par Bruno Chenu
Altkirch, 8 février 2002


Introduction

S'il est un constat que personne n'est censé ignorer aujourd'hui, c'est bien que nous sommes à l'âge de la mondialisation. Ces jours derniers, se sont tenues deux réunions importantes : le Forum économique mondial de Davos (transféré pour une fois à New York) et le Forum social mondial de Porto Alegre. Deux discours différents sur un phénomène unique : l'intensification des relations sociales à l'échelle de la planète par le biais de l'économie et de la finance. Nous avons désormais conscience d'appartenir au même monde. La question lancinante est alors celle de la maîtrise et de l'humanisation des processus économiques et financiers. Car si une partie de l'humanité profite objectivement de la mondialisation, une autre partie estime en subir les conséquences désastreuses.

Au fond, ce que l'on m'a proposé aujourd'hui, c'est de vous parler de la mondialisation du christianisme. Cette mondialisation n'est pas nouvelle. On peut soutenir qu'elle a commencé sérieusement à la Pentecôte avec la liste des douze peuples de la diaspora juive, symbole de « toutes les nations qui sont sous le ciel » (Ac 2, 5), et dans la fidélité à l'ordre du Christ ressuscité à la fin de l'Evangile de Matthieu : « Allez donc ! De toutes les nations, faites des disciples » (Mt 28, 19).

Où en sommes-nous aujourd'hui de cette mondialisation du christianisme ? En l'an 2000, pour une population mondiale de six milliards d'êtres humains, la somme des chrétiens, toutes dénominations confondues, avoisine les deux milliards. Les catholiques sont autour du milliard, les protestants 360 millions, les orthodoxes 200 millions, les anglicans 80 millions.

Remarquons ici que si les chiffres de toutes les Eglises sont en progression depuis le début du XXe siècle, le pourcentage des chrétiens dans le monde est, lui, en légère baisse depuis au moins trente ans. Si nous regardons la situation par continent sur ces trente dernières années, nous constatons que les Eglises d'Europe et d'Amérique du Nord ont tendance à stagner. Mais l'on reste stupéfait par la multiplication des fidèles en Afrique et en Asie : ils y sont trois fois plus nombreux en 2000 qu'en 1970. Preuve, s'il en était besoin, du basculement de la chrétienté vers le Sud. C'est en Afrique que le christianisme se développe le plus rapidement, le continent noir semblant pouvoir détrôner, dans un avenir proche, l'Amérique latine en tant que premier continent chrétien du monde. Ce qu'il faut bien noter, c'est que la récession du christianisme que nous vivons en France et plus généralement en Europe occidentale n'est aucunement un phénomène mondial. Le christianisme est vigoureux ailleurs, et c'est peut-être la découverte de cette vitalité dans les différents continents qui peut nous redynamiser dans notre propre situation où, selon un slogan humoristique, « Dieu n'est pas mort, mais l'Eglise est fatiguée »...

La démarche que nous allons adopter est celle qui est induite par les trois questions qui figuraient sur le tract d'invitation à cette soirée :

1er temps : une évocation du christianisme noir américain dont je me suis fait le porte-parole en France.
2e temps : les chemins du prophétisme au sud de la planète :
le chemin économique en Amérique latine
le chemin culturel en Afrique
le chemin religieux en Asie.
3e temps : retour à notre situation : quelles pistes pour donner un avenir au christianisme en France ?

Au cours de ces trois temps, parcourus à une vitesse vertigineuse, supersonique, je vais utiliser une grille de présentation simple, facile à mémoriser, une grille à trois trous : tradition ; lutte ; célébration. Cette grille va me permettre de synthétiser le christianisme noir. Elle va ensuite se répartir selon les continents : l'Amérique latine, c'est la lutte ; l'Afrique, c'est la tradition ; l'Asie, c'est la célébration-contemplation. Et nous essaierons de dégager des pistes d'espérance pour nous-mêmes en reprenant les trois termes : quelle lutte ? quelle tradition ? quelle célébration ? Ainsi, je donnerai une certaine cohérence à mon propos.

1. UNE PERLE NOIRE: LE CHRISTIANISME DES AFRICAINS AMERICAINS

Pour commencer cette première évocation d'une manière un peu provocante, je pourrais proclamer : « Dieu est noir ! » Comme je l'explique souvent, cette proclamation est de l'humour noir : Dieu n'a pas de couleur mais Il a été pendant des siècles et des siècles blanc, c'est-à-dire utilisé par les Blancs pour asseoir leur domination sur d'autres peuples.

Je ne peux pas vous raconter en détail l'histoire des Noirs américains. Je pointe seulement quelques dates essentielles :
1619. L'équipage d'une frégate hollandaise débarque en Virginie une vingtaine d'Africains en échange de nourriture. Cette arrivée historique des Noirs est déjà placée sous le signe du commerce des êtres humains ! Pourtant, ces premiers arrivants, un an avant les pèlerins du Mayflower, ne sont pas esclaves, seulement « travailleurs sous contrat ». Mais l'esclavage va s'installer bientôt et pour plus de 200 ans, sous la double pression d'un besoin économique (main-d'oeuvre) et d'un mépris idéologique (être humain inférieur), mépris qui n'hésite pas à s'appuyer sur la Bible.
1776. Déclaration d'indépendance des Etats-Unis. Les Noirs croient venu le moment de leur affranchissement. L'espoir est de courte durée. La Constitution américaine ne va leur accorder que 3/5 d'identité humaine. Et l'esclavage redouble au début du XIXe siècle dans le Sud des Etats-Unis.
1863. Abraham Lincoln proclame l'Emancipation des esclaves, émancipation qui sera effective en 1865. Mais c'est la ségrégation qui s'installe à la fin du XIXe siècle et pour une bonne partie du XXe siècle.
1964. Vote d'une nouvelle loi sur les droits civiques qui marque la fin de la ségrégation et qui est le fruit du combat du peuple noir avec, à sa tête, un certain Martin Luther King.

Ce peuple noir, qui compte aujourd'hui un peu plus de 33 millions de membres, soit 12% de la population américaine, s'inscrit dans une tradition populaire religieuse. A savoir que, venant d'Afrique, il a une représentation du monde qui met en continuité le sacré et le profane, le visible et l'invisible. La vie est un tout, avec un dégradé de puissances.

Ce qui est surprenant de prime abord, c'est que ces Africains ont choisi progressivement le christianisme comme leur foi, alors que c'était la religion des maîtres, de ceux qui les écrasaient. Pourquoi ? Il y aurait différentes raisons à donner, J'en retiens deux :

la traite des Noirs a été vécue par eux comme une défaite de leurs dieux (au singulier ou au pluriel). Il fallait donc apprivoiser la puissance manifeste du dieu blanc.
un christianisme est apparu, qui ressemblait à la religion africaine : celui des Réveils religieux des XVIIIe et XIXe siècles. Un christianisme très effervescent, exubérant, avec beaucoup de musique, des prédications enflammées, jusqu'à la transe collective.

Désormais, à partir du début du XIXe siècle, le christianisme va être le pilier central de l'identité du peuple noir. Non pas que tous soient chrétiens, mais ce que l'on appelle au singulier « l'Eglise noire » est le ferment de la résistance du peuple. Ne croyons pas en effet que les Noirs acceptaient leur situation passivement et étaient dupes du christianisme des Blancs. Pour continuer dans l'humour noir, je vous raconte une histoire qui prouve que les Noirs se démarquaient d'un christianisme blanc qu'ils estimaient parfaitement hypocrite.

« Un vieux Noir a essayé depuis des années de devenir membre d'une Eglise blanche du Sud. Sans succès. Finalement, le pasteur de cette Eglise lui demande de présenter directement sa demande à Dieu. Quelque temps après, le Noir vient trouver le pasteur et lui déclare: "J'ai demandé au Seigneur s'il pouvait faire que le vieux nègre que je suis soit admis." Le Seigneur m'a répondu : "Continue d'essayer, mon ami. Mais moi, cela fait 25 ans que j'essaie d'entrer dans cette Eglise et je n'ai pas encore réussi". »

Ce qui est très remarquable dans l'histoire, c'est le lien étroit mis et vécu entre peuple noir et Eglise noire. Paraphrasant le prologue de st Jean, les Africains américains disent : « Au commencement était l'Eglise noire, et l'Eglise noire était avec la communauté noire, et l'Eglise noire était la communauté noire. L'Eglise noire brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas vaincue ». Les théologiens noirs ont pu déclarer récemment en reprenant conscience de leur odyssée : « Sans notre Eglise, nous aurions cessé d'être un peuple ».

Alors, comment s'est exprimé et s'exprime cette Eglise noire qui a maintenant deux siècles de tradition derrière elle ? Par la lutte et la célébration. Ce qui me fascine dans ce peuple, c'est l'articulation de la militance et de la prière. Il n'y a pas d'un côté les actifs, de l'autre les contemplatifs ; d'un côté les engagés dans la vie, de l'autre les retirés dans la piété. C'est la même foi qui se bat mais aussi qui chante et danse.

Au niveau de la lutte, il ne faudrait pas définir ce christianisme comme un christianisme révolutionnaire. Certes, il a suscité des soulèvements d'esclaves et, plus près de nous, il est au fondement du Mouvement des droits civiques de Martin Luther King. Mais ce christianisme est d'abord une affirmation d'identité. Envers et contre tout, le christianisme a permis aux asservis de conquérir leur humanité. Il a été le lieu où ils ont pu exister comme personnes et comme peuple, parce que c'est Dieu lui-même qui décrétait leur identité et leur dignité. C'est en trouvant le Dieu de Jésus-Christ que le Noir s'est trouvé lui-même.

Je vous raconte une autre histoire que j'ai découverte récemment. C'est le récit d'une grand-mère, ancienne esclave, à ses petits-enfants, au début du XXe siècle, au moment où la migration vers les villes américaines procurait plus de désillusions que de promotion sociale (formation des ghettos) :

« Une ou deux fois par an, le maître de la plantation permettait à un esclave prédicateur d'une plantation voisine de venir prêcher à ses esclaves. Selon une vieille tradition, le prédicateur faisait toujours culminer son sermon dans l'évocation dramatisée de la crucifixion et de la résurrection de Jésus. Il insistait sur l'agonie dans le Jardin de Gethsémani et décrivait Jésus suspendu à la croix ; il recréait les sept dernières paroles du Christ et l'image de sa mère Marie se tenant au pied de la croix , il visualisait le soleil s'obscurcissant et les soldats paralysés de peur au tombeau vide. Alors, le prédicateur était épuisé mais son assemblée se sentait grandie et ragaillardie pour affronter la semaine suivante. A la fin de son sermon, le prédicateur marquait un temps d'arrêt et fixait son regard sur chaque visage. Alors il leur disait avec toute la force dont il était capable : « Souvenez-vous, vous n'êtes pas des nègres ! Vous n'êtes pas des esclaves ! Vous êtes les enfants de Dieu ! »

Et ce Dieu-Père veut la liberté de ses enfants. Dans une situation inextricable, Il est celui qui ouvre un chemin. Aussi, à sa suite, l'Eglise doit s'engager pour la libération de toute servitude. Je cite un texte de 1977 :

« L'Eglise doit sortir de ses murs et aller habiter là où des mères sont en pleurs, où des enfants ont faim et où des pères sont sans travail. L'enjeu est la survie dans une société qui a défini la noirceur comme corruption et dégradation. Jésus n'est pas mort dans un sanctuaire, pas plus que Martin Luther King. C'est là où la souffrance était la plus profonde et la douleur la plus vive que Jésus a vécu et souffert, qu'il est mort et ressuscité.
Tant que des enfants innocents continueront à mourir dans des incendies de taudis, tant que des familles devront passer l'hiver sans chauffage, sans eau chaude et sans nourriture, tant que des êtres humains seront contraints de vivre avec les rats et les cafards, l'Evangile jugera et condamnera le désordre de la société. L'Eglise a une responsabilité, non pour tourner le regard des hommes vers la vie future quand les souffrances cesseront, mais pour les aider à surmonter leur impuissance, à se relever et à prendre leurs vies en mains ».

Cette foi qui mobilise est aussi une foi qui célèbre. Tout converge dans le culte dominical qui est tout à la fois une expérience spirituelle, eschatologique (anticipant la fin des temps, c'est-à-dire le jugement de Dieu) et libératrice. Trois éléments sont essentiels dans cette célébration : le chant, la prière et la prédication.

Le chant. Il faudrait évoquer ici les Negro spirituals et les Gospels. Je vous cite seulement le Negro spiritual le plus connu, Go down Moses, la Marseillaise du peuple noir :

« Quand Israël était en terre d'Egypte,
Laisse aller mon peuple,
Si durement opprimé qu'il ne pouvait plus le supporter,
Laisse aller mon peuple.
Ref. Descends, Moïse,
Loin en terre d'Egypte.
Dis au vieux Pharaon
De laisser aller mon peuple. »

Je vous cite le Gospel préféré de Martin Luther King ; vous allez voir la différence :

« Précieux Seigneur, prends ma main,
Montre-moi le chemin, que je me tienne debout,
Je suis fatigué, faible, usé.
A travers l'orage, à travers la nuit,
Conduis-moi à la lumière,
Prends ma main, précieux Seigneur,
Montre-moi le chemin ».

Pour la prière, je cite une action de grâce d'un esclave-prédicateur :

« Seigneur, nous n'sommes pas c'que nous devrions être,
nous n'sommes pas c'que nous voudrions être,
nous n'sommes pas c'que nous serons.
Mais, grâces te soient rendues :
nous n'sommes pas c'que nous étions. »

J'ai déjà évoqué la prédication, mais il faut bien saisir que, encore aujourd'hui, le sermon authentique est celui qui saisit l'auditoire au plus profond de lui-même, au niveau des tripes, se déroulant en dialogue constant entre le pasteur et sa communauté. Les auditeurs encouragent le témoin de Dieu : « Prêche, mon frère, prêche ! », « Va de l'avant ! », « Oh ! oui ! comme c'est vrai ! ». La communauté exprime son approbation pour communier davantage à la parole livrée. Tout l'art de la prédication réside alors dans la progression de l'émotion collective. Le sermon traditionnel débouche sur une sorte de transe sacrée où prédicateur et assemblée mêlent leur voix dans une exultation paroxystique qui est, pour chacun, l'expérience du Ciel. James Baldwin, le romancier connu, nous raconte ainsi ses souvenirs de jeune prédicateur :

« Aucun spectacle ne vaut pour moi celui des justes en train de se réjouir, des pécheurs de se lamenter, aucune musique celle de toutes ces voix chantant à l'unisson les louanges du Seigneur. Encore aujourd'hui, rien ne m'émeut tout à fait autant que cette masse de visages de nuances diverses, las mais mystérieusement triomphants et transfigurés, et parlant, des abysses d'un visible, tangible, constant désespoir, de la bonté du Seigneur. Jamais je n'ai rien vu de comparable à l'élan, à la passion qui parfois soudainement remplit une église, la faisant tanguer au sens propre du terme. Rien de ce qui a pu m'arriver depuis n'a égalé la puissance et la gloire que j'éprouvais parfois au milieu d'un sermon quand je savais que, vraiment, d'une façon ou d'une autre, par quelque miracle, je transmettais véritablement, comme ils disaient, «la Parole», quand l'Eglise et moi ne faisions qu'un. Leur douleur et leur joie étaient miennes et les miennes leurs. Ils me livraient les leurs, je leur livrais les miennes et leurs cris de "Amen", "Alléluia ", "Oui Seigneur", "Loué soit son nom ", "Prêche mon frère", soutenaient et cinglaient mes solos jusqu'à ce que nous soyons devenus tous égaux, trempés de sueur, chantant et dansant, dans l'angoisse et l'exaltation au pied de l'autel ».

Comment ne pas être séduit par ce christianisme noir ?

2. LES CHEMINS DU PROPHETISME AU SUD DE LA PLANETE

1. Le chemin économique de l'Amérique latine

Pointons d'abord l'évolution politique de l'Amérique latine. En 1980, les 3/4 des pays latino-américains vivaient sous des régimes autoritaires, pour ne pas dire des dictatures, pris qu'ils étaient dans la rivalité Est-Ouest. Aujourd'hui, les militaires sont rentrés dans les casernes et la démocratie s'est répandue. Seul reste Cuba. Mais la violence politique n'a pas nécessairement disparu, voyez la Colombie.

Au niveau économique, que s'est-il passé ? « A l'hyperinflation et au surendettement des années 80 a succédé une politique libérale caractérisée par une déréglementation, par des vagues de privatisations des entreprises publiques, par l'ouverture commerciale, la réduction des déficits budgétaires, et des réformes fiscales » (F. Boedec). Ces mesures ont permis de maîtriser les prix et de renouer avec la croissance. Un nouvel élan a été donné à la coopération régionale. Mais le grand problème demeure la persistance des inégalités : 25 % de la population latino-américaine vit au-dessous de seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour). Il y a à la fois accroissement de la richesse produite et aggravation des inégalités. D'où les réactions populaires comme en Argentine.

L'Eglise s'attaque donc à ce que l'on appelle le néolibéralisme économique. Pour les chrétiens, ce néolibéralisme est une nouvelle idolâtrie, la religion du marché. « Hors du marché, pas de salut ». Le dieu qui est adoré est celui du profit, avec ses thuriféraires financiers. Mais cette nouvelle religion est loin de profiter à tout le monde. Elle engendre toujours plus d'exclusion. Nous sommes dans une situation d'injustice institutionnalisée.

Face à cette situation, les grandes Eglises ont fait « l'option préférentielle pour les pauvres », notamment l'Eglise catholique. De quoi s'agit-il ? Ecoutons le commentaire d'une personnalité représentative, le cardinal Lorscheider :

« La force de l'amour préférentiel pour les pauvres ne se trouve pas, selon l'Eglise en Amérique latine, dans le terme « préférentiel », mais bien dans deux autres termes. L'option faite par l'Eglise d'Amérique latine est une option prophétique, préférentielle et de solidarité avec les pauvres. Les termes « prophétique » et « solidaire » sont très importants et engagent plus que le terme "préférentiel". Par le terme "prophétique", on veut dire qu'il s'agit d'une option à partir de l'Evangile, et non sous une autre motivation ; par le terme "solidaire", on indique tout un engagement de solidarité avec les pauvres, qui va jusqu'à l'identification avec eux » (1987).

Une prise de conscience s'est effectuée chez un certain nombre de chrétiens que l'on peut baliser ainsi :

La pauvreté détruit, allène les gens.
La pauvreté n'est pas un « accident naturel ». Elle n'est pas une fatalité inexorable.
La pauvreté est structurelle, fruit d'un système injuste.
Elle appelle donc un engagement décidé. La protestation, l'indignation sont une étape nécessaire, mais il faut déboucher sur une pratique solidaire, lucide et efficace. A cette fin, il est bon de « changer de lieu social », c'est-à-dire d'épouser le regard des pauvres sur la réalité, de voir le monde à partir des victimes du système.

Ce choix des pauvres n'est pas une stratégie politique de l'Eglise. C'est une prise de conscience en profondeur de l'identité du Dieu de Jésus-Christ. Dieu a choisi son camp : il est du côté des perdants. Car la justice et la fraternité ne peuvent être rétablies qu'en se compromettant avec les écrasés. Selon une phrase célèbre du cardinal Silva Henriquez, « pour connaître Dieu, il faut connaître le pauvre ». Car c'est seulement en étant le Dieu des pauvres qu'il peut attester la justice du Royaume et la gratuité du salut. Dieu est le Dieu de tous, mais pas de la même manière. Et ce Dieu se manifeste en Jésus de Nazareth, « Verbe de Dieu fait pauvre ». Et Mgr Romero pourra proclamer, en précisant la parole de st Irénée : « La gloire de Dieu, c'est le pauvre vivant ».

Voilà donc une Eglise qui s'efforce à la cohérence du « dire » et du « faire ». Elle rejoint le Christ là où il se laisse rencontrer : dans le visage des exclus. Elle est donc une Eglise non seulement pour les pauvres mais avec les pauvres. Non seulement une Eglise accueillant les déshérités, mais une Eglise pauvre, donnant l'exemple de la simplicité et de l'espérance. Il est frappant de voir qu'au Brésil, l'Eglise catholique qui essaie de se situer ainsi est l'institution qui jouit de la plus grande crédibilité aux yeux de la population. Les institutions auxquelles la population brésilienne fait le plus confiance sont l'Eglise catholique (30 %), les journaux (15%), les Eglises protestantes (11 %) et les chaînes de TV (11 %). Les partis politiques sont mentionnés par 0 % des personnes interrogées !

Cette lutte de l'Eglise pour que la justice s'incarne dans la société va être célébrée par la liturgie des communautés de base. Nous sommes au Nicaragua, dans une communauté de paysans, à la campagne. L'Eucharistie du dimanche, quand le prêtre est là, entouré des responsables laïcs, est un moment d'allégresse où l'on ne compte pas son temps.

Ecoutons le chant d'entrée :

« Tu es le Dieu des pauvres,
Le Dieu humain et simple,
Le Dieu qui sue dans la rue,
Le Dieu au visage basané.
C'est pourquoi je te parle
Dans le langage de mon peuple
Car tu es le Dieu ouvrier,
Le Christ travailleur. »

Le Kyrie insiste :

« Christ, Christ Jésus,
identifie-toi à nous,
Seigneur, Seigneur notre Dieu,
Identifie-toi à nous, Christ,
Christ Jésus, Solidarise-toi,
Non pas avec la classe des oppresseurs
Qui opprime et dévore
la communauté,
mais avec le peuple opprimé,
avec mon peuple
assoiffé de paix ».

Dans le Credo, il est confessé en ces termes:

« Je crois en toi, compagnon,
Christ humain, Christ ouvrier,
Vainqueur de la mort ;
Par ton sacrifice immense
Tu as engendré l'homme nouveau
Pour la libération.
Tu ressuscites tous les jours
Dans chaque bras qui se lève
Pour défendre le peuple
De la domination des exploiteurs.
Car tu es vivant dans le ranch,
Dans l'usine, à l'école.
Je crois en ta lutte sans trêve
Je crois en ta résurrection.»

Le peuple est victime d'une telle oppression que Dieu seul peut l'en décharger. On croit entendre certains accents d'un prophète comme Amos. La résurrection est libération d'une exploitation qui est avant tout économique.

2. Le chemin culturel de l'Afrique

L'Afrique est le continent oublié de la mondialisation. Elle peut disparaître sans grand dommage pour les circuits financiers mondiaux et les flux commerciaux internationaux. Elle est un continent pratiquement inutile, situé « hors-monde ». Elle cumule tous les handicaps

politiques : l'instabilité, le chaos, la dictature, la corruption, etc.
ethniques : la guerre, les déplacements de population, etc.
économiques : la faim, la dette, le chômage, l'esclavage, etc.
humains : le sida, etc.
L'Afrique est saturée de problèmes.
Dans ce tableau qui donne le vertige, je ne vais retenir qu'une perspective : l'axe de la culture, c'est-à-dire de la tradition. Car la culture africaine a été niée, bafouée sous les coups de boutoir du colonialisme et du néocolonialisme, créant une situation de «pauvreté anthropologique » et non pas d'abord économique comme en Amérique latine. La pauvreté anthropologique est une pauvreté d'être. Elle désigne la négation de l'identité et de la dignité africaines à travers des siècles de traite des esclaves, de colonisation et maintenant de famine. L'agression a été d'ordre ontologique. Elle demeure structurelle. Et la mission chrétienne n'a pas toujours pris ses distances par rapport à cette entreprise d'annihilation, témoignant la plupart du temps d'une philanthropie condescendante, ajoutant la malédiction divine à l'écrasement de l'homme noir.

« Qui est pauvre ? Qui n'est pas pauvre, en Afrique ? demande le P. Mveng. Il n'y a pas plus grand dénuement que celui de ceux qui ont perdu leur âme, (Ö) leur langue, leur histoire, leurs traditions, leurs arts, leur société, et tous les trésors spirituels qui ont fait la vitalité de leurs peuples. Il n'y a rien de plus tragique qu'un peuple qui a perdu ses racines, et qui se trouve, sans guide et sans soutien, livré à l'océan déchaîné de l'histoire contemporaine, à la merci des faux timoniers qui souvent ne sont que des tyrans ou d'aveugles aventuriers drogués par un pouvoir de marionnette manipulé de l'extérieur. Les pauvres d'Afrique, ce ne sont pas seulement quelques clochards, quelques mendiants aux recoins des rues. Ce sont des peuples entiers, errant dans la nuit, enivrés de slogans, bâillonnés, muselés, attelés à des trains fous, dans des scènes dantesques de désespoir. »

L'homme africain a donc vécu et continue de vivre une négation de son identité. C'est cette situation qui doit être le premier levier de la libération africaine, « restituant l'homme africain à sa dignité humaine intégrale, à son initiative historique, à sa créativité de sujet primordial de l'histoire et de la culture ».

Or l'Afrique n'est pas humainement pauvre. Sa religion traditionnelle est un culte de la vie. En Afrique noire, tout est célébration et quête de la vie. Vivre, c'est manger la vie, dévorer la vie, une vie toujours concrète, incarnée. Cette vie est un capital qui n'appartient pas à l'individu, mais au groupe. Elle est à la fois une dette, une dépendance, et une chance, une espérance. Elle est passage continuel d'un état à un autre, processus jamais achevé, croissance dans la sagesse. Du coup, le vieux est le plus vivant car il a approfondi son expérience. Selon le beau proverbe, « même assis, le vieux voit plus loin que le jeune homme debout ». Ou si vous préférez :

« Il y a un trou dans le tuyau de la pipe:
c'est le travail de l'homme.
Il y a un creux dans le tronc de l'arbre :
c'est le travail des ans.
Il y a de la sagesse dans le vieillard :
c'est le travail de Dieu »

Cette vie est une réalité participée. Je n'ai pas la vie, mais la vie transite à travers moi. Il faut donc développer une forte communion avec les composantes vivantes de l'univers : le cosmos, les autres, les esprits, l'Etre suprême. L'antidote de la mort, c'est la procréation. D'où l'importance de la fécondité (c'est le seul indice africain positif!) et de la parenté. Il faut sans cesse accroître la vie, accaparer le maximum de vie.

Cette exaltation de la vie entre en collision avec les valeurs de la modernité à trois niveaux : la société traditionnelle africaine se fonde sur le passé : c'est l'ordre des ancêtres qui structure le présent ; elle recherche la stabilité, la reproduction du même modèle, plus que le développement ; elle s'organise au niveau de la famille élargie et non pas au niveau d'un grand ensemble. La modernité signifie fatalement un autre rapport au temps, à la nature, à l'individu, à la technique. Le choc ne peut être que frontal.

Comment faire pour que l'évangélisation n'apparaisse pas comme une rupture de tradition, une aliénation culturelle ? Il faut qu'elle rencontre le dynamisme profond de la culture africaine. Comme le soulignait un missionnaire français, Jean-Paul Eschlimann, « une tradition africaine est parfaitement capable de s'ouvrir à Jésus-Christ, à son Esprit et aux nouveaux questionnements qu'entraîne sa présence, à la condition que l'Evangile apparaisse comme séduisant par la qualité de vie qu'il propose ou permet d'espérer ».

La tâche est donc d'inculturation, d'incarnation de la foi dans la culture. Avec ce terme, les Africains définissent la globalité de la tâche chrétienne, incluant la dimension politique. Et cette inculturation progresse, modestement mais irrésistiblement. Pas seulement au niveau du folklore (utilisation de tam-tams ou de balafons) mais au niveau des acteurs eux-mêmes et de leur démarche. Se vit alors un double mouvement : « La Parole de Dieu ouvre le fait culturel à toute sa signification véritable, authentique et ultime, et le fait culturel devient une nouvelle grille d'interprétation, de saisie du donné révélé, et donc la possibilité d'un nouveau sens de la Parole dont aucune interprétation n'épuise le sens » (H. Danet, E. Sambou, J. Sinsin).

Là aussi, la liturgie atteste le sens qui se cherche dans la rencontre de la quête de vie africaine et de l'Evangile de Jésus-Christ. Dans aucun continent, les célébrations ne sont aussi festives qu'en Afrique noire. Même si la situation est douloureuse, la foi donne la joie de chanter et de danser. C'est la sagesse des ancêtres qui affleure, et non le cri des prophètes.

Je cite le rite pénitentiel de la messe dite zaïroise qui évoque le déficit de vie :

« Seigneur, notre Dieu,
comme l'insecte qui s'attache à la peau
et suce le sang de l'homme,
le mal nous a envahis.
Notre vie est diminuée. Qui nous sauvera ?
N'est-ce pas toi, ô notre Père !
Pardonne-nous, Seigneur, car nous avons péché ».

Mais la préface des Igbo du Nigeria souligne combien Dieu est le maître de la vie :

« Seigneur, Dieu, le tout-puissant, nous te louons.
Créateur du monde, Dieu, le maître de la vie, nous te louons.
Notre père, le père de nos ancêtres,
Nous sommes rassemblés pour te louer et te remercier avec notre sacrifice.
Tes enfants sont devant toi, te remerciant, te louant et se réjouissant en toi
Parce que tu es notre vie,
Parce que tu diriges et protèges chacun de nous,
Parce que tu nous donnes la vie et nous fait croître dans le monde.
Ta puissance et ta gloire sont évidentes dans le ciel et sur la terre.
Le soleil, la lune et les étoiles qui remplissent les cieux proclament ta gloire.
Cette belle terre sur laquelle nous vivons, c'est le travail de tes mains.
La nourriture produite de cette terre, qui nous donne la vie, est ta bénédiction.
Père, plein de gloire et de majesté, nous te louons.
Maître de la vie, notre guide, nous te louons ».

3. Le chemin religieux de l'Asie

Pour nous autres Occidentaux, l'Asie demeure un continent immense et mystérieux. Cinq de ses Etats représentent déjà la moitié de la population mondiale : la Chine, l'Inde, l'Indonésie, le Japon et le Bangladesh. Cette Asie est globalement pauvre, même si quelques pays sont riches. Elle n'est pas pacifique comme le démontre le conflit actuel Inde-Pakistan. Ne parlons pas trop vite et de loin d'une civilisation asiatique : il y a en fait pluralité de cultures, pluralité de mondes.

Ce que je veux retenir ici est la dimension plurireligieuse, multiconfessionnelle. L'Asie est le berceau de toutes les grandes religions et les chiffres sont impressionnants. Hindouisme : 800 millions, bouddhisme : 350 millions. N'oublions pas que l'Indonésie est le premier pays musulman du monde. Dans cet environnement, le christianisme ne représente que 3 % de la population et ce sont les Philippines, seul pays chrétien du continent, qui permettent d' arriver à ce pourcentage.

La pluralité des religions n'est pas considérée comme une difficulté par l'Asiatique. Celui-ci se retrouve bien dans la position de Gandhi : les religions sont comme les corps de l'unique vérité. Il n'y a qu'un arbre, mais beaucoup de branches. Il n'y a qu'un arbre, mais beaucoup de feuilles. L'important est que toutes les religions aient leurs racines en Dieu, ou en la Réalité ultime. Cette vision des religions caractérise l'Asie : l'Asiatique voit d'abord l'unité de toutes choses, l'interconnexion et l'interdépendance.

Dès lors, la vérité, c'est-à-dire ce qui n'est pas irréel et illusoire, ne peut être atteinte que par la méditation et la contemplation. Il faut que l'oeil intérieur soit ouvert, libre de toutes les passions qui l'aveuglent. Nous ne pouvons approcher du trône de la vérité que par un processus de détachement, de purification de soi. Toute imposition de la vérité est une agression spirituelle. La vérité attire par sa beauté. C'est la flûte de Krishna. Ce qui signifie aussi que la vérité est associée au silence plus qu'à la parole. Elle vient du dedans.

L'héritage spirituel de l'Asie est d'abord cette dimension contemplative, comme le notaient les évêques catholiques : « Une prière magnifiquement développée de toute la personne où sont unis le physique, le psychique et le spirituel, la contemplation d'une profonde intériorité et l'immanence, de vénérables livres et écritures sacrées, des traditions d'ascétisme et de renoncement, des techniques de contemplation issues des anciennes religions orientales, des formules de prières simplifiées et d'autres expressions de foi et de piété populaire accessibles aux gens simples dont les coeurs et les esprits se tournent ainsi aisément vers Dieu au cours de leur vie quotidienne ».

Dans cet univers qui privilégie l'unité ultime et la démarche intérieure, quel va être le profil de la théologie chrétienne : une théologie de l'harmonie. Non pas d'abord un combat pour la justice, non pas d'abord un culte de la vie, mais une recherche d'harmonie. Et c'est de cette recherche d'une spiritualité et d'une théologie de l'harmonie que pourra découler un engagement actif dans la société.

En 1995, une réunion d'hindous et de chrétiens en Inde s'exprimait en ces termes :

« L'harmonie est la poursuite spirituelle de la totalité de la réalité dans sa diversité infinie et dans sa radicale unité. Et puisque le fondement ultime de l'être est l'unité-dans-la-pluralité, les formes divergentes de la réalité sont perçues dans le rythme convergent qui les harmonise ».
En Asie, tout commence par l'expérience intérieure. Aussi, la démarche d'harmonie consiste à prendre dans l'ordre : le rapport à soi-même, le rapport aux autres, le rapport à la nature et à l'univers, le rapport à Dieu. Il faut propager une onde d'harmonie à partir d'une intériorité convertie, ouverte à l'autre, à la création et à Dieu. L'être humain s'accomplit en devenant solidaire de toutes les réalités qui ont besoin d'être harmonisées. Mais les exigences personnelles sont fortes : vivre un véritable abaissement, faire le vide en soi, se libérer de la convoitise du pouvoir, du prestige et de la richesse.

Quand nous, Occidentaux, entendons ce mot « harmonie », nous traduisons spontanément : regard lénifiant sur la réalité, évitement des conflits, recherche du consensus à tout prix. Telle n'est pas la conception asiatique chrétienne. Les théologiens au service de la Fédération des conférences épiscopales d'Asie précisent en effet dans un texte de mars 1996 :

« L'harmonie ne se construit pas par l'acceptation passive d'un statu quo injuste, ou par le compromis avec le mal, ou par une tolérance passive de l'autre, mais par la condamnation courageuse du mal sous ses formes variées, par une tolérance active de l'autre dans son altérité ».

Harmonie doit se conjuguer avec prophétisme et action transformatrice de la société. Les mêmes théologiens avaient déclaré deux ans plus tôt : « A l'instar de notre Maître, nous ne pouvons favoriser l'harmonie que dans la mesure où nous nous engageons dans un amour préférentiel pour les pauvres ». On retrouve ici l'interpellation latino-américaine.

Surtout, cette théologie doit s'élaborer de l'intérieur du contexte asiatique, en profitant des riches ressources religieuses et culturelles des personnes et en collaboration avec les autres religions et mouvements. L'Eglise a failli en ce domaine par le passé. Il faut aujourd'hui une approche "organique" des réalités asiatiques, sensible aux violations de la vérité, de la justice et de la liberté.

Jésus a justement été envoyé par le Père pour réconcilier, restaurer et récapituler l'univers entier. Il est le sacrement de la nouvelle harmonie qu'il a inaugurée. L'Eglise doit irradier une grâce réconciliatrice sur les situations conflictuelles. Les chrétiens sont donc invités à découvrir « le mystère d'unité » qui travaille la diversité des cultures et des religions. La révélation de Dieu comme Trinité permet de penser à la fois l'unité et la diversité, sous le double signe du Christ et de l'Esprit. Car, en Dieu, il n'y a pas de contradiction, mais ouverture à l'autre. Une telle problématique de l'harmonie exige en tout cas énormément de dialogues, et d'abord le dialogue de la vie quotidienne, où chacun se livre en vérité tout en accueillant la vérité de l'autre. Si l'harmonie est le but, le dialogue est le chemin. Il y a complémentarité plus qu'opposition entre les différents points de vue sur la réalité. Si le conflit est toujours possible, il n'est jamais la vérité ultime.

Nous allons avoir l'écho dans la liturgie, non pas directement d'une théologie de l'harmonie, mais d'une attention à la présence des fidèles des autres traditions religieuses, à leur quête spirituelle. Je vous cite une strophe de la nouvelle prière eucharistique pour l'Inde. Elle évoque dans l'ordre : les religions animistes (Dieu comme puissance), l'hindouisme, avec ses trois voies caractéristiques pour parvenir au salut (connaissance, amour, renoncement), le bouddhisme (problématique de la délivrance) et l'islam (soumission aux décrets de Dieu).

« Dieu de toutes les nations,
Tu désires que tout être humain parvienne aux rivages du salut.
Tu es l'espérance et l'avenir de tous ceux qui te cherchent avec un coeur sincère.
Tu es le Tout-Puissant, adoré comme présence cachée dans la nature.
Tu te révèles aux sages dans leur recherche de la connaissance,
Aux hommes pieux qui s'approchent de toi par le chemin de l'amour,
Et à ceux qui te cherchent par la voie de l'ascèse et du renoncement.
Tu illumines les coeurs qui sont en quête de délivrance
Par la victoire sur le désir
Et par une bienveillance universelle.
Tu manifestes ta miséricorde à ceux qui se conforment à tes décrets insondables.
Nous te louons, Dieu de notre salut. »
3. L'AVENIR DU CHRISTIANISME EN FRANCE

Un sondage a fait parler un peu de lui juste avant Noël. Un sondage CSA/La Croix qui indiquait que 69 % des Français se déclaraient catholiques. Comme ils n'étaient que 67% en 1994, on a interprété ce chiffre sinon comme une légère remontée de l'Eglise catholique, du moins comme une stabilisation du nombre des catholiques. En même temps, seulement 10% des Français se déclarent comme catholiques pratiquants réguliers. Il ne faut donc pas se leurrer sur la réalité de l'imprégnation chrétienne ou catholique : ce sondage révèle une permanence de la culture catholique, une revendication d'appartenance par rapport à la présence d'autres religions (islam et bouddhisme), mais qui ne se manifeste que par des rendez-vous très épisodiques : baptêmes, mariages, enterrements.

En réalité, les chrétiens conscients de leur foi sont une minorité dans la société française. Et ce constat ne doit entraîner aucun sentiment de regret du temps passé. Nos amis protestants, qui ont une longue expérience de cette situation minoritaire, du moins « à l'intérieur », savent qu'elle est une chance pour la liberté du témoignage chrétien. On peut exprimer son opinion sans avoir le sentiment d'exercer une pression sur l'autre, car notre institution est maintenant faible.

En ce dernier temps de cette conférence, je ne vais pas élaborer une grande stratégie pour reconquérir le terrain perdu. Plus modestement, je vais vous proposer trois consignes, au plus près de notre vie quotidienne, selon la grille lutte-tradition-célébration :

« Ne te dérobe pas à ton semblable » Is 58, 7. Nous devons lutter pour le lien social, pour une certaine convivialité.
« Bois à ton propre puits ». Nous avons à retrouver une tradition d'intériorité.
« Dieu, personne ne l'a jamais vu, mais le Fils unique, Dieu appuyé contre le coeur du Père, l'a raconté » Jn 1, 18.

1ère consigne : « Ne te dérobe pas à ton semblable » Isaïe 58, 7 .

La réalité la plus marquante de notre société est l'exaltation de l'individu. Un individu-roi qui est l'unique cible de la publicité, qui est considéré comme capable de se prendre en charge, de décider en parfaite autonomie. Un individu qui surinvestit le domaine privé et se démobilise de l'espace public. Un individu qui veut « tout, tout de suite » et qui veut s'épanouir dans toutes les dimensions de sa personnalité, mais sans projet et sans mémoire. Un individu qui se moque des institutions et qui est donc sans appartenance. C'est ce que j'appelle le « tout à l'ego » de notre société.

Ce triomphe de l'individualisme fait que nous n'avons plus un peuple français mais 58 millions d'individus juxtaposés. Dès que votre situation familiale ou professionnelle se dégrade, vous entrez dans la spirale de l'échec, de la solitude et de l'exclusion. Nous n'avons plus les réseaux traditionnels de solidarité (quartier, village, etc.) qui volaient au secours de l'individu en difficulté.

D'où la tâche urgente, capitale, de redonner consistance au lien social. Cette tâche concerne évidemment tout citoyen, mais comment les chrétiens ne seraient-ils pas les premiers à se lever, à se bouger pour retisser les relations de proximité ? Je ne vous demande pas de changer le monde, de dynamiter le capitalisme. Je vous demande seulement, comme je me demande à moi-même, de donner visage à l'amour, d'essayer d'être présence amicale et fraternelle auprès des personnes en difficulté, auprès des cabossés de la vie. La campagne électorale qui démarre va être dominée par le thème de l'insécurité. Il y aurait moins d'insécurité, je pense, si tout être humain était considéré comme un semblable, un membre à part entière de l'humanité, était regardé avec amour. Et n'oublions pas qu'il y a un versant "interne" pour l'Eglise de cette réflexion. L'amour mutuel des disciples, le « Voyez comme ils s'aiment » est un signe pour le monde, selon l'Evangile de Jean. Inventons les formes de rencontre, de partage, à petite échelle, qui donneront visage à l'amour. Non pas pour constituer un ghetto chrétien, mais pour avoir la force d'aller vers le frère différent.

2 ème consigne : « Bois à ton propre puits »

Je fais résonner cette proposition dans le contexte du pluralisme religieux qui est le nôtre aujourd'hui. Nous découvrons plusieurs propositions de sens sur le marché religieux. Alors l'individu peut être tenté de faire son menu personnel à la carte : un peu de christianisme, un peu de bouddhisme et beaucoup d'indifférence. Ma réaction consiste à dire : ne cherchons pas ailleurs ce que nous pouvons trouver tout près. Ne cherchons pas en Orient ce que nous pouvons trouver en Occident et qui est sûrement mieux adapté à notre sensibilité et à notre culture. J'ai été très impressionné par la réaction d'un sage hindou à la requête de Thomas Merton, un futur trappiste qui cherchait sa voie en se sentant attiré par les mystiques asiatiques. Le sage hindou lui donna un seul conseil qu'il n'oubliera pas par la suite : « Les chrétiens ont écrit de nombreux livres mystiques admirables, lisez les 'Confessions' de saint Augustin, et 'L'Imitation de Jésus-Christ' ». Il renvoyait Merton à sa propre tradition. Ce qui lui a permis ensuite de s'intéresser intelligemment aux traditions orientales.

On dit souvent : l'Occident, c'est l'action, la transformation du monde. L'Orient, c'est la contemplation, la revanche de l'intériorité sur un monde qui est illusion. Moi-même j'ai pu donner dans ces clichés en décrivant la position de l'Amérique latine et de l'Asie. C'est saint Augustin, le maître de Luther comme du cardinal Ratzinger, qui recommande à l'homme : «Ne va pas dehors ; reviens en toi-même ; c'est en l'homme intérieur que la Vérité habite ». Et dans ses "Confessions", le même Augustin avoue avoir cherché Dieu partout. Finalement, écrit-il, « Tu étais plus intime que l'intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même ». Il nous enseigne donc : « Si nous revenons à notre propre coeur, nous y trouverons Dieu au fond ».

Alors que l'on parle beaucoup aujourd'hui de « développement personnel », de « culte du moi », de réintégration du corps dans la démarche spirituelle, réveillons nos sources. L'Eglise n'est pas née de la dernière effusion de l'Esprit. Elle a derrière elle vingt siècles de sagesse pratique, de discernement éthique, de cheminement mystique. Elle fournit mieux qu'une boîte à outils pour reconstruire l'homme.

3 ème consigne : « Dieu, nul ne l'a jamais vu, mais le Fils unique, Dieu appuyé contre le coeur du Père, l'a raconté » Jn 1,18.

Une partie de notre problème aujourd'hui est notre incertitude sur Dieu. Dans la récente enquête européenne sur les valeurs (1999), la définition de Dieu qui recueille le plus de suffrages est la suivante : « Une sorte d'esprit ou de force vitale ». Et cette réponse devance de 10 points l'affirmation d'un Dieu personnel. Notre monde ne sait plus à quel dieu se vouer. Et l'on comprend qu'il soit effrayé par l'image de Dieu donnée par toutes les formes d'intégrisme et de fondamentalisme.

Le christianisme n'aura d'avenir que s'il critique vigoureusement les idoles et ses propres représentations de Dieu. Georges Bernanos écrivait un jour: « Souvent, un homme dit: j'ai perdu la foi. Il en parle comme si, tâtant le contenu de sa poche, il s'apercevait tout à coup qu'il a égaré son trousseau de clés, son mouchoir ou son porte-monnaie ». Le Dieu trousseau de clés est le Dieu qui explique tout, qui ouvre les portes du savoir ; un Dieu passe-partout ; mais explique-t-il le mal ? Le Dieu mouchoir est le Dieu de la consolation ; il apparaît quand ça va mal et disparaît quand ça va bien ; un Dieu lié à la météorologie des sentiments. Le Dieu porte-monnaie est le Dieu des valeurs sûres qui garantit l'ordre social. Au total, trois façons de mettre Dieu dans sa poche.
Qu'est-ce que la foi chrétienne peut nous dire de Dieu ? Elle ne réduit en rien sa transcendance et sa non-évidence : « Dieu, personne ne l'a jamais vu ». Mais elle ajoute tout de suite : « Jésus, Fils de Dieu, nous l'a raconté ». Quand nous lisons les Béatitudes comme nous avons pu le faire dimanche dernier dans l'Eglise catholique, qu'est-ce que nous découvrons ? Jésus nous raconte ce qui fait le bonheur de Dieu : des êtres humains dépouillés d'eux-mêmes, attentifs à toute détresse, ardents à faire le bien. Quand nous méditons l'Evangile de Luc au chapitre 15, qu'est-ce que nous découvrons ? Jésus nous raconte l'attitude de Dieu à l'égard de l'homme et de l'humanité. Dieu est comme le berger qui laisse les 99 brebis dans le désert pour aller à la recherche de celle qui était perdue. Il est comme la femme qui balaie la maison pour récupérer la pièce égarée. Il est surtout comme le père de l'enfant prodigue qui est pris de pitié à la vue de son fils repenti, qui « court se jeter à son cou et le couvre de baisers », qui tue le veau gras et festoie pour célébrer son retour. Tout être humain a du prix aux yeux de Dieu et Dieu est toujours à la recherche de l'homme. Comme le disait Karl Barth: « S'il y a bien un athéisme de l'homme, un homme sans Dieu, il n'y a pas de Dieu sans l'homme ».

La preuve est que Jésus ne s'est pas contenté de raconter Dieu, il l'a incarné. Dans son visage humain, nous percevons les traits de Dieu. « Qui m'a vu, a vu le Père ». Et ce Père ne peut mieux se dévoiler que dans l'amour crucifié, dans le don suprême de soi au sein de la plus grande précarité : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l'on aime » (Jn 15, 13).

Voilà ma 3ème consigne : attester le vrai visage de Dieu à la suite de Jésus. Un Dieu qui altère et désaltère, comme me disait un ami. Le défi est évidemment pour nous de tenir ensemble les trois consignes : la relation, l'intériorité et la transcendance. En d'autres termes, l'engagement dans la société, le travail sur soi et la contemplation du mystère de Dieu.

Conclusion

Pour remettre en perspective mes menus propos sur l'avenir du christianisme en France, je vais terminer par un texte suggestif. Non pas liturgique, mais poétique. Un texte du P. Gérard Bessière qui est une sorte de parabole de notre situation depuis pas mal d'années. Cette parabole s'intitule « Le gué ».

« Avez-vous jamais passé une rivière à gué ? On n'est pas rassuré, car on se demande sans cesse si le pas suivant trouvera sol ferme pour se poser. " Il faut connaître " comme on dit : avant de s'engager dans l'eau, on ne voit que sa surface énigmatique.
Mais si vous savez que le gué est là, et si le goût de l'autre rive vit en vous, plus fort que toute crainte....
Allez, mettons les chaussures autour du cou, car on ne passe pas de gué sans " se mouiller ". Tenons-nous par la main, car nous aurons le pied et le courage plus solides ; et chantons pour chasser la peur.
Oui, il faut passer le gué. L'Eglise, les nations, le monde ... , nous voici tous engagés dans un de ces gués historiques qui conduisent vers une autre rive d'humanité. Plus loin peut-être que la lune...
On est nombreux à passer le gué. Beaucoup hésitent sur l'endroit, le jour et l'heure, sur la place à donner aux femmes et aux enfants, aux autorités civiles et religieuses, aux laïcs et aux prêtres ... Pas étonnant qu'il y ait ici ou là quelque tumulte.
Et l'on discute beaucoup pour savoir ce qu'il faut emporter, comme en juin 1940, au moment de l'exode. Faut emporter l'essentiel, c'est d'accord. Mais qu'est-ce que l'essentiel ? Sait-on ce dont on aura le plus besoin : le matelas, les victuailles, les bijoux de famille, le chat, quelques vieilles photos, la boussole, un petit livre ? La décision presse. Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut pas tout prendre. Et au moment du déménagement, on ne peut pas ne pas dire :
" Comment a-t-on pu amasser tant de choses ? "
Qu'allons-nous emporter qui fasse vraiment corps avec nous, qui soit notre vie même, qui puisse nous être force et flamme sur toute rive humaine ?
Tant de gués sur les chemins, depuis cette nuit millénaire, où Abraham toucha de la main Sara: " Faut ramasser les affaires... "
Considérant l'âne qui portait Marie, Jules Supervielle a cette phrase : " Elle pesait peu, n'étant occupée que de l'avenir en elle ". Comme il faut souhaiter à l'Eglise et à l'humanité pareille légèreté féconde ! Sans autre désir que la prodigieuse naissance attendue, sans autre secret que celui de la Parole qui transfigure nos vies.

Le gué n'en finit pas. Le brouillard s'attarde sur la rivière. Si nous nous croyons à l'avant-garde, n'oublions pas ceux qui sont restés derrière. Peut-être serait-il bon parfois de revenir vers eux pour leur dire que le sol reste ferme en avant. Petits pas ou grandes enjambées, que personne ne soit assez sot pour avancer seul ou penser qu'il n'a pas besoin de tous les autres.
Ou pour trier ses compagnons. Ou pour discerner les labels de christianisme pur, inoxydable et authentique. Car alors, qui que l'on soit, il faudrait entendre une voix nous crier sur la rivière : " Au fond, il n'y a jamais eu qu'un chrétien et il est mort sur la croix ".
Des hommes disent qu'il ne cesse pas, depuis vingt siècles, d'aller de l'un à l'autre, au long du gué ».

 


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