Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue
Se fier au temps

Suggestions pour le café philo de Hundsbach

La post-modernité se caractérise, entre autres, par une rupture capitale intervenue dans notre rapport au temps. Jean-Claude Guillebaud décrit cette rupture de façon imagée en se référant à un sablier dont les proportions se seraient inversées. L'étranglement du milieu figurant le présent se serait démesurément gonflé, aux dépens de la sphère du passé (au-dessus) et de celle de l'avenir (au-dessous). Autrefois prévalaient la mémoire et les projets, le souvenir et l'espérance, le rêve d'un paradis perdu et l'attente d'une rédemption ; le présent ne marquait que le passage fugace de la sphère du passé à celle du futur. Aujourd'hui s'impose un présent hypertrophié qui tend à ignorer l'histoire écoulée et à ne rien espérer pour demain ; s'arrogeant tous les droits, ce présent envahit l'ensemble du champ de la conscience individuelle et collective. La tradition et l'eschatologie sont pareillement congédiées, tandis que l'individu est exalté et sacralisé dans un hic et nunc hors duquel il n'y a point de salut. Que ce soit par des voies aussi différentes que l'ascèse solitaire ou la mystique fusionnelle, l'accomplissement humain n'est considéré comme possible que dans l'immédiat. Pourtant, si nous ne pouvons pas habiter ailleurs que dans notre lieu et notre temps, notre localisation et notre temporalité ne sauraient nous contenir.

Dans la société actuelle, la prédominance du présent s'impose d'abord à travers le caractère éphémère de la marchandise, commandé par la logique du profit et l'évolution technologique qui la sous-tend. Ne vaut vraiment que ce qui vaut aujourd'hui pour aujourd'hui, car tout est voué à devenir rapidement obsolète, et l'avenir est assimilé à un simple prolongement de cette fuite en avant. Rien n'échappant à l'hégémonie du système marchand, l'homme et la société sont radicalement refaçonnés par de puissants moyens de communication. Les déterminations principalement matérielles de cette mutation sont voilées sous les couleurs de l'épanouissement personnel et de la conquête des droits individuels et démocratiques, au nom de la liberté du consommateur et de l'électeur. Les spiritualités véhiculées par le retour du religieux sont à leur tour mobilisées. En prétendant mettre l'homme à l'abri des idéologies aliénantes qui se rattachent au passé ou postulent un futur, de nouvelles croyances promettent un accès immédiat à la plénitude individuelle en harmonie avec le cosmos et l'être dans sa totalité. Se réaliser en toute liberté, sans référence transcendante et sans médiation, est censé faire de l'individu un créateur divin suscitant ex nihilo sa propre existence en même temps que celle de l'entité divine qui constitue le monde - New Age. Mais cette vision anhistorique et panthéiste issue du syncrétisme ambiant n'a rien à voir, contrairement à ce qui est souvent avancé pour la légitimer, avec la conception chrétienne de la vocation divine de l'homme.

Quand Etty Hillesum exprime le désir d'aider Dieu en substituant l'amour à la haine dans le cœur des déportés du camp nazi de Westerbork, c'est bien d'un enfantement de Dieu qu'il s'agit, hic et nunc. Mais non pas d'un Dieu dont elle serait elle-même la source et la mesure, ou d'un Dieu cosmique indéterminé. Son Dieu est celui de la Bible, dont il est écrit qu'il est à l'origine de l'histoire humaine et qu'il l'accomplira selon la promesse inhérente à l'acte créateur, un Dieu personnel livré à la merci des hommes et qui ne peut venir au monde que dans une confiance tissée dans l'étoffe du temps. La foi d'Etty Hillesum en l'inconditionnelle tendresse opposée au mensonge et au meurtre, comme dirait Maurice Bellet, concerne certes le vécu réel et non un hypothétique plus tard, mais elle se rattache à une parole donnée et à une espérance, à une alliance qui relève d'un passé et qui ouvre sur un avenir. Si l'au-delà ne peut se vivre qu'au présent, y compris dans les circonstances dramatiques de la déportation et de la mort à Auschwitz, ce présent dépasse absolument ce qui est à notre portée immédiate. La parole ne surgit pas du rien de l'instant, elle n'est accessible que parce qu'elle a été donnée pour être transmise, comme tout est donné pour autrui en même temps que pour soi. Le surgissement et le développement de l'amour humain sont soumis aux mêmes conditions et empruntent les mêmes voies. Le centre de soi n'est pas une entité solitaire, mais le lieu d'une relation qui engendre l'être au sein d'une communion (les chrétiens parlent de Trinité à propos de Dieu) .

Le seul présent qui soit à la dimension de l'homme est celui qui s'inscrit dans un infini qui le dépasse. Non pas un présent aplati et fermé sur lui-même, qui serait réducteur de l'homme et de la vie qui lui vient d'ailleurs ; mais un présent qui transcende l'homme en son centre, là où lui sont signifiées son origine et sa fin. Ce présent est immense quand il rassemble nos pères et mères et nos enfants, la mort et la résurrection, la terre et le ciel, sans être bouclé pour autant. Raimon Panikkar dirait que se conjuguent là, dans un centre vide de tout égoïsme et dans un présent transfiguré, le vertical et l'horizontal, la transcendance et l'immanence, la tradition, la création et l'ultime achèvement. Mais il ne suffit pas de relativiser toutes choses en affirmant qu'elles se rejoignent au sommet dans un présent perpétuel, et que nous pouvons atteindre l'unité dans une communion holistique avec l'univers ou Dieu. L'homme n'est pas le cosmos et n'est pas Dieu. Et l'histoire n'est pas une illusion au service d'un destin prédéterminé où tout serait en tout et accessible d'emblée, sans enfer et sans besoin de rédemption. L'histoire est réelle et tragique, en raison de notre liberté et de la portée pratique de ses enjeux dans la nature et parmi les hommes. Nous avons, en nous et autour de nous, à respecter et à faire respecter la vie et son environnement, à combattre le mal et la mort sous toutes leurs formes, à instaurer plus de justice et de paix, à susciter le bonheur là où règnent la tristesse et la démission, à rejoindre à sa source le désir qui s'identifie à la vie.

L'animal vit dans un présent qui s'épuise dans son immédiateté : son psychisme mémorise en fonction des besoins de son existence concrète, mais il n'a ni traditions ni projets et ne connaît pas de valeurs. L'homme est radicalement différent à cet égard, parce que capable de se concevoir et de se réaliser dans le temps en fonction de valeurs qui le dépassent. Lui seul est, de ce fait, susceptible d'assumer la création et le devenir de Dieu dans cette création. Le prix que l'homme attache à la fidélité, alors que tout semble possible et permis, est particulièrement révélateur de son être spécifique. Cette fidélité ne relève pas d'un calcul qui, en termes de sécurité ou de jouissance, comparerait les avantages et les inconvénients d'une satisfaction immédiate à ceux d'une satisfaction différée ou d'un renoncement. Elle répond à la reconnaissance de valeurs fondamentales qui s'enracinent en deçà du présent et ouvrent sur un au delà, créatrices de la personne et de l'humanité. La parole donnée est infiniment plus qu'un contrat révisable en fonction de circonstances conjoncturelles ; sa force ne lui vient pas d'obligations arbitraires et extérieures, elle est inscrite dans la parole originelle qui structure la personne en deçà de l'instant présent et l'homme lui-même. Ce qui se joue là, c'est notre identité par rapport à quelque chose de transcendant que certains appellent Dieu.

Ces réflexions ne résultent pas d'une idéologie philosophique ou théologique posée a priori. Elles renvoient à l'expérience vécue qui, parce que telle et tout en étant forcément particulière, peut donner accès à l'universel. C'est à travers son cheminement en des lieux et des temps concrets que l'homme peut incarner une part de l'humanité. Pour ce qui est de la temporalité, une formule devenue célèbre dit qu'il faut laisser le temps au temps… Cela signifie que personne n'est maître du temps. On peut s'illusionner sur le contrôle de l'existence par la gestion des avoirs et des pouvoirs, mais nul n'a la clé du devenir de son être. Le temps ne peut être ni anticipé ni reproduit. La vie de l'homme est une affaire de mûrissement, et non pas de génération spontanée, de frénésie conquérante ou d'obsession de collectionneur. Il y a un temps pour chaque chose qui échappe à la programmation et à la volonté, mais qui s'annonce et se réalise de façon mystérieuse à son heure. Par la médiation de ce que certains appellent la prière, l'homme peut s'ouvrir à cette heure, mais il ne peut pas l'ouvrir de force, à son gré. Pour rejoindre le désir qui est au plus intime de chacun, il faut essayer de le rejoindre patiemment et avec humilité à sa source, puis l'accompagner dans sa dynamique propre sans l'encombrer d'envies pressées qui le réifient. Nous n'avons pas plus prise sur notre être que sur autrui, car toute tentative d'emprise fait échapper l'essentiel.

On pourrait ajouter ici une réflexion sur l'ultime vanité des savoirs que nous cherchons à amasser, et sur les prétentions de la rationalisation en général. C'est bien entendu le propre de l'homme de chercher à comprendre et à transformer son être et le monde en mobilisant tous les moyens de son intelligence, et il lui faut honorer cette vocation sans paresse ni illusions quiétistes. Mais sous un certain rapport, il en va des savoirs comme des avoirs : le salut est supposé se trouver au bout de l'accumulation, or celle-ci est en réalité sans fin. L'essentiel est marqué du sceau de la gratuité et ne pourra jamais être embrassé dans sa totalité. Il faut beaucoup de temps pour commencer à comprendre les choses les plus simples ; et plus on avance dans cette direction, plus se dévoile l'immensité de l'essentiel. Là apparaissent les limites du travail qui vise à s'approprier la réalité  et à  la dominer.  Comme tout  homme  en son for  intérieur, les grandes
Chemin
traditions philosophiques et religieuses estiment que le cœur est finalement plus important que l'intellect, que la sagesse est plus précieuse que les savoirs, que l'amour l'emporte sur l'intelligence. Dans la rencontre du beau comme dans la relation amoureuse ou l'expérience religieuse, l'intelligence apporte un éclairage des plus utiles, mais le mystère ne se pénètre que par grâce, à la faveur de l'émotion, de la sensibilité, de l'intuition.


Jean-Marie Kohler
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