Par les perspectives nouvelles qu'il a ouvertes pour la foi chrétienne dans le monde contemporain, Claude Geffré est un des plus grands théologiens français actuels. Né en 1926, entré chez les dominicains en 1948, il a publié de nombreux travaux qui font autorité, et il a assumé d'importantes responsabilités dans la recherche et l'enseignement théologiques au sein d'une Eglise en profonde mutation.
Professeur à l'Institut catholique de Paris durant de longues années, il a dirigé la célèbre collection "Cogitatio fidei" aux Editions du Cerf, puis il a assuré la direction de la prestigieuse Ecole biblique et archéologique de Jérusalem. Il intervient toujours dans de nombreuses universités à travers le monde; mais, comme à l'époque où il prêchait à la messe radiodiffusée par France-Culture, il lui tient à cúur de partager ses connaissances et ses convictions avec le grand public.
Pour C. Geffré, la foi n'est pas une donnée abstraite véhiculée par une tradition immuable. Elle ne peut vivre qu'en s'inscrivant dans l'histoire concrète des hommes, en étant réinterprétée à frais nouveaux à chaque époque. Parmi les questions qui se posent au christianisme dans le contexte inédit des cultures postchrétiennes, celles relatives au pluralisme religieux apparaissent cruciales au plan des doctrines comme à celui des pratiques.
Quelle est la crédibilité des vérités religieuses dans le cadre du relativisme contemporain ?
En réalité, ce sont toutes les vérités qui sont aujourd'hui remises en question. Hormis la vérité des faits scientifiques, il ne reste apparemment que de multiples vérités particulières, et plus personne ne peut prétendre au monopole de la vérité. C'est vrai pour la religion comme pour la morale ou la philosophie. Mais cette situation inédite n'entame guère le crédit des religions, et l'influence que celles-ci exercent de nos jours sur les hommes et les sociétés reste considérable. Des idéologies nationalistes à fortes composantes religieuses ont un impact géopolitique majeur, et la religion (ou la religiosité tout au moins) contribue quasiment partout à façonner l'anthropologie des temps modernes. S'interrogeant sur lui-même et sur son devenir face à l'évolution scientifique et technique, l'homme se tourne à nouveau vers la religion, un domaine que le positivisme avait trop vite associé à un âge infantile de l'humanité. Et le regard désormais porté sur les traditions religieuses ne cesse de s'enrichir d'importantes connaissances nouvelles.
Du fait qu'elles exigent une adhésion inconditionnelle de la part des croyants, les vérités religieuses conduisent souvent à l'exclusivisme. Qu'elles se rattachent à des traditions comme dans l'hindouisme ou le bouddhisme, ou à une révélation divine comme dans les monothéismes judaïque, chrétien et islamique, elles sont considérées comme sacrées. Pourtant, l'homme authentiquement religieux doit pouvoir confesser la vérité à laquelle il croit sans pour autant se voir obligé de rejeter les autres vérités. Il sait que non seulement la vérité le transcende, mais encore que toute énonciation de la vérité s'inscrit dans un environnement qui la détermine : aucune vérité d'ordre religieux, même révélée, ne peut englober l'ensemble des vérités auxquelles l'humanité parvient à accéder. Affrontées aux mêmes énigmes du commencement et de la fin, à la même question du sens de la vie, les religions diffèrent dans leurs réponses ; mais elles ont en commun une caractéristique essentielle : leur ouverture à une altérité mystérieuse qui les dépasse et qui permet à l'homme de se réaliser au delà de lui-même.
Quels sont les enjeux du dialogue interreligieux et des résistances qui s'y opposent ?
Notre conscience du pluralisme religieux tend à s'approfondir avec l'expérience de la mondialisation. Celle-ci fait apparaître que les hommes forment une même famille humaine à l'échelle de la planète, quelle que soit la diversité des races, des cultures et des religions. Nos convergences se révèlent plus importantes que nos divergences, et nous découvrons que le destin de l'humanité dépend de nous. Dans un tel contexte, les religions ne sont plus crédibles quand elles ne se préoccupent que du ciel et de l'immortalité de l'âme ; il leur incombe de faire face aux grandes urgences du monde contemporain. Toutes doivent participer à l'humanisation de l'homme, à l'édification d'une communauté mondiale vivable sous l'égide de la justice et de la paix. Se voulant sacrement de l'unité humaine, l'Eglise du Christ est particulièrement concernée par cette perspective.
Mais la globalisation n'est pas exempte de dangers. Sous couvert d'universalisme, elle porte en elle les risques totalitaires inhérents à toute visée hégémonique. Les diverses cultures se trouvent progressivement laminées par le modèle dominant imposé par le capitalisme et les médias, et les identités culturelles et religieuses particulières sont menacées de disparaître au profit d'un système monolithique placé sous le signe de l'argent et du plaisir. Face à ce péril, les réactions de refus et de repli se multiplient à travers toutes sortes d'intégrismes, y compris dans les Eglises chrétiennes ; et cette résistance peut prendre des formes extrêmes quand le religieux se fanatise au contact du politique. Dans sa farouche opposition à l'impérialisme de l'Occident, le fondamentalisme islamiste en vient à légitimer, au nom de la religion et de Dieu lui-même, une intolérance totalement contraire au respect des personnes, voire à justifier d'inqualifiables crimes comme l'attestent les événements tragiques du 11 septembre 2001.
Face à ces contradictions, le dialogue interreligieux a vocation à instaurer un certain universalisme tout en reconnaissant la singularité de chaque religion, de même que le christianisme doit chercher à s'unir en valorisant sa diversité. Il est vrai que les autres religions ne ressentent pas toujours autant que le christianisme le besoin de dialoguer, soit qu'elles se cantonnent dans leur propre sphère de civilisation, soit qu'elles se fient à l'esprit de syncrétisme qui les anime. Il est vrai également que la confrontation des systèmes religieux au plan doctrinal ne permet que peu de progrès dans l'état actuel des choses, car les vérités proclamées sont différentes et il s'avère difficile de négocier des passerelles entre elles. Mais les efforts en vue d'une meilleure connaissance réciproque et d'une meilleure entente doivent s'intensifier, sans céder aux tentations ou injonctions fondamentalistes. Et, au-delà des actions que les religions ont à mener ensemble au service des grandes causes de l'humanité, elles peuvent s'enrichir mutuellement en mettant en commun leur expérience dans les domaines de la spiritualité, de la prière et de la mystique.
Le christianisme peut-il légitimement revendiquer d'être universel ?
Selon la foi chrétienne, Jésus n'a pas été un simple fondateur de religion parmi les autres, mais Dieu lui-même s'est incarné en lui pour sauver l'humanité dans sa totalité, et le christianisme est de ce fait universel de par sa nature. Pour pertinente qu'elle puisse être au plan de la foi, l'affirmation de cet universalisme de principe n'autorise pas le christianisme historique à revendiquer une universalité effective par rapport aux autres religions et aux autres cultures. De fait, les christianismes qui se sont succédé jusqu'à présent ne se sont guère exprimés qu'à travers la culture occidentale issue de Jérusalem et d'Athènes, et l'inculturation de la foi chrétienne dans les autres grandes cultures de l'humanité est à peine commencée. Que ce soit dans l'ordre doctrinal, dans l'ordre moral ou dans celui des pratiques religieuses, le christianisme est loin d'avoir valorisé toutes les virtualités qui se sont offertes, et personne ne peut préjuger de ce qu'il accomplira sur ce plan dans le futur.
Pour s'épanouir dans d'autres cultures et progresser ainsi vers l'universalité, le christianisme devra renoncer à beaucoup de ses particularités héritées du passé, mais sans pour autant sacrifier l'essentiel de sa vérité. Certains préconisent de ne retenir que le message des béatitudes et ses prolongements éthiques, en récusant en bloc les dogmes élaborés par l'Eglise au cours des siècles, notamment dans sa rencontre avec l'hellénisme. Pour ma part, je ne partage pas cette position qui refuse l'incarnation du christianisme dans l'histoire : en ignorant une des dimensions capitales de la foi chrétienne, elle porte à en dissoudre la spécificité. C'est dans sa singularité, dans son altérité radicale, sans escamoter les scandales de l'incarnation et de la croix, ni l'incroyable nouvelle de la résurrection, que l'évangile doit s'immerger dans les cultures du monde en vue de les transfigurer sans les aliéner. La foi chrétienne est une vérité qui se propose, pour permettre à l'homme de renaître en Dieu à partir de ce qu'il est. Encore faut-il admettre qu'aucun christianisme historique ne sera jamais universel à la mesure de l'universalité du mystère du Christ telle qu'elle est présentée dans les écrits de saint Paul.
Les autres religions peuvent-elles également refléter Dieu et mener au salut ?
Dieu n'a pas attendu l'avènement somme toute récent du judéo-christianisme pour aimer et accompagner l'humanité, et nulle frontière religieuse ne saurait le contenir. Les Pères de l'Eglise admettaient déjà que toutes les manifestations authentiquement religieuses ont leur place dans les vues de Dieu, et que le salut en Jésus-Christ úuvre en elles depuis l'origine de l'humanité. Mais, jusqu'au siècle dernier, on pensait assez communément que les religions qualifiées de païennes ne pouvaient véhiculer que des images dégradées de la vérité, et qu'elles ne constituaient au mieux qu'une lointaine approche de l'unique vérité considérée alors comme l'apanage du christianisme.
Aujourd'hui, l'Eglise affirme que les autres traditions religieuses sont dotées d'une part de vérité, de bonté et même de sainteté, et qu'elles peuvent à leur manière manifester le visage du vrai Dieu. Ce n'est pas seulement dans ce qu'elles ont en commun avec le christianisme que réside cette part qui leur vient de Dieu, mais je pense que c'est également dans ce qui constitue leur singularité irréductible au christianisme. Peut-être même est-ce précisément cette singularité qui témoigne de leur raison d'être aux yeux de Dieu. Dans cette optique, les vérités propres à ces traditions apparaissent d'autant plus précieuses qu'elles ne font pas partie du patrimoine déjà engrangé par le christianisme, et qu'il n'est pas assuré qu'elles trouveront un jour leur accomplissement dans les christianismes à venir. Il serait donc abusif de prétendre que l'Eglise détient le monopole de la vérité et du salut. Issu d'une croix où Dieu et l'homme ont connu le plus total dépouillement, le christianisme n'a pas vocation à dominer les autres religions ; au contraire, il doit cheminer avec les hommes et leurs cultures dans le respect de l'humilité et du silence de Dieu.
Le pluralisme religieux compris de cette façon n'est pas un pluralisme idéologique qui nous acculerait à désespérer de toute vérité objective. Au lieu de définir la vérité comme le vrai opposé au faux en chosifiant pareillement la vérité et l'erreur, on peut la concevoir en termes de manifestation progressive. La vérité totale n'apparaîtra qu'à la fin de l'histoire, quand le mystère de Dieu se révélera pleinement et assumera le mystère de l'homme. En attendant, les vérités auxquelles nous pouvons accéder ne sauraient être que des manifestations partielles de la vérité, et aucune vérité partielle ne peut inclure toutes les vérités ou nier celles qui sont hors d'elle. Dans la mesure où nous croyons que le mystère du Christ dépasse infiniment l'histoire, y compris celle de l'homme de Nazareth et des christianismes qui s'en réclament, nous pouvons croire que les vérités des autres religions constituent des vérités christiques qui, tout en étant étrangères aux christianismes de l'histoire, portent témoignage de Dieu dans le présent et trouveront un jour leur réalisation définitive en lui. A l'écart de tout relativisme, cette approche relationnelle de la vérité invite à découvrir les vérités et la vérité des autres, et à rechercher à travers cette découverte une meilleure intelligence de la vérité chrétienne et de notre propre vérité.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
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