Le Professeur Jean-Daniel Kaestli, réputé un des meilleurs spécialistes des apocryphes chrétiens, est invité à Altkirch par les Convérences Culture et Christianisme.

 

Des écrits énigmatiques

On en parle beaucoup dans les cercles friands d'ésotérisme, mais peu de personnes ont vraiment lu ces textes mystérieux dits apocryphes - c'est-à-dire "cachés" ou "secrets" d'après l'étymologie grecque. Se réclamant de l'autorité des apôtres, les apocryphes chrétiens présentent des versions souvent inattendues de la vie et de la prédication de Jésus et des débuts du christianisme. Plusieurs de ces écdrits prétendent véhiculer des révélations hermétiques, qui ne sont accessibles que par initiation, tandis que quelques uns constituent de véritables romans d'amour ou d'aventure destinés à édifier en même temps qu'à distraire. Ils s'intitulent Evangiles, Epîtres, Actes d'apôtres ou Apocalypses, mais les Eglises ne les ont pas reconnus avec les vingt-sept livres qui constituent officiellement le Nouveau Testament.

Rédigés dès le Ier ou IIème siècle, une partie de ces livres ont bénéficié d'une grande autorité dans certaines Eglises, et ont longtemps été utilisés pour la catéchèse et la liturgie. Ne contenaient-ils pas, sous les patronages les plus vénérables, des paroles et des traditions qui semblaient parfois aussi anciennes que celles des plus anciens textes néo-testamentaires ? Mais peu à peu déclarés hérétiques à un moment donné, les textes apocryphes ont fini par disparaître de la circulation et par être oubliés. La piété populaire en conserva ici ou là des traditions, et les copistes des monastères sauvèrent quelques manuscrits plus ou moins remaniés ; mais la majeure partie de cette littérature fut détruite, et ce qui en subsistat fut pour le moins tenu en suspicion par les hiérarchies ecclésiastiques.

Pour retrouver les apocryphes chrétiens, il a fallu attendre les temps modernes, et plus précisèment les recherches scientifiques sur l'histoire des écrits bibliques. Aux manuscrits dénichés dans des bibliothèques vinrent s'ajouter de véritables trésors découverts par hasard. La grande jarre de terre exhumée par un paysan de haute Egypte en 1945, près de Nag Hammadi, contenait treize volumes de papyrus reliés de cuir, reproduisant une cinquantaine d'écrits différents relatifs aux origines du christianisme, rédigés en langue copte, et presque tous inconnus. Parmi eux se trouvait un exemplaire de l'Evangile de Thomas, un recueil de 114 paroles de Jésus dont beaucoup inédites, que tel ou tel chercheur s'empressa de considérer comme le plus authentique des évangiles.

Aujourd'hui, les savants disposent d'une foule de papyrus et de parchemins reproduisant les écrits apocryphes : des textes rédigés en copte, en syriaque, en arménien, en géorgien, en arabe, en éthiopien, bien conservés ou en mille fragments, à décrypter, à traduire et à commenter... Le premier volume des écrits apocryphes chrétiens parus en 1997 dans la Bibliothèque de la Pléiade, chez Galimard, ne compte pas moins de 1594 pages de texte ! Il n'est pas étonnant que cette riche récolte qui fleure l'Orient multiple des origines ait inspiré de nombreuses thèses plus ou moins contradictoires.

Une approche scientifique

En tant que secrétaire général de l'AELAC, l'Association pour l'Etude de la Littérature Apocryphe Chrétienne, le Professeur Jean-Daniel Kaestli, qui enseigne à l'Université de Lausanne et dirige l'Institut Romand des Sciences Bibliques, est la cheville ouvrière de l'équipe internationale de savants qui édite les apocryphes chrétiens dans les versions originales, et qui publie des traductions et des commentaires. Exégète du Nouveau Testament et théologien, il est particulièrement compétent pour présenter de façon objective cette immense littérature et pour en exposer les enjeux culturels et théologiques. Editeur scientifique et auteuur de nombreuses études savantes, il a également publié plusieurs ouvrages collectifs ; et parallèlement à ses recherches, il s'est toujours soucié de faire partager ses connaissances avec le grand public à travers des livres d'un accès plus facile.

Dans l'interview qu'il a donnée pour Conférences Culture et Christianisme, J.D. Kaestli estime que "l'étude des apocryphes et de leur réception dans l'Eglise des premiers siècles est une tâche indispensable pour comprendre la formation du Nouveau Testament, le processus historique de délimitation du "canon" des vingt-sept livres". Pas plus que l'Ancien Testament, le Nouveau n'est tombé du ciel, ou n'a été consitué à une date et en un lieu précis par une autorité spécialement mandatée par Dieu à cet effet. Sa délimitation s'est opérée à la faveur d'"une maturation prolongée, d'un dialogue épistolaire entre les responsables des Eglises locales". Il a fallu du temps pour que les traditions héritées par les diverses communautés se décantent, et bien des interprétations divergentes ont subsisté jusque dans le Nouveau Testament. Un tel constat n'est évidemment pas sans conséquences sur la façon de percevoir les Ecritures ou de concevoir la nature des liens unissant les Eglises.

L'exégèse des écrits apocryphes se révèle également éclairante pour élucider divers passages du Nouveau Testament dont le sens est incertain ou obscur, dans la mesure où ces écrits concourent aux "mêmes méthodes d'interprétation que les auteurs bibliques, (...) s'appuyant sur certains textes de l'Acien Testament dont on découvre l'accomplissement dans la destinée de Jésus". Les apocryphes peuvent ainsi constituer "l'équivalent chrétien du "midrash" juif, de l'explication du texte biblique par le moyen d'une narration". Parmi les paroles de Jésus figurant dans l'Evangile de Thomas, quelques unes sont d'un grand intérêt pour la compréhension des versions connues par ailleurs, et ce même s'il est abusif de considérer ce texte comme "le cinquième évangile, ou même l'unique source de l'enseignement du Maître".

Les enjeux théologiques

J.D. Kaestli relève que "nombre de nos contemporains, en quête de vérités et d'expériences spirituelles nouvelles, insatisfaits de l'offre des Eglises traditionnelles, sont attirés par ces textes marginaux et mal connus (que sont les apocryphes)". Il pense que les Eglises doivent par conséquent analyser "cette recherche d'une sagesse nouvelle, cet attrait pour l'ésotérisme et pour la pensée gnostique", et qu'il leur faut étudier "les apocryphes anciens qui alimentent les courants spiritualistes contemporains". Loin de chercher à approvisionner le libre-service des religions actuellement à la mode, il préconise de comprendre en profondeur comment l'Evangile a été interprété dans les différentes cultures qui l'ont reçu à l'aube du christianisme, pour discerner les enseigmenents qu'il est possible d'en tirer aujourd'hui.

J.D. Kaestli rappelle comment les premiers chrétiens ont vécu "le besoin de définir l'identité chrétienne face au judaïsme, la volonté d'assimiler les valeurs de la religion et de la philosophie gréco-romaines, la nécessité de fonder la légitimité et l'originalité de telle Eglise locale ou nationale", et il fait observer que la diversité des apocryphes fournit un exceptionnel témoignage sur les réponses apportées à ces problèmes et à ces défis. Le retour sur ce riche passé invite à renoncer aux dogmatismes et aux exclusivismes qui enferment, qui pétrifient et qui tuent, pour reconnaître l'infinie créativité du christianisme à travers le temps et l'espace. Livrant l'expérience personnelle que lui apporte sa profession, J.D. Kaestli note que "la fréquentation des textes apocryphes nous ouvre à l'oeucuménisme et au dialogue interreligieux, (...) en obligeant à un décentrement par rapport à l'héritage plus familier des christianismes grec et latin". En cessant d'être "apocryphes", ce passé encourage à faire surgir - au coeur des cultures contemporaines - de nouvelles formes de la foi et de l'espérance chrétiennes.

Jacqueline Kohler
Note d'information communiquée à la presse /CCC/15.02.00

 

 


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