Interview de Maurice Bellet |
Psychanalyste et prêtre, philosophe et théologien, Maurice Bellet a produit une œuvre considérable et originale : plus de quarante livres, qui mobilisent les registres les plus variés au service d'une même passion pour l'homme et pour Dieu. Essais, romans, méditations ou autres écrits inclassables, cette œuvre est dédiée à tous les hommes de bonne volonté, sans acception de religion. Dépassant les problèmes insolubles qu'affectionnent les discours théologiques, elle ouvre de vastes horizons qui libèrent et vivifient. Exquises paroles de consolation dans "L'épreuve, ou le tout petit livre de la divine douceur", ou terrible critique dans "Le Dieu pervers", il s'agit toujours d'un humble et exigeant travail de vérité, empreint d'une inconditionnelle tendresse. A l'écoute du cœur de l'homme et de la Parole qui vient de Dieu ; loin, très loin de la peur et de la culpabilité que le christianisme a trop souvent substituées à l'amour et à la liberté de l'Evangile … Vos écrits sont souvent perçus comme dérangeants, voire provocateurs. Pouvez-vous justifier leur radicalité ? Croyez que je n'ai aucun goût pour la provocation, ni la moindre intention de troubler quiconque. Il est vrai, par contre, que je rencontre beaucoup de gens pris dans l'inquiétude ou la détresse, et qu'à travers mes écrits j'essaye de les rejoindre, de les aider à exprimer ce qui est en eux et qui est leur propre parole. D'où ces approches qui dérangent. Quant à la radicalité que vous évoquez, elle n'est pas de moi, mais de cet autre dont parle l'Evangile. Connaissez-vous un paradoxe plus radical que cette histoire de Dieu fait homme, supplicié sur une croix pour avoir subverti la religion en prêchant l'amour, et resurgi trois jours après pour nous inviter à une vie qui est hors des lois de ce monde ? Avouez que cela bouleverse le paysage ordinaire et oblige à se poser des questions, à revenir à ce qui constitue l'essentiel de la foi plutôt qu'à gloser autour. J'ajouterai que cette radicalité évangélique, pour abrupte qu'elle soit, n'est pas un fardeau. C'est une annonce heureuse, qui invite chacun à vivre et à aimer selon son chemin. Quel rapport la foi entretient-elle avec les doctrines présentées par les Eglises comme des vérités immuables ? L'usure du langage chrétien dans notre société soulève un important problème qu'il ne faut pas éluder. A la différence des langages du zen ou du yoga par exemple, attrayants par leur nouveauté, le langage chrétien a trop servi et s'en trouve banalisé, voire pourri (notamment lorsqu'un Dieu pervers, menteur et cruel, se dissimule sous les traits du Dieu d'amour). Ce langage se présuppose toujours lui-même, proposant du déjà connu qui n'intéresse plus nos contemporains. On ne peut donc pas rabâcher et faire rabâcher perpétuellement les mêmes choses, en des termes qui ne signifient plus rien. Personne ne peut plus imaginer Jésus "assis à la droite du Père pour juger les vivants et les morts", et même prétendre que "Dieu nous aime" ne va plus de soi après les atrocités du siècle dernier… Alors, que faire ? Comment sortir évangéliquement d'un langage religieux qui a usé le langage de l'Evangile jusqu'à le discréditer ? Je vois deux possibilités. La première fait appel à la création poétique (au sens le plus large du terme) pour réveiller la parole endormie et lui insuffler une force nouvelle. La seconde consiste à recourir à un langage décalé : à dire les vérités de l'Evangile sur un registre inattendu, non piégé par le registre religieux, de manière à susciter une écoute libérée des préjugés habituels. Une jeune femme se disant athée m'a confié avoir été très touchée par un de mes livres issu d'une telle transposition ("La voie") … Si nous continuons à débiter des discours pieux qui ne parlent plus aux hommes d'aujourd'hui, c'en est fini de l'Evangile. Autant alors le ranger dans les musées où il ne manquera pas de soulever un considérable intérêt d'ordre culturel. On se bousculera pour admirer son immense héritage intellectuel et artistique, la théologie médiévale et les cathédrales… Tout comme on va à Louxor, où les pèlerins sont plus nombreux que jamais, mais où les appareils photo remplacent les sacrifices… De fait, le risque existe chez nous de voir Jésus-Christ rejoindre à son tour ce qu'Ernest Renan appelait "le linceul de pourpre où dorment les dieux morts". Quel rapport la foi entretient-elle avec les doctrines que prêchent les Eglises comme étant des vérités immuables ? La foi ne peut pas ignorer les croyances qui se sont explicitées dans l'Eglise au fil des siècles. Les définitions dogmatiques des premiers conciles relatives à l'Incarnation ou à la Trinité sont des textes fondamentaux, qui restent significatifs pour nous aujourd'hui. Mais l'Eglise vit dans l'histoire et se trouve de ce fait tributaire de chaque époque particulière. Cela est vrai à la fois des questions qui lui sont posées et des réponses qu'elle apporte à ces questions. Il en ressort qu'aucune formulation n'est intemporelle et ne saurait enclore ou dire toute la vérité. La philosophie grecque a fourni en son temps un cadre de pensée des plus féconds à la théologie, mais ce temps est passé. C'est à frais nouveaux qu'il faut aujourd'hui, dans le contexte inédit de la modernité, essayer de rendre compte de la vérité chrétienne. Se crisper de façon apeurée ou intégriste sur les vérités à croire (ou les devoirs à pratiquer) est aussi néfaste que de vouloir tout liquider au nom d'un vain progressisme. La vie se joue ailleurs, là où l'homme vient et se tient au monde, là où la Parole se donne. Or c'est au sein du religieux que l'Evangile opère, qu'il critique les idoles des religions et du monde, qu'il subvertit l'ordre ancien pour sans cesse créer la vérité. La foi chrétienne est née dans la religion juive et l'a radicalement transformée de l'intérieur. Le sacrifice et le Temple n'ont pas été abolis ; ils ont été accomplis en Jésus-Christ pour que l'ancienne alliance s'ouvre au monde, que l'esprit se substitue à la lettre, et que Dieu vienne habiter en chacun de nous. Mais loin d'être une histoire terminée, l'incarnation de l'Evangile est sans cesse à recommencer. Il ne suffit pas de répéter que Jésus est mort sur la croix et de prétendre aux bénéfices de ce qui s'est passé là, car Dieu nous attend dans le temps à venir. Et cela vaut pour la doctrine comme pour le reste. Tout en s'exprimant dans la religion, Dieu n'est pas prisonnier des croyances humaines. Sa puissance créatrice tient le religieux au cœur de cette explosion permanente qui est le lieu de naissance de l'humanité, lieu de la Parole où s'enracine et où se renouvelle ce qui se dit sur l'Incarnation, la mort du Christ, la Résurrection, la Trinité, et sur l'homme. Dans la crise actuelle, alors que les croyances se disloquent et que les chrétiens ne savent plus où ils en sont, l'Evangile nous invite à réentendre cette Parole fondatrice dans toute son ampleur, à la redire en un poème inédit et à la partager, à créer l'avenir. Cela suppose à la fois une confiance absolue et une critique radicale. N'est-il pas illusoire de préconiser l'amour dans un monde très largement régi par la violence ? La violence se tapit en chacun de nous et notre propension à juger autrui en est l'expression la plus courante. Or l'Evangile est formel à ce sujet : "Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés". Cela ne signifie certainement pas qu'il faut être aveugle aux déficiences des personnes ou des institutions qui nous entourent, car l'exigence de vérité est au cœur de l'Evangile et oblige à la lucidité la plus pénétrante. De fait, l'amour est intraitable envers tout ce qui détruit l'homme : il ne supporte pas que l'être humain soit trompé, avili, écrasé, et il lutte jusqu'à l'extrême contre ces atteintes. Mais quelle que soit la force de ce combat, il exclut la condamnation de qui que ce soit. Même dans les pires situations, l'amour s'obstine à espérer en tout homme et demeure irrévocablement bienveillant. C'est l'unique voie pour traverser le mal sans l'aggraver en autrui et en soi-même, et pour sauvegarder l'humanité en l'homme. Il faut parfois user de violence pour désarmer la violence, notamment en cas d'urgence ; et, de manière générale, il semble légitime que les sociétés se défendent en recourant à la force quand cela s'avère nécessaire. Pourtant, l'attitude proprement évangélique consiste toujours à opposer la patience, le pardon et l'amour à la violence : c'est la seule possibilité de rompre le cycle infernal de la haine et du meurtre. Le Christ n'a pas incité ses disciples à se battre et n'a pas convoqué les légions célestes contre ses bourreaux ; il a enseigné et pratiqué la miséricorde, jusqu'au bout. En société comme entre les personnes, la violence est le mal profond des humains, qui peut tout contaminer. Les révolutions qui l'ont privilégiée pour imposer leur nouvel ordre social ont toutes sombré dans la férocité, entraînées par la logique qui les animait. Le salut de l'homme ne relève en fin de compte jamais des rapports de force ou du politique en tant que tel, mais d'une capacité d'aimer qui est d'ordre essentiellement religieux, et dont la source est en amont des religions elles-mêmes. Quelles espérances concrètes peut-on tirer de votre vision de l'Evangile et de l'histoire humaine ? Après Descartes, nous nous imaginons volontiers maîtres de nos pensées et de notre histoire. Mais la foi nous met en présence d'une vérité qui échappe à toute emprise, qui est de l'ordre de la donation initiale dont relève l'humanité. C'est une autre perception des choses premières, un autre mode d'être au monde qui s'inaugure dans l'Evangile, porté par cet Esprit que nul ne peut enfermer dans les catégories religieuses reçues et qui souffle où il veut. Personne ne sait où l'Evangile mènera encore… Ce que nous savons par contre, c'est que le lieu de la Parole n'est jamais un lieu tranquille ; c'est un lieu de crise où la vérité ne peut venir au monde que dans le déchirement. L'existence de Jésus s'est terminée sur une croix, dans le plus total abandon et le silence de Dieu lui-même. Aucun de ceux qui se réclament de lui n'est à l'abri de l'épreuve, et la lumière de la résurrection ne vient qu'après. Le temps présent est celui de la veille et du labeur. Pour ma part, je crois que des femmes et des hommes se lèveront à nouveau pour vivre l'Evangile et transformer le monde, comme François d'Assise ou Ignace de Loyola l'ont fait en leur temps. Leur vocation sera de porter en eux la Parole qui donne la vie et de la communiquer au-delà des clivages établis, tâche infiniment plus urgente et plus efficace que de contester les autorités en place pour réformer les institutions. L'Esprit les convaincra d'espérer en l'homme en dépit de toutes les raisons de désespérer, d'aimer les autres avec une infinie patience et sans juger personne, de combattre sans concession pour protéger l'homme et le garder sauf face au mépris, au mensonge, au meurtre. Ils chercheront la vérité sans jamais la posséder, et vivront dans la plus grande humilité la passion d'en témoigner. L'Eglise est là où surgit la Parole, où des gens s'éveillent et se rassemblent pour l'écouter. J'ai le sentiment que de telles choses sont en train de germer en divers lieux et de diverses façons. Et j'essaye, avec d'autres, de penser ce nouveau surgissement de l'Evangile et d'y participer comme je peux. Propos recueillis par J.-M. Kohler |