La parole qui enfante l'humanité Compte-rendu de la conférence de Maurice Bellet 14 mars 2003 à Altkirch |
Sublime et indigne à la fois, le christianisme d'autrefois a vécu et ne pourra pas être restauré. Il a perdu l'initiative de la pensée dès le début des temps modernes, et son refus quasi systématique de toute critique a fini par le figer. Sa capacité à imposer son ordre doctrinal et moral s'est affaissée, et les institutions socio-ecclésiales anciennes ne cessent de dépérir. Quant aux résurgences actuelles de la religiosité, elles sont foncièrement ambiguës et les espoirs placés en elles s'avèrent illusoires. Pour abrupt que puisse paraître ce constat, il ne signifie pas que la foi chrétienne soit condamnée à disparaître. Si les réalités présentes sont acceptées honnêtement et avec courage, le dépouillement subi par le christianisme permet au contraire de revenir à l'essentiel, de concevoir et de pratiquer à nouveau la foi dans l'environnement contemporain. L'ampleur du défi n'a pas échappé au pape Paul VI lui-même : "Tout est à recommencer. Il faut tout repenser comme si on était à l'aube de l'Eglise." C'est dans cette perspective que Maurice Bellet appelle à dégager l'Evangile des représentations bibliques et des traditions qui le réduisent à un savoir déjà connu et verrouillé, et à réentendre la parole fondatrice dans sa vérité radicale qui peut recréer le monde.
L'impasse Loin de constituer un havre tranquille protégé par des doctrines sûres et définitives, la foi oblige à faire face aux questions, et à critiquer sans relâche et sans concession les idées et les pratiques de la religion comme celles du monde. Le cheminement vers la vérité est à ce prix, et le jugement porté par l'apôtre Paul sur le judaïsme et le paganisme dans sa lettre aux Romains n'a rien perdu de son tranchant s'il est transposé comme il convient. Au lieu de gloser sur les croyances et les rites de ce passé lointain, c'est sans doute le christianisme lui-même, ou du moins ce qui est d'ordinaire appelé ainsi, qu'il nous faut aujourd'hui dépasser au nom de l'Evangile. La foi invite à renaître continûment, car le passage du règne de la loi à la liberté de l'amour n'est jamais achevé pour personne. De fait, la parole aimante adressée aux pauvres a été largement travestie en un système doctrinaire et disciplinaire écrasant, justifié par un discours sur l'amour qui privilégie l'obligation au détriment du don, développe la culpabilité au point que l'homme peut se sentir coupable d'exister, et substitue le ressentiment à la joie d'aimer. Pour beaucoup de nos contemporains, le Dieu chrétien a fini par prendre les traits d'un Dieu pervers. Tout-puissant et n'ayant besoin de rien, il fait souffrir ses créatures par d'insatiables exigences, notamment par le biais d'une répression sexuelle féroce, et n'hésite pas à menacer de la damnation ceux qui lui désobéissent. L'avis de M. Bellet à cet égard est sans ambages : "Quand le meilleur se corrompt, il en résulte le pire… Si vous êtes entrés dans la foi par la mauvaise porte, il se peut que la seule solution soit d'en ressortir pour en chercher le bon accès." Le don de la tendresse La grande faim des hommes demeure ce qu'elle a toujours été : une faim de tendresse. L'enfant privé d'amour est voué à la mort ou à la folie. Et les humains ont tous besoin d'être reconnus et de se savoir aimés, d'être appelés par leur nom et d'entendre une parole qui leur donne de pouvoir parler à leur tour en tant que sujets. Tel est le salut qu'ils espèrent et qui leur est indispensable pour vivre, surtout quand l'angoisse ou le malheur les étreignent. Tous éprouvent quelque part en eux le désir d'aimer. Or c'est là que l'Evangile parle, qu'il peut être entendu, et qu'il guérit. Il libère de la tristesse qui est dégoût d'exister et fascination de la destruction, racines du péché dans le Nouveau Testament. Il est parole reçue qui rompt la solitude en instaurant une relation d'amour réciproque, sans revendication et sans amertume. Il arrache l'homme à la résignation en prenant radicalement le parti de la vie contre la mort, et ce jusque dans la mort elle-même. L'Evangile est la voie par laquelle nous pouvons échapper au mensonge, à la haine et à la violence qui sont l'enfer où l'homme et Dieu sont niés ensemble ; il est la voie qui nous conduit vers notre pleine humanité en tant que créatures sexuées et mortelles habitées par Dieu. Expression de la Parole qui est en Dieu, la parole de l'Evangile n'est pas épuisée par les Ecritures chrétiennes mais unit toutes les voix humaines qui disent Dieu dans le monde. Elle n'est pas discours mais amour et vie, libre de tout lien comme l'Esprit. Source de l'humanité, elle est son souffle et sera son aboutissement. Cette parole rassemble mais ne se prête à aucune mainmise. Etant de Dieu et incarnant l'amour donné sans condition ni réserve à tous les hommes, elle est en soi partage : "Personne ne peut être seul avec Dieu et aucune religion ne peut se l'approprier, dit M. Bellet. Là où est l'amour, là est Dieu qui est agapè (terme grec désignant l'amour comme don absolu). Là aussi sera la véritable Eglise et l'unique vérité impérissable en elle : la divine agapè. Les dogmes, les morales, les rites et toutes les identités religieuses passeront, mais la tendresse que nous avons les uns pour les autres ne passera pas." Tous ceux qui entrent dans cette agapè appartiennent, sans récupération d'aucune sorte, à la communauté christique dont la Grande Eglise se réclame. Etant humaines, les diverses institutions ecclésiales n'ont jamais été irréprochables et ne le seront jamais, mais l'amour qui fonde l'Eglise dans la foi en un même Christ et Seigneur a traversé les siècles, dépassant les frontières et conjurant les tentations funestes de la perfection sectaire. Cette œuvre de l'Esprit est à poursuivre dans la fidélité, en sauvant tout ce qui peut l'être et sans juger personne, mais sans craindre d'ouvrir des perspectives nouvelles là où les anciennes se révèlent désormais dépassées. Au fond, ce n'est ni la survie des institutions religieuses ni la reformulation ou l'adaptation des croyances qui importent, c'est l'Evangile dans sa nue et totale vérité, partagé à la fois entre frères et avec les autres dans le respect de leur altérité. En démasquant les forces qui trompent et détruisent, l'amour et la vérité suscitent inévitablement la contradiction et la violence. Pour Jésus, cela s'est terminé sur une croix, dans la plus complète déréliction. "L'Evangile n'est pas une histoire gentille pour édifier les âmes pieuses, rappelle M. Bellet. C'est une terrible histoire d'amour qui révèle que le monde baigne dans le meurtre, et qui fait éclater l'ultime vérité des désirs et des choix. En accueillant ou en refusant agapè, chacun prononce lui-même le jugement dernier qui entérine ce qu'il veut et qui il est." La parole de l'Evangile nous concerne d'abord au plus profond de nous-mêmes, là où nos vies sont hantées par la négation et où il nous faut traverser nos propres ténèbres. Mais elle nous porte en même temps vers les autres et nous engage dans les combats que requièrent la vérité, la justice et la paix, sans pitié pour les puissances qui défigurent et anéantissent l'homme. Et, paradoxe, c'est dans la foi elle-même que peuvent survenir les épreuves les plus déchirantes : quand la religion se révèle mystification et enfermement, quand un inexorable silence recouvre les vains discours dont Dieu fait si souvent l'objet, et quand la parole elle-même est crucifiée. La désappropriation dans la foi peut alors aboutir à un dénuement extrême, l'Evangile portant à renoncer à l'Evangile que nous avons fait nôtre, pour que la parole puisse advenir de façon inédite en nous et en autrui. Le chantier de l'humain Reprenant une image d'Yves Congar, Maurice Bellet rappelle que la foi n'est pas une aimable maison de campagne plaisamment meublée, où on serait bien chez soi au milieu de ses affaires, et dont il suffirait de réparer les volets et de repeindre la façade… Le lieu de la foi ressemble plutôt à un chantier perdu au milieu des déserts de l'humanité, où les hommes s'interrogent sur leur façon de vivre ensemble et se départagent entre la tentation de se comporter comme des démons et l'appel à devenir quasiment des dieux. Tout y est donné pour leur permettre de se libérer de leurs idoles et de surmonter les chaos du monde, mais tout reste cependant à imaginer et à créer sous leur responsabilité : "Ici, la force des certitudes ne se mesure pas à la capacité d'écarter les questions, mais c'est la force des questions qui manifeste la force des certitudes, affirme M. Bellet. La critique qui fait émerger la vie n'a peur de rien, même pas de ses propres abîmes." Sur ce chantier, le croyant n'est pas un maître de sagesse ou de science capable d'enseigner aux autres un savoir assuré, ni un prophète en possession des plans de Dieu et investi de l'autorité de les imposer. Il ne peut être qu'un veilleur qui espère en dépit de toutes les nuits, un compagnon fraternel qui partage le pain reçu avec ceux qui cheminent à ses côtés, un chercheur passionnément à l'écoute des plus humbles balbutiements comme des grands et multiples poèmes qui dévoilent Dieu en disant l'homme. Jacqueline Kohler
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