Jalons pour l'époque postchrétienne |
Il est rare qu'une personne soit habitée pendant trois quarts de siècle par une même passion, et la chose est plus rare encore quand cette passion s'identifie à la quête de Dieu. A 85 ans, le Père Joseph Moingt poursuit cette quête, mais non sans avoir engrangé les fruits des persévérantes recherches qu'il a menées aux plans théologique, philosophique et anthropologique. S'étant donné pour tâche de repenser la foi chrétienne dans un monde sécularisé et emporté par le progrès scientifique, il a profondément renouvelé plusieurs questions essentielles de la théologie, contribuant ainsi à restaurer la crédibilité de la foi parmi nos contemporains. Chercheur et professeur, il est très connu par ses publications et son enseignement dans les milieux spécialisés ; mais soucieux de partager largement son savoir et ses convictions, il intervient également avec bonheur auprès du grand public. J. Moingt enseigne la théologie depuis les années 50 : à la Faculté de Théologie de Lyon, puis à l'Institut Catholique de Paris et au Centre Sèvres à Paris. De 1968 à 1998, il a dirigé la revue Recherches de Science Religieuse. Auteur d'un grand nombre d'articles et de divers livres, il a produit un remarquable travail de synthèse portant sur Jésus-Christ et qui s'intitule L'homme qui venait de Dieu (725 p., Cerf, 1993, plusieurs fois réimprimé). L'ouvrage qu'il rédige en ce moment propose une nouvelle approche du mystère divin, le Dieu unique et trinitaire se révélant à travers la pluralité des relations d'amour qui le constituent et le lient intimement à l'humanité. Le grand public connaît surtout J. Moingt par un livre de vulgarisation qui a connu un vif succès, La plus belle histoire de Dieu (Seuil, 1997, en collaboration avec J. Bottéro et M.-A. Ouaknin, réédité en format de poche), ainsi que par Les Trois Visiteurs (Desclée de Brouwer, 1999). La théologie face à la modernité J. Moingt estime que la théologie ne peut plus se contenter "de commenter et de justifier l'enseignement de l'Eglise", et que la simple transcription des doctrines anciennes dans les langages d'aujourd'hui est pareillement insuffisante. La théologie doit, selon lui, tâcher de "rendre compte de la foi au Christ par-devant la rationalité critique de notre temps", quitte à devoir "remettre en débat des énoncés dogmatiques jugés aujourd'hui impensables ou indémontrables ou tardifs". La vérité n'étant pas assimilable à un dépôt sacré qui serait transmissible comme un simple héritage, il se refuse à répéter des vérités toutes faites. Il pense que l'homme se trouve toujours dans la situation d'avoir à chercher la vérité, et qu'il lui faut pour cela accepter de mettre les croyances reçues à l'épreuve des interrogations, des expériences et des découvertes de chaque époque : "Un théologien ne devrait se juger en droit de parler, de répondre aux questions des autres sur la foi, que s'il se sent capable de mettre, le premier, sa foi en question". Autant dire que le théologien doit en permanence essayer de concilier des exigences apparemment contraires : servir fidèlement l'Eglise et demeurer libre de tout système religieux, transmettre un héritage d'expériences et de connaissances tout en participant à la création d'un avenir inédit, se vouer à la spéculation et s'engager de façon solidaire avec les hommes de son temps. " Cela s'invente chaque jour à frais nouveaux, c'est affaire de modestie et de courage" ; et J. Moingt se félicite de pouvoir ajouter que "les théologiens d'aujourd'hui sont plus libres de parole (mais pas forcément dans leurs publications !) que ceux du passé". Rompant avec des habitudes séculaires, J. Moingt renonce à vouloir expliquer Dieu en partant des dogmes. Pour éclairer sa réflexion sur Dieu, sur la personne de Jésus et sur la place que prendra le Christ dans la foi de l'Eglise, il s'en remet d'abord à l'histoire. Il prend le parti de chercher Dieu sur les chemins des hommes, en scrutant la Bible et les récits évangéliques, en interrogeant les textes fondateurs du christianisme et la tradition chrétienne : "Rejoindre l'Eglise, mais par le chemin de l'histoire qui a conduit Jésus à la mort et à la résurrection". Il croit que la Bible retrace de façon exemplaire ces "chemins de foi sur lesquels des hommes et des femmes, des peuples ont fait l'expérience de chercher Dieu, d'être conduits par lui ils ne savaient où, et de le rencontrer". Elle est ouverture sur la vérité et sur Dieu ; mais pas plus qu'elle ne contient Dieu, la Bible ne contient la vérité sous la forme d'une information tangible et achevée. On ne peut en comprendre les messages qu'"à la faveur et à la mesure d'une certaine attitude de recherche et d'écoute intérieure, d'une interrogation personnelle à partir de ce qui nous tient le plus à coeur". Du reste, il est "possible d'entendre et de trouver la Parole de Dieu ailleurs que dans la Bible, peut-être même plus facilement quand on prend un livre qui nous parle des choses de notre vie dans le langage de notre temps". Les images de Dieu recueillies de la sorte n'ont certes pas l'homogénéité des constructions dogmatiques, puisqu'elles n'ont de toute évidence pas cessé d'évoluer au fil du temps, "au gré des évolutions de l'esprit, de l'histoire ou de la société". Mais le Dieu de la Bible reste toujours à découvrir, ne serait-ce que pour cette simple raison : "Nous ne lisons jamais les mêmes Ecritures à des époques différentes. Matériellement oui, c'est le même texte, mais nous le lisons toujours à partir du présent". C'est donc dans l'histoire de l'humanité et jusque dans le vécu de chaque personne que se révèle le Dieu de la tradition judéo-chrétienne. Le passage par l'histoire préconisé par J. Moingt mène bien à l'essentiel de la foi : à la révélation du Dieu de Jésus et de Jésus comme Fils de Dieu, et à la révélation de l'Esprit qui habite en l'homme et dans la multiple communauté des croyants. Ce n'est pas d'une vérité révolue qu'il s'agit ici, c'est d'une implication toujours actuelle de Dieu dans l'histoire des hommes. Le Dieu de Jésus-Christ n'est pas une divinité solitaire et toute-puissante qui subsisterait éternellement pour elle-même hors du monde, et qui serait seulement venue en visite chez les hommes. C'est un Dieu existant pour les hommes, qui "doit être envisagé d'abord et avant tout comme relation, comme amour et comme vie". Cette théologie ouvre sur le mystère d'un Dieu trinitaire "qui est constitutivement altérité, communion, don de soi à l'autre", et qui s'inscrit dans le devenir des hommes. Le passage par l'histoire est de ce fait dévoilement dans le temps d'un projet qui a sa racine et son aboutissement dans l'éternité, d'un projet qui vise "la renaissance en Dieu de toute l'humanité ". Devenu humain par l'incarnation, Dieu appelle l'homme à devenir divin par le partage de son amour : en aimant le prochain auquel Dieu s'identifie, l'homme aime Dieu et participe de lui. Cette vision renouvelée de Dieu conduit à un renouvellement radical de la vision de l'humanité : l'humanisation de Dieu appelle et rend possible une divinisation de l'homme. Tandis que Dieu se livre à sa destinée humaine, l'aventure de l'humanité revêt une dimension divine. "L'histoire du Christ n'est pas achevée, dit J. Moingt, car elle continue en nous et pour nous, par lui et avec lui, de telle sorte que la vérité ne peut être enclose en aucune définition, car elle est encore à venir dans l'épilogue de l'histoire". Une Eglise au-delà de la religion A la différence des dieux païens, le Dieu qui s'est fait homme pour se donner à l'humanité n'exige aucun culte. L'homme ne peut rien ajouter à la gloire divine par des sacrifices, des louanges, ou quelque cérémonie que ce soit ; mais il a vocation à faire advenir Dieu sur terre par l'amour qu'il met en oeuvre. "Le meilleur culte à rendre à Dieu, c'est le service du prochain, l'amour des autres, la justice rendue à tous, à la suite de Jésus lui-même. Voilà l'Evangile, c'est-à-dire, traduit littéralement, la 'Bonne Nouvelle'". En s'identifiant à l'amour, Dieu a délivré le monde des contraintes du sacré et sanctifie les réalités profanes : "Dieu nous libère du poids de la religion et du sacré, avec toutes les terreurs qui y sont liées et toutes les servitudes qui en découlent. Il vient désormais à nous là où nous vivons et nulle part ailleurs." Par la vie, la mort et la résurrection de Jésus, le croyant se trouve libéré de toutes les angoisses, de toutes les culpabilités et de tous les asservissements : pour toujours libre devant les hommes et devant Dieu, il est responsable de l'avenir du monde et responsable de l'avenir de Dieu dans le monde. Quant à l'Eglise, elle est constituée par la communauté de ces hommes libérés qui font advenir Dieu en acceptant la grâce d'aimer. Les religions ayant toutes tendance à lier leur autorité à la conservation du passé, comment la foi en Jésus-Christ devenue à son tour une religion peut-elle vivre dans le présent de chaque époque, et dialoguer avec les générations nouvelles pour leur dire Dieu en fonction de leurs recherches propres et dans une langue qu'elles comprennent ? J. Moingt considère comme un "drame" le fait, pour les religions, de "se cramponner à l'image de Dieu que chacune a reçue du passé et qu'elle cherche à maintenir à tout prix, alors que l'évolution des représentations du monde, du lien à la nature, des formes de la vie sociale et politique, des idées philosophiques, etc., ne cesse de modifier l'image de Dieu dans l'esprit des croyants comme des incroyants". Il invite les chrétiens à reconnaître que le christianisme n'est pas exempt de traditionalisme, de légalisme et de ritualisme : "Nous sommes, nous aussi, retombés dans la religion !" En tant qu'institution sociale humainement "inévitable et nécessaire", l'Eglise n'est pas toujours "à la hauteur du Dieu qu'elle professe , et elle devrait reconnaître que les images de Dieu qu'elle véhicule et enseigne ne sont pas toujours à la ressemblance de Dieu". Si elle veut libérer le monde, il lui faut travailler à se libérer d'abord de ses propres oeillères et entraves. La tradition, trop souvent asservie par les autorités et transformée en un carcan qui emprisonne l'Esprit, "ne se transmet qu'en innovant, ne se raconte qu'en étant interprétée" : elle a vocation à accompagner et à soutenir la vie, non à l'étouffer pour faire survivre un système de pensée et de pouvoirs. L'une des tâches urgentes de la théologie est de "'démythifier' les idées que nous avons de Dieu, de les rendre plus actuelles ou plus crédibles", de prendre au sérieux"les questions de nos contemporains qui sont pour eux des questions de vie et de mort, et donc, pour nous chrétiens, des questions de foi". En réalité, dans l'Eglise comme pour chaque personne, "la foi, de par sa propre impulsion, est toujours à la recherche de l'Inconnu de Dieu,- même au-delà des bornes fixées par la religion". Pour se faire entendre dans le monde d'aujourd'hui, l'Eglise doit s'incarner dans la culture moderne en acceptant de se laisser interpeller par les questions et les idées nouvelles, et en s'efforçant de se réformer au plan de ses institutions et de ses comportements. Face à l'urgence de "réinventer son type d'organisation interne, son mode d'implantation dans la société et le style de son discours au monde", elle se trouve acculée à renoncer à "ses structures, reflet d'une époque rurale et d'une société inégalitaire, en nette disharmonie avec la culture moderne". Au service des hommes J. Moingt estime que "le monde occidental (et peut-être le reste du monde également) effectue présentement sa sortie hors religion : le christianisme, qui est la religion majoritaire dans le monde de culture occidentale, n'a plus les moyens d'organiser ni de réguler le lien des hommes à la société ni leurs rapports à la nature, à l'économie, au savoir ou à la culture". Il faut en prendre acte et redéfinir les modalités de la présence de l'Eglise en conséquence, dans les sociétés issues de la chrétienté et ailleurs. L'Eglise devra notamment tenir compte de la résistance croissante que les réflexes identitaires suscités par la mondialisation développent en de nombreuses régions du globe à l'encontre d'un "christianisme identifié à l'Occident ". Il lui faudra "repenser sa mission, ne plus la considérer exclusivement comme une charge d'enseignement des ' vérités ' chrétiennes ni d'accroissement du culte chrétien" ; elle devra devenir "capable de dire, avec désintéressement, une vraie parole d'humanisation" et "montrer aux peuples - par mode non d'enseignement mais d'incitation et de dialogue - les vrais chemins de la dignité humaine, de l'unité, de la fraternité, de la paix". Servir la cause de l'humanité, oeuvrer avec tous les hommes de bonne volonté à la libération des personnes et des peuples, participer à la construction d'un monde fraternel dans le respect de la justice et de la paix, "voilà qui doit être considéré comme une authentique mission de 'salut' et d'annonce de l'Evangile". Loin d'être des activités de substitution pour une religion en mal de prosélytisme ou d'identité, J. Moingt y voit une vraie invitation à "la conversion évangélique par-delà les appartenances ou non-appartenances confessionnelles ". Il va jusqu'à penser que les progrès de la sécularisation et de la mondialisation pourront peut-être, s'ils sont convenablement maîtrisés, "susciter dans les esprits des interrogations spirituelles qui les rendront plus ouverts à la 'conversion' à la liberté évangélique, par-delà leurs appartenances ou non-appartenances confessionnelles". Certains auditeurs seront peut-être étonnés par tel ou tel aspect de la théologie de J. Moingt, mais l'Evangile n'est-il pas lui-même radicalement étonnant ? Animée par le souffle des traditions bibliques et chrétiennes, cette théologie essaye de comprendre et d'aimer nos contemporains et le monde qui est le nôtre, pour annoncer Dieu aujourd'hui et le faire advenir parmi nous. Restituée à l'histoire, la réflexion théologique redevient vivante et vivifiante au contact des véritables enjeux de la vie des hommes. C'est assurément un grand théologien, fidèle et audacieux, qui s'exprimera à la Halle au Blé d'Altkirch le 20 octobre. La moisson proposée, de belle et bonne qualité comme les céréales qui s'échangeaient autrefois en ce lieu, sera distribuée sous le signe de la simplicité qui caractérise les choses de Dieu. "La pensée de la foi ne peut pas se permettre d'être compliquée", observe J. Moingt, "car la foi est forcément simple; mais elle ne peut pas davantage se permettre la facilité, car la vérité de la foi est exigeante autant qu'elle est inaccessible."
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