Interview de Joseph Moingt |
Invité dans le cadre des Conférences Culture et Christianisme, il parlera d'un Dieu qui s'est livré aux hommes pour les faire participer à sa divinité, et de la foi en ce Dieu dans le monde d'aujourd'hui. Comment est-on passé, dans la Bible, de l'image d'un Dieu privilégiant une ethnie à la conception d'un Dieu universel, et d'une divinité toute-puissante au dénuement d'un Dieu qui n'est qu'amour? Comment Jésus de Nazareth, né et mort juif, s'est-il situé par rapport à la religion d'Israël, et que peut-on en déduire quant à la portée qu'il entendait donner à sa propre prédication? Comment le christianisme, devenu à son tour une religion pétrie de sacré et une force sociale, peut-il libérer les hommes des puissances sacralisées qui les asservissent à de faux dieux ? Comment conjuguer le respect des traditions transmises par les témoins du passé et la nécessité de dire les vérités de la foi chrétienne dans la langue toujours nouvelle des hommes de chaque temps ?
Les religions n'ont-elles pas toutes plus ou moins tendance à façonner les images de Dieu en fonction de leurs propres besoins, au risque de défigurer Dieu et de se discréditer elles-mêmes ? Façonner ? Je ne dirai pas exactement cela. Les religions sont avant tout tributaires d'un certain "bien-connu" de Dieu, qu'elles ont reçu d'un passé immémorial. Aucune recherche archéologique, en quelque civilisation que ce soit, ne peut remonter à l'origine du mot Dieu. D'autant qu'à l'origine il se disait au pluriel, désignant un genre d'êtres différents des humains mais aussi entre eux. Le singulier est significatif d'une lente réflexion sur la nature de la divinité, diverse selon les civilisations et les religions. Le sens finalement donné à ce mot exprime la façon dont les membres d'un même groupe humain ressentent et organisent leur rapport à la nature environnante et leur vivre-ensemble. Mais ce sens n'est jamais définitif, il ne cesse de varier au sein d'une même civilisation et religion, au gré des évolutions de l'esprit, de l'histoire ou de la société. Une telle évolution se manifeste déjà dans la Bible, puis dans la tradition chrétienne ou plus largement occidentale, ce sera le sujet de ma conférence. Pour rester dans les limites de la question, je répondrai donc que le drame des religions, de toutes, est moins de façonner et de remodeler des images de Dieu selon leurs besoins, que de se cramponner à celle que chaque religion a reçue du passé et qu'elle cherche à maintenir à tout prix, alors que l'évolution des représentations du monde, du lien à la nature, des formes de la vie sociale et politique, des idées philosophiques, etc., ne cesse de modifier l'image de Dieu dans l'esprit des croyants comme des incroyants. L'autorité de la religion sur les esprits est liée à la conservation du passé, nous en avons tous fait l'expérience dans le monde chrétien depuis Vatican II. Mais le "bien-connu" de Dieu, a dit un philosophe, ne fait que dissimuler l'Inconnu de Dieu, et la foi, de par sa propre impulsion, est toujours à la recherche de cet inconnu, même au-delà des bornes fixées par la religion. De là naissent bien des conflits, dont la religion est la première à pâtir et, par contre-coup, ainsi que vous le dites, l'image de Dieu qui se reflète en elle. Il est écrit que la Bible est Parole de Dieu ; mais comment trouver Dieu dans ces très vieux textes dont beaucoup paraissent à nos contemporains hétéroclites et obscurs, voire contradictoires et peu édifiants ? Serait-il plus facile de trouver Dieu dans des textes tout à fait contemporains qui parlent merveilleusement de Dieu ? Qu'est-ce donc que "trouver" Dieu ? Peut-être : se sentir bousculés par une présence, interpellés par une voix ... ? Ne nous arrive-t-il pas de penser à Dieu en lisant des livres qui ne parlent pas de lui, mais qui soulèvent des questions au plus profond de notre conscience, là où le sens de l'existence s'exprime dans une interrogation sur Dieu ? La question ainsi retournée renvoie forcément à une expérience personnelle, elle n'a pas de réponse valable pour tous et pour toutes circonstances. Je sais bien que seuls des textes sacrés comme la Bible se donnent pour "la Parole de Dieu" et semblent lui conférer une identité objectivement reconnaissable par tous. En renvoyant à d'autres textes, je voulais seulement suggérer que, s'il est vrai qu'on peut "entendre" et "trouver" la Parole de Dieu ailleurs que dans la Bible, peut-être même plus facilement quand on prend un livre qui nous parle des choses de notre vie dans le langage de notre temps, à plus forte raison ne pourrons-nous semblablement l'accueillir dans la Bible qu'à la faveur et à la mesure d'une certaine attitude de recherche et d'écoute intérieure, d'une interrogation personnelle faite à partir de ce qui nous tient le plus à coeur, recherche commencée avant même d'ouvrir les "Livres Saints" et poursuivie longtemps après les avoir refermés. Alors, en quel sens pouvons-nous comprendre que la Bible est la Parole de Dieu, qu'elle l'est par nature, dans toutes ses parties et dans tout ce qu'on y lit ? La Bible est tenue globalement pour "Parole de Dieu" parce qu'elle est crue inspirée par Dieu sur la garantie que l'Église nous en donne en vertu de l'autorité qu'elle a reçue de Dieu pour présenter l'Écriture et l'enseigner aux hommes. Ce que j'en dis là, c'est la théorie chrétienne, et c'est aussi, sans doute, ce que pensent beaucoup de chrétiens. Quant à l'expliquer, c'est assurément moins simple : que veut-on dire quand on parle d'un livre "inspiré" par Dieu, qui contient la "parole" de Dieu (une seule, plusieurs, en quelle langue ?), un livre dont l'Esprit Saint est "l'auteur principal" ? Sans entrer dans des subtilités théologiques, on admettra assez facilement que la Parole de Dieu est à recueillir de façons très différentes dans la Bible selon qu'on prend des livres aussi différents que des chroniques à tonalité historique, des écrits poétiques, des discours oratoires, des recueils de proverbes, etc. Chaque genre littéraire appelle un type d' "écoute" spécifique. Mais on admettra volontiers que tous ces écrits lentement élaborés et souvent remaniés au cours de leur transmission sont le reflet d'une expérience religieuse authentique, et les récits "peu édifiants" auxquels vous faisiez allusion ne sont pas forcément les moins riches d'enseignement à cet égard. Pris ensemble, ils retracent des chemins de foi sur lesquels des hommes et des femmes, des peuples ont fait l'expérience de chercher Dieu, d'être conduits par lui ils ne savaient où, et de le rencontrer, souvent dans une histoire de péché. Un chrétien qui lit ces livres aujourd'hui pense, dans la foi, qu'ils peuvent encore être pour lui des chemins vers Dieu, authentifiés par les pas de ceux qui les ont parcourus avant lui. La Parole de Dieu est alors "entendue" dans la Bible comme l'écho qui nous revient de tant de paroles humaines de tous ceux qui interpellaient Dieu parce qu'ils se sentaient eux-mêmes interpellés par lui à travers les événements de leur vie ou de leur histoire. Pour qu'elle soit ainsi entendue à nouveau, la Bible doit être reparlée, redite, la Parole écrite doit redevenir parole vive en passant à travers des voix humaines : c'est ce qui se passe quand elle est lue en Église, recueillie de la prédication de l'Église, mais aussi reçue les uns des autres dans la communication des chrétiens entre eux, quand elle est interrogée à partir des questions de nos contemporains qui sont pour eux des questions de vie et de mort et donc, pour nous chrétiens, des questions de foi. S'il est vrai que l'histoire du Dieu de l'Incarnation se joue sur terre à travers l'histoire des hommes, le devenir actuel du monde ouvre-t-il de nouvelles perspectives pour la foi et l'espérance chrétiennes ? Nouvelles, sans aucun doute, mais quelles perspectives ? Bien malin qui le dira. On peut résumer l'avenir prévisible du monde dans le mot "mondialisation" (d'autres disent "globalisation"), mais c'est un mot porteur d'autant d'inquiétudes que d'espoirs, les unes aussi légitimes et fondées que les autres. Je ne me lancerai pas dans des analyses ou des prévisions pour lesquelles je n'ai aucune compétence. Essayons de nous en tenir à ce qui se passe sous nos yeux et dont l'interprétation n'est pas si facile. Le monde occidental (et peut-être le reste du monde également) effectue présentement sa sortie hors religion ; je veux dire que le christianisme, qui est la religion majoritaire dans le monde de culture occidentale, n'a plus les moyens d'organiser ni de réguler le lien des hommes à la société ni leurs rapports à la nature, à l'économie, au savoir ou à la culture ; ses structures, reflet d'une époque rurale et d'une société inégalitaire, sont en nette disharmonie avec la culture moderne ; ce désaccord n'est pas récent, mais il sera de plus en plus marqué et ressenti tant à l'intérieur des communautés chrétiennes qu'à l'extérieur ; cette perte d'autorité et ces dissonances ont déjà entraîné, comme chacun peut en faire l'observation, une perte considérable de croyants pratiquants et de personnes consacrées au service des institutions ecclésiales. L'Église se trouvera ainsi provoquée à réinventer son type d'organisation interne, son mode d'implantation dans la société et le style de son discours au monde. À cet égard, malgré les ombres du tableau, un motif sérieux d'espérance vient de la générosité d'un grand nombre de laïcs à se dévouer pour la vie de l'Église, de leur prise de conscience de leurs responsabilités en Église et même de leur revendication d'assumer des responsabilités toujours plus étendues, et encore de leur ambition nouvelle d'acquérir une culture biblique et théologique qui leur permet d'être des porte-parole qualifiés de la foi chrétienne auprès de leurs contemporains incroyants, d'autant plus qu'ils sont par ailleurs en pleine harmonie de pensée avec eux. Ce que vous dites concerne la présence de l'Église dans le monde chrétien. Qu'en est-il de son avenir dans le reste du monde ? Vous soulevez ici le problème de la "mission universelle" de l'Église, de l'annonce de l'Évangile au monde. Ce n'est pas une question absolument différente de la précédente, puisqu'elle se pose maintenant aussi dans le monde occidental, à cause de l'expansion de l'incroyance, de la "déchristianisation" qui nécessite une "nouvelle" ou "seconde évangélisation". Mais le problème se pose encore davantage évidemment, et en termes différents, dans le reste du monde, dans ces régions du globe récemment appelées "pays de mission", à cause des obstacles considérables que le réveil des particularismes nationaux et des identités culturelles, surtout depuis la période des guerres de décolonisation, oppose à la mission de l'Église en termes de "propagation de la foi". On est fondé à craindre que la mondialisation ne fasse qu'attiser, par contre-coup, ces réflexes identitaires, centrés sur des traditions religieuses qui trouveront un regain de vitalité en prenant la tête de la résistance à un christianisme identifié à l'Occident. Cette situation va provoquer l'Église à repenser sa mission, à ne plus la considérer exclusivement comme une charge d'enseignement des "vérités" chrétiennes ni d'accroissement du culte chrétien, mais comme un service des hommes, service d'éducation de l'humanité, de libération des peuples, d' "éclairement" des esprits, de promotion en vraie humanité. Montrer aux peuples par mode non d'enseignement mais d'incitation et de dialogue les vrais chemins de la dignité humaine, de l'unité, de la fraternité, de la paix, voilà qui doit être considéré comme une authentique mission de "salut" et d'annonce de l'Évangile. Sur ce point encore, il est légitime d'espérer que la mondialisation, en favorisant la communication et le rapprochement entre les peuples, en contribuant à la formation d'une conscience commune, ouvrira des voies à la pénétration du discours de l'Église si elle devient capable de dire, avec désintéressement, une vraie parole d'humanisation. Il n'est pas non plus illégitime de prévoir que ce même phénomène de globalisation répandra, en même temps que les technologies modernes, des processus nouveaux de sécularisation de la vie sociale et politique et de laïcisation des institutions publiques, et que cette entrée dans une "modernité" adaptée à leurs cultures suscitera dans les esprits des interrogations spirituelles qui les rendront plus ouverts à la "conversion" à la liberté évangélique, par-delà leurs appartenances ou non-appartenances confessionnelles. Comment le théologien peut-il être à la fois serviteur de l'Église et libre de tout système religieux, chargé de transmettre un héritage et créateur d'un avenir inédit, voué à la spéculation et solidaire de son temps ? Votre question définit admirablement, en peu de mots mais très précis, ce que devrait être la vocation du théologien. Mais vous avez bien conscience qu'elle oblige à concilier les contraires et qu'il n'est pas aisé de dire comment le faire. Le statut du théologien a souvent changé au cours de l'histoire : explication des Écritures au peuple chrétien dans les "homélies" dominicales à l'époque des Pères de l'Église, enseignement aux clercs dans les universités du Moyen Âge sur la base des "autorités" des Pères mises en "question" et librement "débattues" selon les règles logiques et les concepts de la philosophie, elle-même utilisée en tant que "servante" de la théologie, formation scolaire des séminaristes dans un esprit de stricte obéissance aux énoncés dogmatiques au temps de la Contre-Réforme inaugurée par le Concile de Trente ; puis, aux XVIIIe et XIXe siècles, les théologiens, eux-mêmes surveillés de près par leur hiérarchie, furent de plus en plus commis à la défense des "vérités" soutenues par le Magistère contre les "idées nouvelles" des "Philosophes" émancipés de la tutelle ecclésiastique, et se trouvèrent ainsi cantonnés dans une fonction de relais de l'autorité, à l'écart des savoirs nouveaux, mais aussi, sans qu'on s'en aperçût, de l'authentique tradition de la foi et du vrai sens des Écritures explorées par des méthodes scientifiques nouvelles. Depuis Vatican II, nouveau et considérable changement de statut : la plupart des théologiens "professionnels" enseignent dans des facultés, mais à un public diversifié qui ne compte plus qu'une minorité de clercs, le droit leur est reconnu d'utiliser les mêmes méthodes scientifiques que les autres universitaires et ils sont encouragés à s'initier aux nouveaux courants de pensée, les matières et les formes de l'enseignement sont elles aussi diversifiées et laissées dans une certaine mesure à l'appréciation des professeurs et des autorités facultaires, de plus ils sont souvent conviés à initier à la théologie et à la Bible les fidèles "engagés" des paroisses ou d'autres personnes soucieuses des questions de foi. Pour toutes ces raisons, les théologiens d'aujourd'hui sont plus libres de parole (mais pas forcément dans leurs publications !) que ceux du passé, ils ont une pensée plus en recherche, ils sont plus en lien avec l'esprit du temps, plus soucieux des problèmes "pastoraux", plus ouverts aux questions des croyants et des incroyants, plus enclins à se faire les porte-parole de ce qui se dit et se cherche autour d'eux que d'une autorité de tutelle. Que vont-ils faire de cette plus grande liberté ? On peut, très schématiquement, imaginer ce dilemme : ou bien ils éviteront de soulever des débats dogmatiques, soit en se cantonnant dans des recherches savantes, soit en vulgarisant les points fondamentaux de la foi traduits en langage moderne, soit encore en s'intéressant à des questions d'actualité dans une perspective de foi ; ou bien ils estimeront nécessaire à la vérité de la pensée chrétienne de remettre en débat des énoncés dogmatiques jugés aujourd'hui impensables ou indémontrables ou tardifs et de revenir aux affirmations de la foi des apôtres réinterprétés en fonction des esprits modernes. Quoi qu'il en soit des motivations qui peuvent légitimement incliner dans un sens ou dans l'autre, il convient de mettre en oeuvre la conciliation des contraires suggérée par votre question. En effet, le théologien est qualifié pour "dire la foi" par une double autorité, qui émane de deux sources : d'une part, celle qu'il reçoit de la tradition qui le porte et au nom de laquelle il parle, mais dans la mesure où il en assume loyalement la charge, d'autre part, celle que lui confère la recherche de la vérité dont il a à répondre devant ceux à qui il parle, mais à la mesure de la rigueur et de la liberté d'esprit qu'il investit dans cette recherche. La manière de tenter cette conciliation, la pondération qu'elle exige d'un côté ou de l'autre, cela s'invente chaque jour à frais nouveaux, c'est affaire de modestie et de courage. Quel est le chemin qui, par-delà une érudition aussi vaste que la vôtre, mène vers la forte et riche simplicité des réflexions que vous proposez dans La plus belle histoire de Dieu ? Peut-être la réponse est-elle contenue dans les réflexions qui précèdent, car je me range dans le lot commun des théologiens de mon temps (si ce n'est que je les dépasse par l'âge !), tenté alternativement par les mêmes exaspérations ou les mêmes résignations. J'ajouterai que la pensée de la foi ne peut pas se permettre d'être compliquée, car la foi est forcément simple, n'étant pas un produit de la raison humaine, mais qu'elle ne peut pas davantage se permettre la facilité, car la vérité de la foi est exigeante autant qu'elle est inaccessible. Toujours le jeu de balance des contraires ? Cela paraît inévitable. Un mot encore, cependant, peut-être une précision, à moins que ce ne soit une nouvelle énigme. Un théologien ne devrait se juger en droit de parler, de répondre aux questions des autres sur la foi, que s'il se sent capable de mettre, le premier, sa foi en question, mais dans la droiture de la foi, qui n'est jamais possédante pas plus qu'elle n'est jamais possédée. L'assurance de la foi n'est pas contraire à la liberté, c'est la liberté que la foi donne de prendre notre liberté avec elle. Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
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