Interview de Gabriel Ringlet |
Invité dans le cadre des « Conférences Culture et Christianisme », il parlera de l'Evangile à réinventer. Comment retrouver l'inspiration créatrice de l'Evangile sous l'amoncellement des croyances héritées du passé et érodées par le temps? Se vouloir croyant dans le monde contemporain, est-ce d'abord proclamer les perfections divines, ou est-ce s'engager pour l'homme en le considérant comme habité par Dieu? Le christianisme peut-il encore, après deux mille ans d'histoire, apporter un message original et crédible sur la condition humaine et sur Dieu? Quel pourrait être le visage d'une Eglise de Jésus-Christ dans le cadre d'une modernité qui récuse les dogmatismes et les institutions qui les véhiculent ? Comment comprendre l'évolution de nos sociétés par rapport à la foi et à l'espérance chrétiennes ? Personne ne peut contester que nos contemporains se sont massivement détournés des Eglises au cours des dernières décennies, et ce mouvement de désaffection se poursuit en dépit de ce qui se dit sur "le retour du religieux". Pour rendre compte de ce phénomène, il paraît commode de dénoncer le matérialisme ambiant de la modernité, et de rejeter ainsi la faute de la déchristianisation sur l'air du temps. Mais en réalité, la distance qui se creuse entre le monde et les Eglises résulte peut-être surtout, malgré quelques beaux efforts, du fait que ces dernières n'ont pas su accompagner les femmes et les hommes du XXème siècle dans leurs recherches nouvelles. L'Evangile est pour vous une source poétique ouverte sur l'imaginaire et un lieu de confrontation avec une actualité à la fois atroce et sublime. Comment conjuguez-vous ces deux perspectives ? On ne retient souvent de l'Evangile que des représentations bucoliques d'une piètre poésie, difficiles à transposer dans le présent - l'imagerie saint-sulpicienne n'est pas loin. Erodées par la routine, les paraboles ne constituent pour beaucoup de nos contemporains que des historiettes édifiantes tout juste bonnes pour le catéchisme. Mais c'est ignorer que Jésus de Nazareth a pris ses responsabilités face aux difficiles problèmes de son temps, dans une société juive divisée et dominée par le colonisateur romain. C'est ignorer que ses paraboles ont constitué de véritables défis, subversifs par rapport aux croyances religieuses, à l'ordre moral, et aux pouvoirs établis. Cela fut si vrai qu' il n'a pas tardé à le payer de sa vie, dans les conditions que l'on sait. Que dirait-il, cet homme habité par Dieu, dans le monde d'aujourd'hui? C'est assurément dans l'actualité qu'il choisirait ses références pour révéler le Dieu qui s'inscrit dans notre histoire, et pour le faire vivre au milieu de nous. Il parlerait de ce qui arrive chaque jour, dans la douleur ou la joie. Quelles vous paraissent être les tâches les plus urgentes incombant aujourd'hui aux femmes et aux hommes qui se réclament de l'Evangile ? L'Evangile a constitué une extraordinaire bonne nouvelle à travers l'histoire: l'annonce d'une possible libération pour l'homme aliéné par l'homme et par les dieux qu'il se fabrique. Or force est de reconnaître que le christianisme est aujourd'hui en panne de nouvelle, et a fortiori de bonne nouvelle, alors même que notre monde est travaillé par un ardent désir de sens et de salut. Dans une telle situation, la première exigence pour les chrétiens est de s'interroger de façon radicale sur la foi et l'espérance qu'ils professent, en libres penseurs de leur temps. Ne sommes-nous que les survivants d'une religion révolue, des condamnés en sursis qui, au nom d'une certaine fidélité, essayent obstinément de sauver un héritage obsolète? C'est l'image que le christianisme donne assez couramment de lui-même dans nos sociétés, quelles que soient les apparences modernes dont il essaie ici ou là de se revêtir. Retrouver l'esprit des béatitudes, réinventer la bonne nouvelle de l'Evangile face aux problèmes et dans les langages de nos contemporains, repenser les structures ecclésiales constituent donc des tâches urgentes pour tous les croyants - et pas seulement pour les ecclésiastiques et les théologiens professionnels. Happées par la sécularisation, bien des Eglises se laissent tenter par des ferveurs intégristes pour ne pas se diluer dans le monde profane. Que penser de cela ? Toutes les forteresses édifiées sous le soleil finissent par s'écrouler un jour. La puissance des Eglises n'étant que puissance humaine, puisque notre Dieu ne s'investit que dans la faiblesse de l'amour, elle est vouée au même sort que les autres choses de ce monde. Il ne nous appartient pas de juger l'histoire et encore moins de la refaire, mais il nous appartient de réaliser aujourd'hui ce que nous commande le service de l'Evangile dans le monde tel qu'il est. Ce n'est pas au niveau de leurs stratégies politiques et de leur force sociale que se jouera l'avenir spirituel des Eglises. La chrétienté est morte, et c'est une société laïque qui lui succède, riche de beaucoup de valeurs nouvelles venues s'ajouter aux valeurs judéo-chrétiennes du passé. Pourquoi les Eglises devraient-elles combattre cette sécularisation et se garder du monde profane comme si elles pouvaient exister ailleurs? L'Evangile nous enseigne que le salut passe par la mort, et que c'est en se perdant que la vie peut se renouveler. En irait-il autrement pour les Eglises? Propos recueillis par Jean-Marie Kohler |