce qu’il estimait que les soins dispensés à l’hôpital parlaient de son Dieu bien mieux que les discours prononcés en chaire. Au plan œcuménique, il a préconisé que des actions réalisées en commun se substituent aux querelles doctrinales. L’évangile comme avenir du christianisme (2) Suivre Jésus sur les chemins qui sont les nôtres, telle est en fin de compte l’unique précepte à observer, déclare Schweitzer. Après avoir consacré de longues années à étudier ce que la théologie et la philosophie ont produit de meilleur du point de vue intellectuel, il conclut que la connaissance de Dieu issue des actes est plus lumineuse que tous les savoirs érudits. Et ce parce qu’elle relève directement de l’amour divin qui inspire l’action : « Un homme simple, mais qui est agissant, connaît Dieu et tous ses mystères mieux que les plus grands penseurs. » Vivre en communion avec le Christ mort et ressuscité consiste pour Schweitzer en une intime et efficace communauté de volonté, le croyant faisant sienne la volonté qui a animé Jésus durant sa vie et qui le maintient vivant par delà sa mort. La vérité de cette union ne s’évalue pas à l’aune des doctrines, mais à ses fruits : « L’esprit de Jésus nous commande d’être toujours doux et patients avec les hommes qui sont dans la détresse, surtout au moment où nous pensons avoir des raisons naturelles de les accabler de reproches. » Schweitzer a-t-il été moins missionnaire que ses confrères ecclésiastiques en poste outre-mer, ou plus ? La question peut paraître oiseuse, mais la priorité qu’il a donnée à l’humanitaire illustre l’urgence d’engagements inédits. Pourquoi le christianisme s’est-il englué et affadi au point de se trouver dans le « triste état » qu’il connaît à présent ? Les fondements de la piété n’ont pas changé : « La religion en nous, dit Schweitzer, c’est vivre en communauté avec Dieu et par là se trouver libéré du monde, tout en lui restant subordonné. Nous unir dans notre finitude avec l’infini ; dans notre temporalité avec l’éternité ; dans notre imperfection être saisi par ce qui est parfait ; dans notre volonté confuse et fautive, être attiré par la volonté supérieure, sans faute (...). » Mais la foi en Dieu ne se concrétise qu’à travers la foi en l’homme et le service d’autrui. La piété conduit d’abord à compatir aux souffrances matérielles et spirituelles des autres, à les soulager, à devenir pleinement humain parmi les hommes à l’image du Christ. « C’est à leur humanité qu’on mesurera leur religion. La fin ultime de la piété est l’accomplissement de l’humain en l’homme. » C’est au nom de l’évangile, et non par renoncement ou déviation, que la vocation missionnaire de Schweitzer s’est progressivement transformée en vocation humanitaire, sur le terrain et selon les besoins se manifestant à ce niveau. Dans la postface, Jean-Paul Sorg situe cette évolution dans l’histoire : « Ce n’est pas la fin du christianisme, ce n’est que le crépuscule de sa forme religieuse, une forme qu’il a prise et fixée dans la civilisation européenne construite sur les ruines – et le paradigme – de l’empire romain. » Le christianisme vit à travers ses métamorphoses, explique Sorg, marqué par les vicissitudes de l’histoire en même temps que conduit par l’esprit : « Il n’est pas donné dans son essence et son excellence définitive à l’origine (...). Non, le christianisme, comme toutes les autres religions, est ce que les hommes en font au fur et à mesure. (...) En langage biblique, c’est à ses fruits que l’on reconnaît la qualité de l’arbre. C’est à la valeur des actions et œuvres qu’il a inspirées que le christianisme sera jugé. » Dépassant la religion sans la renier, la « mission » telle que Schweitzer la concevait s’élargit en une éthique sécularisée du respect de la vie et de l’attention bienveillante à autrui. Jean-Marie Kohler Notes |