Interview de Jean-Daniel Kaestli


Invité dans le cadre des "Conférences Culture et Christianisme", Jean-Daniel Kaestli est professeur à la Faculté de théologie de l'Université de Lausanne et directeur de l'Institut romand des sciences bibliques. Théologien, exégète du Nouveau Testament et considéré comme un des meilleurs spécialistes des littératures intertestamentaire et apocryphe, il est secrétaire général de l'AELAC, l'Association internationale qui édite ces textes en langues originales, et qui en publie des traductions et des commentaires. Editeur scientifique et auteur de nombreuses études savantes, il a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs - notamment sur la formation du canon de l'Ancien Testament et sur l'histoire de la communauté johannique. Parallèlement à ses recherches, il a le souci de vulgariser ses connaissances et a écrit divers livres destinés à un large public; L'évangile secret de Marc et Le livre de la résurrection de Jésus-Christ de l'apôtre Barthélemy parus dans la prestigieuse Bilbliothèque de la Pléiade, chez Gallimard, ont été traduits et annotés par lui.

 

"Apocryphe" : que désigne ce terme, peu usité aujourd'hui ?

Certes, le terme est peu usité, en dehors des milieux d'Eglise et des sphéres de la critique littéraire. Etymologiquement, le mot dérive de l'adjectif grec apokruphos qui signifie "caché", "secret". Dans certains textes du christianisme ancien, par exemple dans l'Evangile de Thomas, il revêt un sens positif et souligne la dimension mystérieuse de la révélation divine. Mais très tôt, dès le 3ème siècle de notre ère, il s'est chargé d'une connotation négative et a servi à désigner des livres "que l'Eglise ne reconnaît pas, n'admet pas dans le canon biblique" (définition du Petit Robert). De plus, ces livres tenus à l'écart du recueil des Ecritures saintes ont souvent été considérés commes des fau, doctrinalement suspects, rédigés et lus par des héritiques. C'est dans ce même sens négatif - "non authentique", "d'origine suspecte" - que le terme est utilisé par les historiens de la littérature : un écrit faussement attribué à tel auteur, est qualifié d'apocryphe.
L'approche qui est la nôtre, dans l'équipe de chercheurs qui constituent l'"Association pour l'étude de la littérature apocryphe chrétienne" (AELAC), veut rompre avec l'image négative liée à l'usage courant du mot. A nos yeux, "apocryphe" est un terme neutre, qui n'implique a priori aucun jugement de valeur. Nous désignons par "littérature apocryphe chrétienne" un vaste ensemble de textes, d'origine chrétienne, qui ont pour centre d'intérêt des personnages apparaissant dans les livres bibliques, ou qui se rapportent à des événements racontés ou suggérés par ces livres. Les textes en question sont d'une très grande variété ; ils sont divers par leur date de composition, par leur milieur d'origine, par les croyances qu'ils réflètent, par l'accueil ou le rejet qu'ils ont connu au sein des Eglises chrétiennes.

Pourquoi les apocryphes suscitent-ils la curiosité de nos contemporains ?

Effectivement, la littérature apocryphe éveille aujourd'hui un vif intérêt. Cela tient pour une bonne part à son caractère mystérieux. Nombre de nos contemporains, en quête de vérités et d'expériences spirituelles nouvelles, insatisfaits de l'offre des Eglises traditionnelles, sont attirés par ces textes marginaux et mal connus. Cela explique le succès de l'Evangile de Thomas dans certains milieux : ce recueil de paroles de Jésus, découvert en 1947, est parfois érigé au rang de cinquième évangile, ou même d'unique source authentique de l'enseignement du Maître. Cette recherche d'une sagesse nouvelle, cet attrait pour l'ésotérisme et pour la pensée gnostique doivent être analysés en profondeur par les Eglises traditionnelles. L'étude sérieuse des apocryphes anciens qui alimentent les courants spiritualistes contemporains est un élément important de cet effort de clarification.

On a parlé d'évangiles secrets, de paroles cachées de Jésus, de vérités occultées par les Eglises. Qu'en est-il en réalité ?

Dans cette question, il convient de distinguer deux aspects. D'un côté, il faut savoir que certains apocryphes se présentent eux-mêmes comme des textes secrets, comme des révélations faites à un apôtre privilégié et confiées à un groupe choisi de destinataires. C'est le cas, par exemple, de plusieurs des écrits découverts à Nag Hammadi, en Haute Egypte, dont le titre affirme clairement le caractère secret, "apocryphe" au sens premier : Apocryphon de Jean, Epitre apocryphe de Jacques, "Paroles secrètes (apokruphoi) que Jésus le Vivant a dites et qu'a écrites Didyme Jude Thomas" (titre primitif de l'Evangile de Thomas). Parfois, comme dans les Questions de Barthélemy, le livre lui-même énonce une consigne qui réserve sa lecture aux seuls chrétiens qui en sont "dignes". Cette volonté de limiter la diffusion de certains apocryphes explique en partie leur quasi disparition, ou leur conservation dans un nombre très restreint de copies.
D'un autre côté, il faut reconnaître que les condamnations prononcées par les autorités de l'Eglise, évêques et théologiens, ont aussi joué un rôle important dans l'"occultation" de la littérature apocryphe. De nombreux documents ecclésiastiques de l'Antiquité et du Moyen Age dressent des listes de livres à rejeter comme "apocryphes" et dénoncent leur origine hérétique. Mais ce rejet ne doit pas être surévalué. D'une part, les prises de position officielles n'ont pas empêché plusieurs des textes condamnés de survivre de manière souterraine, sous des formes remaniées, dans la religion populaire ou dans les milieux monastiques. D'autre part, il faut souligner que les condamnations du passé n'ont plus cours actuellement. Prétendre, comme le font certains, que l'Eglise d'aujourd'hui est toujours animée par la volonté d'étouffer la voix des apocryphes, de dissimuler leur contenu subversif, n'est que pur fantasme - qu'on pense à la thèse qui attribue à un "complot du Vatican" le retard (certes inadmissible) pris par la publication des manuscrits de la Mer Morte.

La connaissance des apocryphes permet-elle de mieux comprendre le Nouveau Testament, la façon dont il s'est constitué, et l'histoire des origines du christianisme ?

Oui, l'étude des apocryphes et de leur réception dans l'Eglise des premiers siècles est une tâche indispensable pour qui veut comprendre la formation du Nouveau Testament, le processus historique de délimitation du "canon" de vingt-sept livres. Cette délimitation ne s'est pas faite en une fois, elle n'a pas été décidée par un pouvoir central, par un concile réunissant tous les évèques. Elle résulte plutôt d'une maturation prolongée, d'un dialogue épistolaire entre les responsables des Eglises locales. Des livres rangés auourd'hui parmi les apocryphes ont côtoyé de près les livres devenus canoniques dans l'usage de certaines Eglises. Ainsi, il est arrivé que l'Apocalypse de Pierre jouisse du même statut que l'Apocalypse de Jean, que les Actes de Paul soient cités au même titre que les Actes canoniques, ou que l'Epître aux Laodicéens soit copiée parmi les lettres de Paul dans les manuscrits de la Bible latine.
Les apocryphes peuvent aussi contribuer à la compréhension de Nouveau Testament dans la mesure où il utilisent les mêmes méthodes d'interprétation que les auteurs bibliques et où ils cherchent à éclairer des passages obscurs des récits canoniques. Par exemple, le récit de la passion de l'Evangile de Pierre, tout comme celui des Evangiles canoniques, s'appuie sur certains textes de l'Ancien Testament, dont on découvre l'accomplissement dans la destinée de Jésus. La descente du Christ aux enfers racontée par l'Evangile de Barthélemy repose sur une exégèse narrative de la parole énigmatique de Jésus à Nathanaël : "Vous verrez le ciel ouvent et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'Homme " (Jn 1,51). On trouve donc dans certains apocryphes l'équivalent chrétien du "Midrash" juif, de l'explication du texte biblique par le moyen d'une narration.

Peut-on considérér les apocryphes comme une expression religieuse et culturelle de la diversité du christianisme ? Et si oui, peut-on en tirer des leçons pour aujourd'hui ?

La diversité des apocryphes reflète effectivement la diversité des problèmes et des défis auxquels le christianisme a été confronté dès l'origine et tout au long de son histoire. Les exemples sont nombreux : besoin de définir l'identité chrétienne face au judaïsme et aux observances de la Loi mosaïque, que l'on perçoit dans les couches les plus anciennes des Reconnaissances du pseudo-Clément ; volonté d'assimiler les valeurs de la religion et de la philosophie gréco-romaines, particulièrement évidente dans les Actes d'André et les Actes de Jean ; nécessité de fonder la légitimité et l'originalité de telle Eglise locale ou nationale, comme dans le cas de la Doctrine d'Adaï et de la corresondance entre Jésus et Abgar, premier roi chrétien de la principauté d'Edesse, aux confins de l'empire romain et de l'empire perse.
Je dirais pour conclure que la fréquentation des textes apocryphes nous ouvre à l'oecuménisme et au dialogue interreligieux. Elle nous aide à découvrir l'extraordinaire richesse des Eglises chrétiennes à travers le temps et l'espace. Nous en faisons régulièrement l'expérience au sein de notre équipe de chercheurs : la découverte des textes apocryphes conservés en syriaqur, en arménien, en géorgien, en arbe ou en éthiopien oblige à un décentrement par rapport à l'héritage plus familier des christianismes grec et latin. Nous apprenons ainsi à connaître la tradition d'Eglises périphériques, souvent mal connues, mais riches d'une foi et d'une histoire vénérables.

 

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