Avec B. Chenu, théologien et journaliste
Nouvelle donne pour le christianisme
Article paru dans le journal "Dernières Nouvelles d'Alsace" (03.02.02)

 

 

Le christianisme ne va-t-il pas mourir en l'Europe si nos contemporains continuent à s'en désintéresser ?Ou y a-t-il possibilité d'une nouvelle donne ? Bruno Chenu, journaliste et théologien, invité du groupe "Culture et Christianisme", développera ce thème au cours d'une conférence à Altkirch le 8 février prochain.

Persuadés que le destin de l'Eglise ne relève que de Dieu, certains croyants préconisent de s'en remettre aveuglément à sa providence en redoublant de piété. Plus prosaïques, d'autres s'affairent autour de restructurations et de réaménagements de toutes sortes. Les naïfs rêvent d'une restauration de la chrétienté, tandis que les résignés se contentent d'une perspective de survie minimale dans l'adversitéÖ Mais pour témoigner de l'actualité du Dieu de Jésus-Christ dans un monde en pleine mutation, peut-être est-ce une profonde reconversion du christianisme qui s'impose. Des chrétiens se sont engagés dans cette voie, offrant ainsi une nouvelle donne pour le christianisme dans le monde et chez nous.

 

Bonne nouvelle pour les pauvres

Ce n'est pas par goût de l'exotisme que Bruno Chenu se consacre depuis de longues années à l'étude des théologies des tiers-mondes : c'est parce que le christianisme tente de s'incarner là-bas dans des formes plus proches de l'Evangile qu'en Occident. Face à la misère et à l'oppression qui règnent dans les favelas latino-américaines et les townships sud-africaines, des croyants ont relu l'Evangile à la lumière de leur expérience vécue, et ils y ont découvert une vraie bonne nouvelle pour les pauvres, un formidable message d'espérance. De nouvelles théologies ont été élaborées pour transformer la foi en un dynamisme prophétique capable de transformer le monde, de le rendre plus humain et d'y faire advenir Dieu. Dénonçant l'injustice de l'ordre social établi et le rôle mystificateur de la religion officielle complice de cet ordre, elles ont invité les Eglises à "partager le regard des opprimés et des exclus, et à s'engager résolument dans les combats pour la dignité humaine, la justice et la paix" (*)

Contre les forces dominantes

Par ailleurs en Afrique, des théologies nouvelles ont mis l'accent sur la nécessaire libération de l'aliénation culturelle issue de la colonisation. Et en Asie, c'est l'impérialisme de la théologie occidentale qui a surtout été contesté en tant que principal obstacle à l'inculturation du christianisme. Aussi différentes soient-elles, ces théologies des tiers-mondes dont parlera B. Chenu ont en commun de se positionner historiquement contre les forces dominantes. Refusant de se cantonner dans un surnaturel abstrait et prétendu universel, qui ignore les véritables problèmes de l'humanité et feint de croire que les malheurs constituent des épreuves envoyées par Dieu, elles se veulent engagées au service des hommes. "Le christianisme ne doit pas se tenir à l'écart des conflits en se contentant de distribuer de bonnes paroles ; pour être crédible, il lui faut prendre clairement parti selon les exigences évangéliques" (*). Le Royaume de Dieu se construit ici et maintenant, parmi les hommes et pour eux.

Une indispensable conversion

La régression du christianisme en Europe résulte de multiples facteurs, dont beaucoup relèvent de l'évolution générale de la civilisation moderne. Ne faut-il pas cependant reconnaître avec lucidité et courage que le christianisme occidental souffre des séquelles d'une trop longue alliance avec les structures qui dominent le monde, et d'un certain alignement sur leurs idéologies ? N'est-il pas de ce fait en panne d'Evangile, impuissant à convaincre nos contemporains de sa capacité subversive à transformer les personnes et la société selon l'amour qu'il prêche ? A l'exploitation sauvage des pauvres se substitue aujourd'hui une inexorable exclusion des hommes et des femmes considérés comme inutiles dans les systèmes de production avancés. Au plan international, l'immense majorité de l'humanité s'enfonce dans le dénuement, et des conflits sans pitié se parent d'un mondialisme cyniquement manipulé pour servir des intérêts très particuliers. C'est dans cet environnement que notre théologie doit repenser les exigences de la foi à l'instar des théologies engagées des tiers-mondes, et que les Eglises doivent concrètement s'investir. Car si la préférence pour les pauvres officiellement affichée par les Eglises constituait un choix réel, le christianisme pourrait renaître là où il dépérit.

Le vedettariat de la charité

Aucune restructuration, aucune formation ni aucune piété ne permettra de faire l'économie d'une indispensable reconversion du christianisme, et il ne faut pas se leurrer sur la portée réelle des grands discours, des suppléances sociales et humanitaires, du vedettariat de la charité ou des réussites médiatiques occasionnelles. Les Eglises ne pourront redevenir des messagères de l'Evangile aux yeux de nos contemporains que le jour où, cessant de discourir vainement et de se préoccuper d'elles-mêmes, elles prendront effectivement leurs responsabilités sur le terrain, à leurs risques et périls. Alors, pourquoi ne pas espérer qu'elles se dépouillent de leurs rentes, de leur honorabilité mondaine et de leurs habitudes religieuses surannées, pour rejoindre la masse hétéroclite et sans cesse croissante des laissés pour compte de nos sociétés, pour aimer et servir ces frères auxquels Dieu s'identifie par prédilection ?

Un long et difficile chemin

Il est improbable que B. Chenu vienne annoncer à Altkirch un quelconque "grand soir" qui, par un miracle subit, métamorphoserait l'Eglise de Jésus-Christ sur terre en une communauté célesteÖ Journaliste quotidiennement confronté aux pesanteurs et aux contradictions des hommes, et profondément marqué par la spiritualité des Negro Spirituals dont il est un des grands spécialistes, il sait combien sont longs et difficiles les chemins qui mènent vers l'homme et vers Dieu. "Mais, dit-il, les nouvelles théologies des tiers-mondes rappellent avec force que le christianisme reste une bonne nouvelle pour tous les pauvres de la planète, pour ceux qui manquent de tout comme pour ceux qui manquent de l'essentiel" ; et il ne craint pas d'ajouter : "Après deux millénaires de christianisme occidental, l'inculturation du christianisme ne fait peut-être que commencer - même chez nous."

 

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