Les fantômes d'Arundel

Plutôt inattendu de la part d'un ecclésiastique français féru d'histoire et de théologie, président du Consistoire de l'Eglise Réformée de Mulhouse, ce roman policier de facture très britannique se lit avec intérêt et plaisir de bout en bout. A quel cadavre rattacher le sinistre débris humain trouvé sur le seuil du presbytère d'une paisible paroisse du comté d'Arundel ? Tout en vaquant aux obligations de son ministère et à divers hobbies très distingués, le révérend James Brown accompagne de sa sympathie l'inspecteur Alan Glen venu enquêter sur la macabre découverte. De l'incongruité initiale au dénouement tragique, l'intrigue est servie par des personnages captivants qui évoluent dans des lieux pleins de charme. Le récit est d'une écriture sobre et élégante, et les dialogues abordent avec simplicité des questions essentielles concernant la culture et la religion. C'est bien volontiers que le lecteur se laisse séduire par la connaissance à la fois savante et sensuelle que l'auteur a de l'univers qu'il décrit. Mais les fantômes d'Arundel ne disparaissent pas sans troubler ceux qui les croisent : que se passe-t-il réellement derrière les masques et les décors ? Une rapide analyse du livre et de ses enjeux théologiques permet, au risque de paraître indiscrète et réductrice, de les interroger à frais nouveaux.

Le révérend Amberley et son épouse illustrent la religion dans ce qu'elle a de plus étroit, de plus calculé, de plus stérile et, à vrai dire, de plus courant. Le révérend Brown par contre se veut un homme libre et ouvert, exigeant au plan théologique et proche de ses paroissiens. Il assume ses charges ecclésiastiques avec sérieux et intelligence, s'adonne avec délectation à ses loisirs préférés en appréciant la liberté que lui ménage sa profession, et se flatte des manières émancipées de sa femme sans se soucier du qu'en-dira-t-on. D'une vaste culture, mais peu enclin aux engagements trop terre-à-terre, il compose avec la religion par conviction et par la force des choses. Tolérant envers le couple Amberley (et envers ses autres collègues sans doute), courtoisie oblige et nécessité fait loi, il montre à l'égard de son Eglise une indulgente compréhension non exempte d'une certaine duplicité. Comme on ne peut échapper à bon compte à la religion quand on en fait son métier, le statut ecclésiastique lui pèse en même temps qu'il lui convient. Il lui est loisible de choisir sa théologie, la version libérale en l'occurrence, mais le patrimoine religieux et les servitudes qui l'accompagnent s'imposent. Non sans raison, il est hanté par la crainte de finir désabusé, entre prophètes et menteurs, dans une Eglise confisquée par un clergé qui se sert de l'Evangile en prétendant le servir. Un terrible texte d'Anthony Troloppe, écrit en 1857, ne le quitte pas **…

Aux antipodes des dévots, les principales héroïnes du roman n'ont cure du moralisme religieux et vivent comme il leur plaît. Elles sont jeunes et séduisantes, à l'inverse de Sarah Amberley et Sarah Tempelton, sans âge et insipides. Patt et Debra, l'épouse de Brown et son amie, sont des femmes sensibles et cultivées, libérées et attachées à leur indépendance, sans progéniture et sans travail ou du moins sans entraves en ces domaines, et on les imagine jolies en plus. Elles ont incontestablement de la présence, mais leur influence ne semble guère dépasser le cadre des relations domestiques. C'est que les "filles", affectueusement appelées ainsi par l'auteur, sont imaginées à travers les fantasmes et les idéaux des hommes : plaisantes créatures baroques, aimablement fantasques, mais cultivant la distinction qui sied à leur appartenance sociale et dévouées au sexe fort. De fait, avec le brillant libraire Richard Boswell, célibataire, et la police traditionnellement attachée aux valeurs viriles, l'univers du roman est à nette prédominance masculine. On n'y rencontre pas de femmes vraiment adultes et partenaires, et pas d'enfants (sauf à travers la mention de quelques gamins sales et obèses qui braillent…). Plus décorative qu'impliquée dans les réalités, la féminité est complaisamment exhibée, mais elle n'occupe qu'une place subalterne et l'image qui en est donnée contribue pour beaucoup à imprimer une tournure mondaine à cet écrit.

Glen, Betty et Kitty sont sans doute les personnages les plus attachants du roman, et ceux qui soulèvent le plus de questions. Loin de l'élitisme un peu dilettante du cercle des Brown, ils partagent la condition commune de leurs contemporains. L'inspecteur et son adjointe ont, à l'opposé des arts du discours et du luxe, un métier qui les occupe sans désemparer à des tâches souvent ingrates ; et Kitty, une amante occasionnelle de Glen, est proche d'eux jusque dans son désarroi, bien qu'elle soit sans qualification et sans emploi régulier. Passionné par sa profession qu'il exerce avec flegme, Glen est d'une grande sensibilité sous des dehors peu démonstratifs, manifeste autant de largeur d'esprit que de lucidité, et n'est dénué ni de l'ambition ni de la réserve qu'il faut pour réussir. Mais en dépit des rêves qui l'habitent, il semble prisonnier des contraintes d'un quotidien médiocre et sans perspectives. Peut-être est-il blessé par un passé qu'il ne livre pas, et se cantonne-t-il dans l'éphémère pour se protéger. Betty et Kitty, issues d'un milieu modeste, voire misérable dans le second cas, sont handicapées par une histoire familiale et personnelle qui les poursuit et les voue à la monotonie harassante des embarras journaliers, très en deçà de leurs aspirations profondes. La fin de Kitty rappelle de manière particulièrement abrupte et cruelle le tragique de ces existences effacées : tandis que Glen boucle avec succès son enquête et que son estime pour Betty le rapproche d'elle, c'est en tant que cadavre que Kitty lui reste dans les bras après qu'il l'eut aimée sans pouvoir le lui dire.

Les deux univers ainsi dépeints évoluent sur des orbites séparées que les meilleures intentions de Brown ne parviennent pas à rapprocher vraiment. Le monde des nantis flotte comme en apesanteur à la surface de celui des humbles. En haut, des hommes cultivés et reconnus, des femmes ravissantes et douées, un mode de vie raffiné et une religion choisie, avec piétisme ou théologie en option. Vêtements de marque, livres et musique, équitation et golf, whiskies et havanes, vins recherchés et mets exceptionnels, tableaux de maîtres et voitures de collection, parcs et châteaux, etc., que souhaiter de plus pour substituer un monde plaisant à la vulgarité régnante ? En bas, un vide assez terrifiant sous les apparences plus ou moins rassurantes de l'existence routinière. On peut aussi y avoir envie de Dieu et même le sentir proche par moments, mais la religion est perçue comme accessoire et le malheur est omniprésent. L'existence relève surtout de contingences triviales qui engluent, dans l'anodin quand ce n'est pas dans le sordide, ceux qu'une incompréhensible prédestination condamne à ce sort. Mélancolie et nausée l'emportent. La description de la maison de retraite est à cet égard d'un réalisme saisissant : image extrême de la vie quelconque et d'une survie inutile, sans issue, lieu de la déchéance incontournable où rôde la mort, que le révérend Brown frappé de mutisme ne pourra que fuir. On comprend aussi que l'ecclésiastique ne suggérera pas à Glen d'aller annoncer "l'évangile de la résurrection" aux parents de Kitty suicidée…

Quels sont, en fin de compte, les horizons de foi et d'espérance sur lesquels ouvre ce roman ecclésiastique qualifié de polar théologique dans certaines recensions ? Où et par quels dons se révèle la présence divine ? Perplexe, le lecteur s'interroge. Comment les promesses dont sont riches les vies de Glen, de Betty et de leurs semblables pourront-elles se réaliser au modeste niveau qui est le leur ? Le désespoir de Kitty restera-t-il à jamais sans consolation ? Loin des mondanités profanes et religieuses, des faux paradis du luxe et des gloires de l'histoire, la navrante opacité de la vie des humbles attend que se dévoile quelque chose du mystère de la rédemption et du Royaume annoncé… De son côté, le révérend Brown ne doute-t-il pas en son for intérieur de voir un jour se concrétiser, en lui et chez ses paroissiens, cette libération qu'il prêche trop habituellement en vain ? L'esthétique et la culture n'étant pas à même, sauf en de rares occasions, de porter la Parole aux déshérités à qui elle est destinée en priorité, comment peut-il transmettre la foi chrétienne et l'incarner dans sa vie en la partageant avec les malheureux ? Certes, il admet que l'Eglise n'assume plus les mêmes fonctions que par le passé et qu'elle se discrédite en continuant à se payer de mots. Mais ne sachant que faire et n'osant pas se risquer dans l'inédit, il se résigne à tenir de son mieux le rôle social qui lui est dévolu et se raccroche aux gratifications intellectuelles et artistiques, sans en oublier quelques autres plus tangibles. Les paroisses survivent tandis que l'avenir humain de Dieu se joue de plus en plus ailleurs, et que la multitude s'épuise dans un monde triste et dur sous un ciel vide. L'ordre des choses impose son règne et le décorum masque la morne réalité des plaisirs frivoles comme du mal-être commun ; l'amour s'est perdu et l'impasse s'avère totale.

Un gouffre sépare l'ordinaire du sublime, mais celui-ci n'est qu'un leurre n'offrant aucun accès au salut lorsque, privilège d'une minorité, il se réduit aux valeurs chères aux milieux cultivés. Les discours théologiques les plus érudits et les prestations artistiques les plus admirables se révèlent impuissants à faire advenir Dieu parmi les hommes par la seule médiation des savoirs et des émotions réservés aux meilleurs. Et le remède à cette situation ne saurait consister en une simple promotion culturelle moyennant une gestion améliorée des rapports entre les esprits éclairés et les autres. Une imposture habile à se dissimuler est ici à l'œuvre, obstinée, impitoyable, et à terme mortelle pour tout le monde : les mystifications générées par les privilèges occultent l'engloutissement des pauvres dans une béance anonyme désertée par le sens et la religion. Alors, de quel face à face radical entre terre et ciel renaîtra la Parole à la fois capable de racheter et de transfigurer la vie méprisée des humbles, et d'ouvrir les yeux et le cœur des nantis ? Peut-être faudra-t-il, pour émerger des ténèbres, de la médiocrité et des illusions présentes à Arundel comme partout, affronter et traverser de part en part les abîmes de l'insignifiance, de l'inanité et de l'artifice en renonçant aux palliatifs qui entretiennent la routine et aux idoles qui servent à la légitimer. Pour sa part, Albert Schweitzer dont la passion pour la recherche et l'art a été des plus fécondes, et dont Philippe Aubert aime à célébrer la mémoire, estimait que Dieu n'est réellement accessible que dans le service modeste et désintéressé des hommes, et d'abord des plus démunis ***.

En nous éloignant d'autrui, la mélancolie romantique invoquée en exergue de l'ouvrage **** n'offre qu'un refuge illusoire, sans consolation réelle pour ceux qui sont dans le malheur. Le propos de Lord Byron pourrait donc, même si cela paraîtra fade et désuet à certains, être retourné comme suit : "Oh lis, j'aimerais te contempler avec le regard porté sur toi par Dieu en ce matin où il t'a créé, pour reconnaître à travers ton image l'innocence et la splendeur qui transfigureront toutes les flétrissures et sauveront le monde, et pour obtenir de coopérer à cette rédemption." Gabriel Vahanian, pour citer un autre théologien cher à l'auteur du roman, dirait que la vie vaut d'être vécue dans le monde tel qu'il est, pour le changer : c'est là et dans nul autre lieu imaginaire que résident pour nous la gloire de l'homme et la gloire de Dieu.

Jean-Marie Kohler

* Disponible auprès de l'auteur (Tél. 03 89 42 38 95), ou dans les librairies Oberlin (Strasbourg) et Bisey (Mulhouse) ; 128 p., 12 euros.

** "Il n'y a peut-être pas plus grande épreuve, aujourd'hui, pour les hommes des pays libres et civilisés, que d'être forcés d'écouter un sermon. Seul le prédicateur a, dans ces contrées, le pouvoir d'astreindre son public à l'immobilité, au silence et à la torture. Seul le prédicateur peut proférer avec délectation lieux communs et truismes et leur contraire, tout en se voyant gratifié, privilège incontesté, d'une attitude respectueuse, comme si de ses lèvres tombaient des paroles d'une éloquence passionnée, d'une logique convaincante. (…) Personne ne peut se débarrasser du prédicateur. Il est le raseur de notre temps, le cauchemar qui perturbe notre repos dominical, le mauvais rêve qui rend notre religion lourde à supporter et désagréable le service divin. Nous ne sommes pas forcés d'aller à l'Eglise ! Non, mais nous voulons (…) ne pas être forcés de ne pas y venir. Nous (…) sommes résolus à jouir du réconfort du culte public, mais nous désirons aussi pouvoir le faire sans subir cet ennui que la nature humaine ne peut normalement pas supporter avec patience, pouvoir quitter la maison de Dieu sans cette envie de fuir que provoque ordinairement l'ordinaire sermon. "

A. Trollope, Les Tours de Barchester

*** D'aucuns ont perçu un clin d'œil providentiel, d'un humour anglais plein de malice…, dans la conjonction, lors de leur présentation en librairie le 26 novembre 2005, des "Fantômes d'Arundel" et de la correspondance d'Albert Schweitzer avec Hélène Bresslau ("Correspondance, 1901-1905, L'amitié dans l'amour", Edit. Jérôme Do Bentzinger, Colmar, 2005).
Citation de Schweitzer figurant au dos du recueil de lettres :"Et je veux me débarrasser de cette vie bourgeoise qui pourrait tout tuer en moi" ! Est-il sûr que le danger identifié en 1905 se soit dissipé depuis, rendant du coup vain le type d'engagement radical choisi par le théologien ?

**** "Au lis. Avant que le vent disperse tes feuilles, arrête, emblème prétendu de l'innocence, et donne-nous, du moins en te flétrissant, la leçon que ton déclin offre aux hommes."

Lord Byron

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