Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue

Les roses d'Éthiopie : profits et misère
Un développement ravageur

« Éthiopie : des fleurs contre la faim » : cette belle vidéo de vingt minutes vaut mieux que bien des pages d’analyses socio-économiques, tant par la pertinence des observations présentées que par sa force de persuasion. La complexité des facteurs en jeu est restituée de façon simple et nuancée, et la démonstration est conduite avec une rigueur que n’hypothèque aucun schématisme idéologique. Excellente illustration de la problématique abordée sous l’intitulé « Marchandisation du monde » sur ce site, cette vidéo et le court texte qui l’accompagne font écho à la vidéo accessible via la page d’accueil du site dans laquelle une adolescente interpelle des dirigeants et des experts de l’environnement à l’ONU sur le thème « Quel monde allez-vous laisser aux générations à venir ? »

« L'Europe, l'Inde et les Émirats arabes unis se l'arrachent. Depuis plusieurs mois, la fleur éthiopienne n'en finit pas de s'exporter. À une vitesse extravagante. En un an, les revenus tirés des exportations de fleurs ont augmenté de 500%, faisant de l'Éthiopie le deuxième pays exportateur de fleurs coupées du continent, juste derrière le Kenya voisin.

Voir la vidéo sur Arte.tv

Face à l'afflux massif de demandes d'autorisation d'exploitation en provenance des Pays-Bas, d'Allemagne, d'Inde ou même d'Israël, les autorités éthiopiennes ont pris conscience de tout le bénéfice qu'elles pouvaient tirer de leurs terres et de leur climat, propices à la culture de nombreuses variétés de fleurs, et ce toute l'année. Le gouvernement a donc décidé de louer des milliers d’hectares à des investisseurs étrangers.

C’est le cas de Sai Ramakrishna Karuturi, un Indien plus connu sous le nom de Monsieur Ram. Arrivé il y a huit ans, il exploite onze hectares à proximité d’Addis-Abeba. Les roses ont fait de lui un homme riche. Monsieur Ram emploie près de 6 000 personnes, dont 80 % de femmes, âgées pour la plupart d’une vingtaine d’années. Recrutées dans les villages alentour, elles gagnent l’équivalent de 50 cents par jour.

« L’agrobusiness » explose. Selon les études les plus récentes de l’ONU, de 15 à 20 millions d’hectares de terrains ont déjà été bradés en Afrique. Aujourd'hui, le pays compte près de soixante-dix exploitations horticoles, dont plus de la moitié sont détenues par des entreprises étrangères. Quelques 1 700 hectares de terres sont consacrés à la culture de roses et autres variétés particulièrement prisées par les Européens et les Asiatiques.

De Tilman Przyrembel, Sebastian Kuhn et Wolfgang Schoen - ARTE GEIE / TV Schoenfilm - Allemagne 2010 »

Mettre en rapport l’offre et la demande à travers le monde apparaît a priori comme une sage et heureuse démarche à tous égards, comme une belle performance de la globalisation. Les Éthiopiens ont de la terre et des bras pour la travailler, mais l’agriculture traditionnelle demeure trop archaïque pour dégager les ressources permettant d’accéder sans délai aux biens modernes qu’ils convoitent comme les autres habitants de la planète. L’Occident et les nantis du Moyen-Orient et d’Asie ont besoin de roses pour se faire plaisir, mais le coût du travail empêche la production sur place de fleurs aussi bon marché que celles d’Éthiopie. La finance internationale offre de combler les désirs des uns et des autres en même temps qu’elle servira ses propres intérêts en investissant massivement dans la floriculture industrielle sur des périmètres irrigués aménagés au sud d’Addis-Abeba. Cette collaboration élargie avec les tropiques semble assurément constituer une opportunité providentielle. Que l’opération ne touche que les terres les plus fertiles de ce pays compté parmi les plus pauvres du monde est occulté et ne chagrinera que les esprits chagrins...

Cadeau tombé du ciel, ce programme est censé transformer de fond en comble ce pays lointain et pauvre que rien ne prédestinait à un tel miracle. L’avis des experts est formel : cet investissement assurera la mise en valeur d’un capital foncier sous-exploité au regard des critères de l’agriculture moderne, procurera des revenus à une main-d’œuvre considérée comme sous-employée d’après les mêmes critères, formera des techniciens et des cadres capables d’intérioriser les impératifs de la rationalité économique régnante, se traduira par un transfert de technologie comportant de multiples effets d’entraînement jusque dans la sphère de l’agriculture traditionnelle, élèvera le niveau de vie grâce au salariat et au commerce, améliorera le système éducationnel et sanitaire, développera les infrastructures de communication et de transport, et apportera de substantielles retombées financières à l’État éthiopien qui pourra en plus étendre sa mainmise administrative et politique. Un avenir plus radieux encore est annoncé avec le projet d’adjoindre d’autres cultures industrielles à celle des fleurs : du riz, du maïs, de la canne à sucre, et de l’huile de palme susceptibles de libérer le pays des aléas d’une agriculture rudimentaire et d’approvisionner le marché national et l’exportation.

Mais une analyse plus serrée soulève d’inquiétantes questions. Pourquoi réserver à la culture de fleurs les meilleures terres de ce pays que menace la faim ? Qui feindra de croire, connaissant les milieux paysans traditionnels d’Afrique, que les cultivateurs éthiopiens acceptent librement de vendre leurs terres, en pleine connaissance de cause, en renonçant à la source de leur subsistance et au support de leur identité ? Peut-on considérer comme un progrès la mutation de l’ancien paysannat en un salariat surtout constitué de femmes mal rémunérées, voire d’enfants forcés de travailler ? De faible rentabilité, les sols pauvres ou non irrigables n’attirent évidemment pas les investisseurs. Sauf pressions et expropriation, les petits cultivateurs qui n’ont que leur terre pour subsister ne la vendent pas d’ordinaire, ce genre de transaction n’intéressant que les propriétaires aisés qui se détournent de l’agriculture pour miser sur les rapports marchands ou sur une promotion dans les structures dominantes. Et la salarisation ne peut mener, dans ce contexte, qu’à la paupérisation du plus grand nombre, à l’exode vers les villes, à la prolétarisation des périphéries suburbaines. Au reste, les intéressés n’hésitent pas à se plaindre d’avoir été spoliés et d’être réduits à une forme d’esclavage.

On sait que toute transformation sociale a un coût et entraîne des drames humains, encore faut-il que le changement soit globalement bénéfique pour qu’il soit acceptable. Ce n’est pas le cas en l’occurrence. D’une subtilité très supérieure à la technologie de la monoculture des fleurs, les connaissances et les savoir-faire agricoles traditionnels assuraient une gestion assez efficace des facteurs de production locaux dans les conditions complexes du milieu naturel, et ils préservaient une précieuse autonomie face à l’extérieur en donnant aux plus démunis accès aux biens de première nécessité. En se substituant à l’ancien système agricole, la technologie de production industrielle disqualifie le capital d’expérience accumulé antérieurement et ruine l’autonomie qu’il assurait. La sécurité alimentaire s’en trouve menacée, et tout retour au système de subsistance sera quasiment impossible en cas de besoin. Mais c’est au plan humain que le coût de ce programme se révèle le plus élevé. En même temps qu’ils ont perdu leur terre et l’accès immédiat aux produits alimentaires de base, les paysans ont perdu la maîtrise de leur système socioculturel et se trouvent désormais pris dans l’engrenage destructeur de la marchandisation des relations sociales.

Grand consommateur de terres fertiles et d’une eau très recherchée, commandé par une spéculation financière qui n’hésite pas à exporter l’essentiel des profits hors d’Éthiopie, ce programme pratique la rapine au mépris de l’environnement et des hommes. Sous couvert de progrès technique, le recours massif aux engrais et aux pesticides représente une très grave menace pour le milieu naturel et pour la santé des personnes employées par cette industrie. La terre, les cours d’eau et les puits sont pollués par des substances chimiques qui détruisent les micro-organismes des sols, la végétation aquatique et les poissons. D’ores et déjà certaines maladies se multiplient chez l’homme, et la rotation des postes de travail ne saurait parer à ce danger. Le péril apparaît d’autant plus grand qu’il peut donner lieu à des développements différés sans prise en charge prévue, et qu’il faut même craindre que la fertilité humaine puisse en être affectée. Le principe de précaution en vigueur dans les pays du Nord n’est guère pris en considération dans le Sud, et la législation y est encore plus facilement contournée : la vie humaine n’y a pas le même prix et la corruption s’y déploie souvent en toute impunité.

Grâce aux roses, le téléphone portable et la télévision se répandront dans la campagne éthiopienne comme sur le reste de la planète, ainsi qu’une multitude d’autres biens modernes qui s’avèrent utiles ou sont présentés comme tels par la publicité. Les investissements rapportent grassement aux détenteurs du capital. Mais les Éthiopiens sont-ils condamnés à se soumettre de la sorte aux stratégies de la finance internationale et des acteurs économiques et politiques dominants plutôt que de pouvoir instaurer un développement adapté aux besoins locaux, fondé sur les possibilités locales ? Pourquoi privilégier l’implantation de ces fermes industrielles au lieu de continuer à appuyer le programme de la FAO au bénéfice des petites et moyennes entreprises paysannes ? Et que se passera-t-il le jour où cette monoculture succombera à un accident d’ordre biologique ou économique, comme une irruption massive de parasites animaux ou végétaux, un surcoût des frais de transport ou un fléchissement de la demande, ou une délocalisation de la production vers des bassins de main-d’œuvre encore meilleur marché ? D’aucuns auront profité des roses et des profits qu’elles auront rapportés, mais à la plupart il ne restera que leurs yeux pour pleurer...

Jean-Marie Kohler

 

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