Le huitième sacrement

Sept sacrements comme les sept jours de la semaine, et ce depuis deux millénaires ! Est-il vraiment utile d'en inventer un huitième aujourd'hui, alors que les sept institués par Jésus-Christ sont de moins en moins fréquentés par nos contemporains ? En réalité, les choses ne sont pas aussi simples, et le livre-témoignage Le huitième sacrement de Jean-Chesseron et Pierre Vilain invite, avec beaucoup de modestie, à méditer sur quelques questions essentielles.

On rappellera d'abord ce que le théologien Bernard Sesboüé vient d'écrire à propos de l'institution des sacrements dans son monumental traité intitulé "Croire" : "On ne voit pas dans le Nouveau Testament que Jésus ait accompli sept gestes formellement institutionnels pour chacun des sept sacrements reconnus. Le mot même de sacrement (au sens strict) est absent des textes bibliques". Ne considérant pas Jésus comme un fondateur de rites, il estime que "le Christ est, par son incarnation, le premier et le grand sacrement de Dieu, capable de fonder l'Eglise-sacrement et en elle les sacrements de notre salut". Historiquement, ceux-ci n'ont été institutionnalisés que de façon progressive, et c'est seulement au XIIe siècle que la liste des sept sacrements s'est imposée dans l'Eglise d'Occident (baptême, confirmation, eucharistie, pénitence, onction des malades, ordre, mariage).

Si ces sacrements sont des paroles et des gestes destinés à actualiser l'oeuvre divine de création et de salut dans les communautés chrétiennes, Dieu n'est cependant prisonnier d'aucune forme institutionnelle, ni dans l'Eglise ni hors d'elle. Le Huitième sacrement, appelé dès le IVe siècle "sacrement du frère" par saint Augustin, peut être considéré comme la racine et l'aboutissement des sept autres. Il est présence de Dieu parmi les hommes à l'occasion de tout geste d'amour accompli à l'égard d'autrui, et surtout à l'égard des plus faibles et des plus méprisés. Il est réellement universel, et c'est en fin de compte par rapport à lui seul que Dieu reconnaitra ceux qui auront cru en lui : "En vérité je vous le dis, ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait" (Mt 25, 40). Ce huitième sacrement ne s'administre pas comme les autres, à partir d'un pouvoir ; il relève d'une manière d'être qui est don absolu de soi, car Dieu ne se distribue qu'à travers les hommes qui se distribuent eux-mêmes gratuitement et sans compter.

En préfaçant le livre de J. Chesseron et de P. Vilain, l'actuel évêque de Poitiers, Albert Rouet, souligne d'emblée la portée cruciale de ce "sacrement du frère" dans l'environnement laïque et oecuménique actuel. "Si la mission ne consiste qu'à répandre une connaissance et une morale, elle n'est jamais que la stratégie expansionniste d'une idéologie, en quoi elle se distingue peu de la propagande et n'a rien de spécifiquement chrétien." Dès lors que nos contemporains et l'Eglise vivent dans des mondes devenus globalement étrangers l'un à l'autre, "il ne suffit pas de faire mieux ce qu'on faisait déjà - messes mieux chantées, équipes plus chaleureuses -, il faut réellement partir pour se situer là où les hommes expriment ce qui est important pour eux, ce qui compte pour leur vie". Cet appel épiscopal à quitter la trompeuse sécurité des sanctuaires pour rejoindre les hommes sur les chemins profanes, pour les servir à l'exemple de l'homme-Dieu qui a lavé les pieds de ses compagnons, est une exigence radicale : l'Eglise n'a aucune raison d'être en dehors de la mise en oeuvre de l'Evangile. Sans le "huitième sacrement", les sept autres n'ont aucune crédibilité de nos jours.

Le prêtre bûcheron et jardinier qui est l'antihéros de ce livre a choisi de vivre enfoui au coeur du monde, pour faire germer l'Evangile parmi les plus pauvres, dans le silence et la fraternité. "L'identité chrétienne ne consiste pas à se montrer, mais à montrer les racines de l'humain" dit A. Rouet, "à partager dans le quotidien la richesse et la pesanteur humaines" précise J. Chesseron. Les choix faits par ce dernier n'ont sans doute pas remédié à la déchristianisation de son diocèse, mais ils sont porteurs d'une foi et d'une espérance sans commune mesure avec les soucis que peut inspirer cette déchristianisation. Ce qui importe aujourd'hui, ce n'est pas de perpétuer des rites ou de sauver des immeubles et des privilèges - des églises, des presbytères, des écoles, et des rentes (même concordataires). "L'Eglise (ne doit pas) se tromper de priorité : son propre avenir est beaucoup moins important que celui du royaume où les derniers seront les premiers." Mû par une même passion pour l'homme et pour Dieu, J. Chesseron n'est pas prêtre pour proclamer des vérités et organiser des cultes, mais pour exercer un ministère de proximité et de paix : "Se tenir debout devant Dieu, recueillir le cri des hommes, s'engager dans le combat pour la justice et la vérité", et faire entendre aux hommes la prière d'amour que Dieu ne cesse de leur adresser.

Sans renier le riche passé de foi qui habite la mémoire de l'Eglise et le coeur des chrétiens, les perspectives tracées par ce livre ouvrent sur de douloureux renoncements, et le lecteur s'interroge. Quand des prêtres et des pasteurs baptisent des enfants qu'ils ne reverront jamais, célèbrent des eucharisties sans joie, acceptent des professions de foi qu'ils savent sans lendemain, unissent des couples qui n'attendent rien du sacrement de mariage, enterrent à tour de bras des cadavres considérés comme morts à jamais par ceux qui les amènent, est-ce bien du Dieu vivant et vrai que témoigne l'Eglise ? Quand les lieux de culte ne sont plus fréquentés, n'est-ce pas que Dieu aussi les a désertés ? Dans un tel contexte, les grand-messes médiatiques à la mode ne se réduisent-elles pas trop souvent à de vaines cérémonies, et les plans de sauvetage ou de reconquête à des alibis ou à d'illusoires fuites en avant ? Peut-être faut-il, à l'instar de J. Chesseron, quitter tout cela pour aller rencontrer Dieu là où il s'est réfugié parmi les hommes, là où il habite avec eux, parle leurs langues, partage leur travail, leurs souffrances, leurs joies et leurs espoirs.

Jean-Marie Kohler

 

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