Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue
Marchandisation du monde
et ambiguïté des positions chrétiennes

La réflexion proposée dans ce texte a été menée à partir du livre de Pierre Vilain intitulé L’avenir de la terre ne tombera pas du ciel (Préface d’Albert Rouet, Desclée de Brouwer, Paris, 2007), avec un intérêt particulier pour la question de la crédibilité de l’Église catholique dans l’environnement contemporain. C’est une réflexion personnelle qui ne constitue pas un compte rendu de l’ouvrage, et qui n’engage pas la responsabilité de l’auteur du livre. Nombre des observations qu’elle avance peuvent, correctement transposées, s’appliquer à d’autres Églises.

La pauvreté dont parle ce texte n’a rien d’idyllique. Á côté des bons pauvres qui sont tels que les riches les aiment, méritants et reconnaissants des bienfaits qui leur sont accordés, il y a les autres que l’on aime moins et ceux que l’on n’aime pas. Anonyme et menaçante, la marée montante de ces derniers regroupe les déshérités qui n’acceptent plus leur misère ni le mépris du monde ; quoique trop exigeants et ingrats aux yeux des braves gens, sans moralité et sans religion aux yeux des puritains et des dévots, vulgaires ou barbares aux yeux des esprits cultivés, et dangereux pour l’ordre établi, eux aussi ont droit à la justice.

Sans doute convient-il également de préciser tout de suite que les appréciations portées sur le fonctionnement des organisations sociales et sur les pratiques de leurs responsables, dans le monde comme dans l’Église, ne comportent aucun jugement sur les personnes. Il est évident que l’on trouve dans le système capitaliste des cadres d’une probité et d’un dévouement exemplaires, et que l’Église compte, jusque dans ses rangs les plus élevés, beaucoup d’hommes et de femmes d’une rare fidélité à l’évangile. Et à l’opposé, le dénuement ne garantit nullement la vertu. Qui, au demeurant, pourrait juger autrui ?

Bien qu’elles ne soient nullement polémiques, ces réflexions apparaîtront à certains comme trop critiques au plan religieux, plus sociologiques que spirituelles, plus attentives aux contradictions de l’Église institutionnelle qu’à la foi et à la dynamique des communautés croyantes. D’autres se féliciteront de la démarche suivie en estimant qu’il faut s’efforcer de dévoiler ce qui hypothèque aujourd’hui la crédibilité du message chrétien. En tout cas, les questions traitées dans le livre de Pierre Vilain et abordées dans ce texte sont cruciales pour l’avenir et méritent d’être débattues.

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Ce nouveau livre de Pierre Vilain est à l’image de son auteur : tout entier traversé par la passion de l’évangile et par la passion des hommes. L’ancien journaliste de La Croix du Nord, de La Vie et de Témoignage chrétien n’a rien perdu des convictions qui l’ont porté, cinq décennies durant, à se battre pour la justice et la paix jusqu’aux quatre coins de la planète. Dans le sillage de ses engagements professionnels, Pierre Vilain assume sans réserve les exigences de sa foi pour imaginer un monde plus fraternel, et pour contribuer à le bâtir. Vaste entreprise qui renvoie à l’histoire et aux problèmes contemporains, à l’économie et à la politique, à l’éthique et à la théologie. Le lecteur notera l’étonnante actualité des textes scripturaires et patristiques cités dans l’ouvrage, et il suivra avec intérêt l’évolution des positions de l’Église en matière sociale. En compagnie de l’auteur qui les a connus, il croisera quelques-uns des penseurs et des hommes ou des femmes d’action qui ont écrit les plus belles pages de la réflexion et de la pratique chrétiennes au siècle dernier, et il appréciera la présentation documentée et chaleureuse de la créativité religieuse dans l’après-guerre.

Fidèle contre vents et marées au renouveau spirituel et théologique qui a marqué le concile Vatican II, Pierre Vilain est sensible à la moindre brise évangélique. Il n’ignore pas les fautes commises par l’Église catholique dans le passé et ne cache pas la tristesse et l’indignation que lui inspirent divers agissements récents et actuels. Mais cela ne l’empêche pas d’accueillir avec une sympathie de principe les enseignements du magistère quand ils concernent l’essentiel de la foi et de la vie des hommes. S’appuyant sur l’immense apport du christianisme, son espérance l’emporte sur ses réticences et se veut communicative. Parviendra-t-il à convaincre ses lecteurs ? C’est probable pour ce qui est du fond des problèmes traités, mais on peut penser que la portée pratique qu’il prête aux encycliques en laissera dans le doute plus d’un. Certains se demanderont même si l’auteur n’accorde pas trop d’importance aux formes présentes des institutions et du discours catholiques cependant que l’avenir de l’évangile semble désormais se jouer au-delà. Suffit-il de prêcher la bonne parole ? Il n’est pas exclu que le langage ecclésiastique soit trop usé pour encore se faire entendre aujourd’hui et pour valoir d’être défendu tel quel...

D’après la Bible, Dieu seul est le maître de la terre qu’il a tirée du tohu-bohu originel, et l’homme n’en est que le gestionnaire, libre et responsable, appelé à adopter les intentions du Créateur et à poursuivre son œuvre. C’est donc, insiste Pierre Vilain, selon les vues de Dieu et au bénéfice de tous les hommes en tant que membres d’une même famille que l’humanité est chargée d’entretenir et de faire fructifier la terre qui lui est confiée comme un patrimoine commun. L’idéologie moderne qui transfère aux créatures la souveraineté réservée au Créateur est récusée, et il est rappelé que les droits des individus, comme ceux de quelque groupe particulier que ce soit, sont tous subordonnés au bien des communautés et de l’ensemble de l’humanité. Bien qu’elle constitue un des fondements premiers de l’ordre social, la propriété individuelle se trouve par conséquent dépouillée du caractère sacro-saint dont elle est couramment revêtue. Un Dieu qui aurait créé les richesses pour les riches et voué les pauvres à la pauvreté est impensable dans la tradition judéo-chrétienne, et les textes fondateurs n’ont pas cessé de répéter que nulle propriété n’est absolue, que toutes les richesses doivent être partagées.

En Israël, le jubilé fêté tous les cinquante ans imposait d’annuler les droits issus des diverses formes d’accaparement pratiquées par les nantis, en procédant à la libération des esclaves et au retour à leurs propriétaires d’origine des terres acquises depuis le jubilé précédent – une mesure si radicale qu’elle n’a guère été appliquée. Chez les chrétiens, la mise en commun des biens instaurée par la communauté primitive s’est perdue en même temps que la croyance en une fin du monde imminente, mais les Pères de l’Église ont toujours continué à privilégier les besoins des hommes, et notamment des pauvres, sur les droits des possédants. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin a magistralement développé cette doctrine dans sa Somme théologique, et les règles qu’il a formulées n’ont jamais été démenties par la suite. De ce fait, les textes pontificaux récents n’apportent pas d’innovations notables concernant le statut des richesses et l’usage qu’il convient d’en faire, mais ils ont le mérite de confirmer les positions traditionnelles de l’Église et de les appliquer aux situations contemporaines sans sacrifier aux idéologies dominantes.

C’est donc à juste titre que Pierre Vilain affirme que les textes rapportés dans son ouvrage à propos de la propriété et des riches pourraient faire trembler les Bourses du monde entier s’ils étaient pris à la lettre. Mais, ne l’ayant jamais été et n’étant pas sur le point de l’être, ils ne font trembler personne... Que les pratiques courantes relèvent de tout autres principes ne constitue cependant pas une invitation à s’en accommoder, et le lecteur sera tenté de se demander, non sans raison, pourquoi ces textes n’ont même pas fait trembler les murs des monuments religieux, et n’ont pas atteint les privilèges du clergé et les considérables richesses amassées par l’Église au fil des siècles... C’est que, de toute évidence, les textes ne suffisent jamais à instaurer ce qu’ils préconisent. N’est-il pas symptomatique que les combats contre l’injustice ont généralement dû être menés contre l’Église en même temps que contre les classes sociales dominantes, par des forces profondément imprégnées de valeurs chrétiennes mais opposées aux institutions ecclésiastiques jugées accapareuses et oppressives ?

Chaque époque étant confrontée à des problèmes pratiques et idéologiques particuliers, la Bible qui reflète près de deux millénaires d’histoire présente la divinité sous un grand nombre de visages plus ou moins contradictoires – du Dieu guerrier implacable au Dieu blessé dans son amour pour les hommes. Aujourd’hui encore, chacun et chaque communauté a tendance à imaginer Dieu selon ses propres besoins. Les défavorisés appelleront à leur secours un Dieu sensible à leur malheur et animé du désir de les délivrer de l’ordre injuste dont ils sont victimes. Les nantis aimeront à glorifier le Dieu dont ils croient détenir leurs avantages en récompense de leurs mérites et, en toute tranquillité de conscience, lui demanderont de protéger l’ordre social dont il est censé être le garant à leur profit – quitte à lui suggérer d’en faire également bénéficier les miséreux dans la mesure du possible... Est-ce à dire que les figures de Dieu ne dépendent que des hommes qui les façonnent ? Pierre Vilain rejette ce relativisme en estimant, textes à l’appui, que le Dieu biblique est avant tout le Dieu des pauvres dans l’un et l’autre Testament, quelles que soient les représentations que la religion et la société en donnent par ailleurs.

On sait l’importance primordiale qu’Israël attachait au Temple de Jérusalem et au culte qui s’y pratiquait. Le sanctuaire abritant l’arche d’alliance et les Écritures n’était pas seulement le centre religieux où les prêtres présidaient aux prières et aux sacrifices d’animaux pour honorer Dieu et obtenir sa protection, mais l’un des principaux piliers de tout l’édifice social et politique du peuple élu. Or le Dieu invoqué et glorifié dans ce haut lieu semble avoir toujours été plus proche des pauvres et des méprisés que des grands et de ceux qui se réclamaient de lui pour s’imposer par le biais du culte et du pouvoir politique. La Loi insiste sur la sollicitude due aux indigents, à la veuve, à l’orphelin et à l’étranger. De nombreux psaumes reprennent inlassablement la prière des petits qui se sentent dédaignés et piétinés par les puissants. Et les prophètes explicitent, sans ménagements pour les riches, les implications de cette préférence divine pour les humbles. Amos proclame avec véhémence que secourir les malheureux importe plus que le culte, et que Dieu n’a que dégoût pour la religion quand la justice est bafouée.

Jésus reprend le message des prophètes et inaugure sa mission avec cette parole d’Isaïe : « Porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance, rendre la liberté aux opprimés ». Mais ce message est investi d’une radicalité nouvelle et destiné à tous les hommes sans considération d’appartenance. Parlant du shabbat, il affirme que la Loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la Loi. Il s’intéresse davantage aux personnes et à leur vécu qu’à la religion et donne la priorité à ceux que les prêtres et les docteurs de la Loi rejettent. Capables à ses yeux d’aimer plus que les honnêtes gens imbues de leur vertu, les prostituées, les publicains et les autres laissés-pour-compte de la société seront, d’après lui, les premiers dans le Royaume de Dieu. Le Samaritain qui a pris soin du voyageur blessé et abandonné au bord de la route de Jéricho est présenté comme supérieur au prêtre et au lévite qui se sont détournés de lui pour ne pas se souiller. La foi des païens est citée en exemple pour flétrir l’incrédulité de ceux qui se flattent d’être des fils d’Abraham. Les ouvriers de la onzième heure seront rétribués comme ceux qui ont peiné toute la journée, dit Jésus, et Dieu accordera aux derniers parmi les hommes la première place auprès de lui. Pour témoigner de ce Dieu qu’il nomme père, il ne craint pas de porter atteinte à l’ordre religieux et social, et de s’aliéner les autorités sacerdotales et politiques.

Ce prophète déclare être venu pour accomplir la Loi selon les desseins de Dieu, et non pour l’abolir. Dans le sermon sur la montagne, il exalte l’esprit de pauvreté, de douceur, de miséricorde, de justice et de paix. La pierre rejetée par les maçons servira de pierre d’angle dans le Royaume dont les valeurs sont à l’opposé de celles du monde, et Jésus acceptera de subir l’infâme supplice de la croix pour manifester jusqu’au bout la vérité qui l’habite. Au lieu de revendiquer pour lui la position de maître, il inverse les hiérarchies reçues en se faisant serviteur. Laver les pieds de ses disciples avant de mourir, travail réservé aux esclaves, est l’ultime initiative par laquelle il exprime le sens de sa vie et indique à ses disciples le chemin qu’ils auront à suivre. En s’affirmant directement touché par ce qui est fait pour ou contre les moindres des hommes, il s’identifie à ceux-ci et annonce que le critère décisif du jugement dernier sera l’aide accordée ou refusée aux malheureux – sans même évoquer la religion ou la moralité courante. S’engager pour la cause des humbles mène à la connaissance de Dieu et à l’instauration du Royaume des cieux est-il écrit : c’est là que se trouve en fin de compte la pierre de touche de la vie chrétienne, car l’évangile pour les pauvres est – d’après Pierre Vilain – le seul évangile de Jésus-Christ. Toutes les œuvres réalisées et toutes les gloires amassées par ailleurs, pieuses ou profanes, sont vaines et se dissiperont.

Cet enseignement n’a de loin pas été suivi comme il aurait fallu, mais à aucun moment il n’a été oublié par l’Église. Maintes fois trahi en deux mille ans, l’évangile n’a jamais été durablement travesti – Pierre Vilain a raison de le souligner. Même les époques les plus sombres, comme celles de la traite des esclaves et de la domination coloniale par des nations chrétiennes, ont vu des hommes et des femmes se lever au nom de Dieu pour exiger justice en faveur des populations foulées aux pieds. Bartolomeo de Las Casas et Matteo Ricci étaient de ceux-là au XVIe siècle. Et l’auteur rappelle que les grandes encycliques sociales produites par l’Église aux XIX et XXes siècles se sont inscrites dans la même optique – au plan des idées tout au moins. Face au capitalisme sauvage des sociétés industrielles naissantes, les papes ont continûment affirmé avec force la primauté de l’homme sur l’argent, et ils défendent la même position dans le contexte mondialisé actuel. Si Jean XXIII s’est révélé un novateur exceptionnellement inspiré et audacieux en voulant que l’Église rejoigne le monde et les pauvres en particulier, Paul VI et Jean-Paul II ont, eux aussi, développé ce thème avec insistance – parfois même de façon d’autant plus appuyée que leur gestion des affaires ecclésiastiques et diplomatiques était éloignée des idéaux proclamés.

Pierre Vilain ne nie pas les progrès que véhicule la civilisation moderne aux plans technologique et économique, ou éducationnel et sanitaire par exemple, et il ne condamne pas l’argent en tant que tel. Mais il montre que les progrès intervenant dans les structures en place sont générateurs d’inégalité et d’injustice, et qu’il n’y a rien à espérer de « la main invisible » censée réguler l’économie marchande. Un courant apparemment irréversible, identifié de manière arbitraire à la rationalité et au destin, entraîne le monde vers un système uniformisé foncièrement inhumain, parcouru en tous sens de déchirures de plus en plus irrémédiables. L’argent va à ceux qui ont les moyens de le faire fructifier, en sorte qu’une infime minorité accapare la majeure partie des richesses. Loin d’être accidentel et passager, le déséquilibre qui en résulte est structurel et porté à se creuser toujours davantage, car constitutif du système et lui fournissant en partie son énergie. La croissance dans les pays du Nord aboutit à une concentration cumulative des richesses entre les mains des nantis, et la mondialisation s’opère dans les pays du Sud au profit des puissances dominantes et des nouveaux riches locaux. Rejetés à la périphérie de l’organisation marchande, les pauvres deviennent partout plus pauvres – les classes moyennes étant laminées dans les nations favorisées, et les sociétés traditionnelles du tiers-monde étant vouées à se déliter.

Contrairement à son usage premier, l’argent n’est plus un outil d’échange au service du développement de l’homme. Dopé par les nouvelles technologies, il a envahi l’ensemble des activités et jusqu’à l’imaginaire, gouvernant seul et sans pitié, et alimentant les spéculations douteuses d’une économie virtuelle qui tend à prendre le pas sur le réel. Devenu le maître absolu, l’ultime référence pour juger de tout, il détermine l’avenir de la planète : la production et le commerce des biens et des services, les migrations humaines, les alliances et les guerres, la recherche technologique et scientifique, l’invention des nouveaux modes de vie, l’évolution des valeurs culturelles, morales et spirituelles. La révolution numérique décuple ses capacités et la recherche lui ouvre des horizons insoupçonnés où s’annoncent d’énormes gains financiers. Son monopole sur les matières premières alimentaires et textiles, sur les minerais, le charbon, le pétrole et le nucléaire s’étend désormais à l’eau et aux filières énergétiques nouvelles. L’air devient à son tour un enjeu du marché et, avec la génétique, la vie elle-même tombe sous sa coupe. Les services publics sont démantelés au bénéfice du secteur privé axé sur le profit, y compris dans les domaines de l’éducation et de la santé. Privilégiant les actions sur les salaires, le libéralisme prône la dérégulation et s’accommode de délocalisations dévastatrices dans le cadre d’une compétition généralisée. Sous la bannière de la liberté et de la démocratie, la première réduite au libre-échange et la seconde dévoyée par des manipulations financières et médiatiques, le monde se réorganise à l’avantage des puissants.

Loin de rechercher un développement harmonieux en faveur de tout l’homme et de tous les hommes, le libéralisme ne vise que la croissance des richesses dans le cadre des structures en place, par l’intermédiaire d’un consumérisme effréné. Mais un processus exponentiel de production sans mesure et sans répartition équitable est non seulement injuste, il est à proprement parler suicidaire en menant inévitablement à des catastrophes écologiques et humaines irréparables. Les ressources de la planète sont dilapidées au détriment des générations à venir, et la diversité de la création, vitale pour l’humanité, est submergée par une globalisation aveugle et destructrice. Le niveau de vie des riches n’étant pas généralisable et les pauvres ne pouvant pas être condamnés à se contenter de la compassion et de la charité au lieu d’obtenir justice, il est inéluctable que l’exclusion et l’oppression exigées par la gestion de l’inégalité engendrent révolte, terrorisme, répression, tortures et guerres. Pour maintenir le mode de vie des riches et accroître leur richesse, l’appauvrissement du plus grand nombre s’avère structurellement indispensable, avec les désastreuses conséquences que cela comporte.

Pierre Vilain ne s’en tient pas aux généralités qui ne gênent personne et n’exposent pas ceux qui les émettent, mais il accuse nommément certaines personnalités politiques d’aggraver les injustices et d’attiser la haine entre les hommes en militant sans retenue pour l’élargissement et le renforcement du système prédateur qui asservit l’humanité. Au plan mondial, il n’hésite pas à dénoncer les organismes qui, à ses yeux, assurent la tyrannie de l’argent : les Fonds de pension et de placement axés sur le rendement financier, les grosses sociétés multinationales, certaines organisations internationales plus ou moins téléguidées par les intérêts américains, comme le Fonds monétaire international. Et il relève que la pensée unique qui succède à l’effondrement des anciennes idéologies est systématiquement cultivée par les lobbies qu’elle sert, moyennant des investissements colossaux dans la propagande, et qu’elle instaure à l’échelle de la planète un totalitarisme camouflé qui est mortel pour l’homme, car substituant la fatalité à la liberté et à la responsabilité.

Face à ces réalités, l’Église est assurément dans son rôle quand elle soutient que le dernier des hommes vaut plus que toutes les richesses du monde, quand elle défend ceux que les nantis méprisent et rejettent, quand elle prêche le respect d’autrui, la justice et la paix. Elle fait son devoir lorsqu’elle dénonce les politiques qui aggravent l’inégalité économique, sociale et culturelle en subordonnant le travail au profit, en instaurant des systèmes de santé et d’éducation ségrégatifs, en stigmatisant les immigrés. Plaider pour les pays défavorisés relève pareillement de sa mission : réclamer l’allègement de la dette des nations les plus démunies, une aide pour le développement qui soit effectivement désintéressée, la reconnaissance et la protection des cultures minoritaires. Et sa vocation l’oblige à s’interroger sur les risques qu’entraîne le progrès technologique quand il n’est conduit que par l’argent, et sur les dérives de la marchandisation généralisée des relations humaines. Pourquoi alors les textes du magistère dont l’ouvrage de Pierre Vilain illustre la pertinence sont-ils si peu entendus ? L’auteur ne répond pas directement à cette question, mais il offre au lecteur quelques pistes de réflexion qui – sans réduire la complexité du problème – peuvent en partie éclairer les raisons de cette indifférence au discours de l’Église.

Dans les pays favorisés comme dans les pays pauvres, l’Église institutionnelle se situe globalement dans le camp des dominants, quelle que soit sa situation matérielle parfois précaire, et elle ne semble guère en mesure de se défaire de ce statut hérité de son histoire. Depuis la conversion de l’empereur Constantin au IVe siècle, c’est principalement à son alliance avec les puissants que l’Église doit son prestige et son influence, et c’est bien souvent grâce à cette alliance que s’est opérée la conversion des peuples au christianisme ou leur maintien dans le catholicisme – les compromissions du mouvement missionnaire avec les forces coloniales l’ont tragiquement illustré jusqu’à récemment. L’importance prise par l’Église dans le domaine politique et le quasi monopole longtemps exercé par elle sur les savoirs menant au pouvoir ont favorisé le recrutement de la majorité de ses responsables dans les catégories sociales supérieures, et le clergé se considère toujours comme faisant éminemment partie des élites. Cela explique pour une large part que l’Église reste fondamentalement solidaire de ces milieux et perçue comme telle, et qu’elle se comporte assez couramment selon leurs usages sans trop conformer ses pratiques à ses idéaux, quelles que soient ses réserves sur les comportements qu’elle réprouve autour d’elle ou en son sein. Sa crédibilité ne peut évidemment qu’en souffrir.

Rassembler la société sous son contrôle semble plus important pour le clergé que de rejoindre réellement les humbles auxquels le Christ s’est identifié, car plus profitable au rayonnement et au pouvoir de l’Église. S’enfouir avec ceux qui n’ont rien et ne sont rien aux yeux du monde, c’est se condamner à partager leur misère et leur impuissance – qui n’a rien ne peut rien donner, dit-on... Pour changer le monde, l’Église préfère miser sur les grands en considérant que la conversion des riches est la voie royale pour soulager les pauvres et les intégrer socialement et religieusement. Pour soutenir ses institutions, ses œuvres caritatives et ses entreprises missionnaires, pour s’affirmer et se perpétuer, l’Église compte avant tout sur les largesses des nantis et sur les revenus tirés des biens reçus d’eux dans le passé. Elle s’en justifie en présentant l’argent ainsi engrangé comme une manne distribuée par la Providence, salvatrice à la fois pour les généreux donateurs et pour les chanceux bénéficiaires. D’où ses prudences : si son discours surprend parfois, l’urbanité et l’ambiguïté assez habituelles de ses exhortations et admonestations permettent généralement que celles-ci soient tolérées sans scandale ni réaction violente par les personnes ou les catégories sociales qu’elles mettent en cause. Loin d’être accueillis dans une Église dont le projet serait conçu et organisé pour eux, les faibles et les pauvres sont relégués à la marge de la société ecclésiale ou hors d’elle.

L’interdiction des prêtres-ouvriers par le Vatican a tragiquement mis en évidence le fossé qui, dans les années cinquante, séparait les intentions déclarées de l’Église et ses engagements concrets. Et les condamnations de la théologie de la libération ont confirmé que ce fossé demeurait béant deux décennies plus tard, l’Église continuant à cautionner directement ou indirectement l’ordre établi alors même qu’elle le déclarait injuste. Que de dictatures ont été bénies et appuyées par elle partout à travers le monde, et en Amérique latine notamment, et que de silences et de compromis coupables restent à déplorer aujourd’hui ! Les déclarations lénifiantes et les initiatives louables prises ça et là ne changent pas grand-chose au fait que les déshérités se trouvent globalement exclus de l’Église depuis longtemps, ou seulement tolérés comme sujets soumis à ceux qui y détiennent le pouvoir et y contrôlent les richesses. Rares sont les évêques qui, comme l’ont fait Oscar Arnulfo Romero ou Helder Camara, se placent résolument du côté des miséreux et des opprimés, sans se soucier d’être mal jugés par les privilégiés et par leurs confrères proches de ces derniers – le palais épiscopal de Helder Camara, quitté pour témoigner de l’évangile, a été vite réoccupé par son successeur... Même là où elle est pauvre, l’Église reste objectivement l’Église des riches et non pas celle qu’elle se prétend.

C’est Jean XXIII qui a affirmé que l’Église, dont la vocation est d’accueillir tous les hommes, doit d’abord être l’Église des pauvres dans la conjoncture moderne. Bien que cette profession de foi n’ait pas été reprise par le concile Vatican II, Pierre Vilain estime qu’elle a eu un impact profond et durable sur les représentations qui ont cours dans l’Église. Elle a connu les répercussions les plus importantes lors de la Conférence épiscopale tenue en 1968 à Medellin, en Colombie, en inspirant d’audacieuses innovations ecclésiales et théologiques. Les communautés de base nées dans cette mouvance ont relu la Bible à la lumière de leur situation sociopolitique concrète, avec l’espérance d’une délivrance non moins concrète, tandis que s’élaboraient la théologie de la libération et – par ailleurs – diverses autres théologies dites contextuelles. Le thème d’une « Église servante et pauvre » a par la suite été largement repris et exalté par l’ensemble de la hiérarchie, y compris par les dignitaires et les évêques qui, tenant à ménager les relations de l’Église avec les catégories favorisées, ont entravé le mouvement de solidarité avec les pauvres. Mais comment éviter le double langage et passer des incantations aux engagements réels ?

Bien des promesses du concile Vatican II semblent aujourd’hui avoir fait long feu et les formidables espoirs nés du renouveau chrétien sud-américain ont été trompés. Pierre Vilain fait observer à ce sujet qu’il ne suffit pas de s’autoproclamer serviteur pour l’être effectivement : comme pour Jésus, seule la pratique du service confère la dignité de serviteur. De même que certains dirigeants politiques se déclarent au service des populations tout en ne se préoccupant que de leurs ambitions personnelles et des intérêts de leurs formations, bien des ecclésiastiques se présentent comme des serviteurs alors qu’ils exigent d’être servis et se servent à leur profit de ceux qui leur font confiance. Beaucoup confondent le service de l’institution que requiert leurs fonctions avec le service des fidèles et des autres hommes auquel ils devraient se vouer. Même accompagner les pauvres ne suffit pas, car cela ne transforme pas en Église des pauvres une institution historiquement et objectivement alliée au monde des riches, fût-elle dans le besoin. Épouser la cause des pauvres serait une démarche tout autre et autrement risquée que se préoccuper seulement d’eux et leur faire la charité. « C'en est assez, s’exclamait Helder Camara, d'une Église qui veut être servie, qui exige d'être toujours la première, qui crie qu'elle a le monopole de la vérité. »

Quelles peuvent donc être, se demanderont ici bien des lecteurs, le sens et la portée de l’expression « Serviteur des serviteurs » que s’arrogent les papes en même temps qu’ils s’attribuent des titres comme celui de « Souverain pontife » ? Comment comprendre l’usage ecclésiastique des expressions « Votre Sainteté », « Votre Grandeur », «Votre Excellence » ou plus banalement « Monseigneur » ? Quel crédit apporter aux proclamations relatives au service des pauvres lorsqu’elles proviennent d’instances qui défendent âprement les acquis de l’Église et sont mises en scène dans un décor pompeux qui fait injure à la pauvreté et à tous les véritables serviteurs ? Que signifient les grandioses cérémonies qui servent avant tout l’institution qui y préside, et notamment la liturgie du lavement des pieds quand il ne s’agit plus que d’une formalité rituelle au faste parfois scandaleux ? La glorification de Dieu ne saurait justifier, certains Pères de l’Église cités par Pierre Vilain l’ont déjà vigoureusement souligné en leur temps, les richesses amassées à cet effet – sanctuaires et palais somptueux, vêtements et ustensiles liturgiques précieux, propriétés foncières et immobilières, et autres privilèges ecclésiastiques. À travers le pauvre, c’est le Christ qui est dépouillé pour honorer un Dieu qui déteste cela.

Le christianisme a assurément produit des œuvres admirables, mais le comportement de l’Église en tant qu’institution n’est pas pour autant foncièrement différent de celui des autres organisations sociales ; les ecclésiastiques devraient reconnaître cette évidence sociologique au lieu de persévérer si souvent dans un aveuglement doublé d’arrogance. Plutôt que de mettre en pratique ce qu’elle enseigne en matière de service et de combat pour la justice, l’Église se soucie prioritairement de son pouvoir, de sa visibilité et de sa survie. Elle n’a certes plus et n’aura sans doute plus jamais la puissance qu’elle a eue autrefois, mais elle essaie néanmoins, par divers détours, de rétablir son influence sociale et politique dans le prolongement de son passé. Ainsi, s’alliant avec des forces conservatrices et réaffirmant avec intransigeance ses positions traditionnelles, le Vatican travaille à une restauration de l’Europe chrétienne et à une reconquête des positions perdues en Amérique du Sud sans beaucoup se soucier d’accompagner l’avenir en gestation. La nomination des dirigeants reste étroitement surveillée par une curie romaine plus attentive à l’efficacité sociale du corps ecclésiastique qu’aux initiatives évangéliques, et cette politique est appuyée par divers groupes de pression réactionnaires plus ou moins occultes comme l’Opus Dei. Tandis que le dernier concile se voulait avant tout pastoral, les prétentions dogmatiques et normatives reviennent au premier plan.

Le déferlement médiatique qui sévit dans la société de marché touche également l’Église et la transforme à l’avenant. Il entraîne entre autres la personnalisation du pouvoir, une prédilection pour les manifestations de masse et une sensibilité croissante à l’audimat, tandis que les moyens publicitaires et financiers exigés par les nouveaux modes de communication renforcent la dépendance par rapport à l’argent. Les grand-messes de toutes sortes et les déclarations solennelles prennent le pas sur l’humble accompagnement des hommes, et l’Église ne lésine pas sur les canonisations et le culte des personnalités dirigeantes ou de personnages avantageusement récupérables — les pompeuses cérémonies funèbres s’y prêtent particulièrement bien. L’encadrement et l’endoctrinement qui consolident les structures l’emportent sur la créativité, exploitant le « retour du religieux » qui relève plus d’un réflexe identitaire à forte composante fondamentaliste que d’un renouveau évangélique. Là où la volonté de régner l’emporte sur celle de servir, la logique de l’influence et des honneurs chasse les valeurs annoncées par Jésus, et les déclarations avancées pour justifier les stratégies mises en œuvre au nom de l’efficacité moderne ne pèsent rien.

Se croire le détenteur exclusif de la vérité en tant que seul dépositaire de la Révélation et des promesses du Christ, et à ce titre se croire chargé de proclamer cette vérité urbi et orbi à l’encontre des autres croyances, constitue un autre legs historique qui hypothèque à la fois les orientations évangéliques, les relations avec les non-catholiques et l’avenir. Car se représenter la vérité comme unique et immuable, formulable en termes dogmatiques définitifs et ne pouvant être transmise que par le canal catholique romain, induit forcément un totalitarisme doctrinal et moral indéfendable aujourd’hui. L’Église a beau se dire humble et en recherche, elle ne l’est pas vraiment et ses prises de position apparaissent encore trop souvent péremptoires, voire impitoyables parfois selon Pierre Vilain – dans la foulée de fâcheux antécédents. Beaucoup parmi les professionnels de Dieu et des sciences divines, parmi les fonctionnaires chargés de veiller à l’orthodoxie et à la discipline, se montrent toujours aussi suffisants et jaloux de leurs prérogatives, plaçant sur un piédestal le savoir très surfait dont ils tirent leur pouvoir au lieu d’avouer modestement l’ignorance que dissimule la vérité officielle. Ils ne se rappellent apparemment pas qu’il a été dit que l’essentiel restera caché aux savants et sera révélé aux humbles...

Héritière de la philosophie grecque et foncièrement idéaliste, l’Église n’adhère-t-elle pas à des présupposés qui la portent à définir abstraitement la vérité à partir de postulats qu’elle assimile à des principes indiscutables, puis à déclarer erroné tout ce qui ne cadre pas avec la définition retenue – présupposés qui conduisent le catholicisme à s’autoproclamer, au nom de Dieu, seule religion vraie face à toutes les autres jugées fausses ? Dans une optique intrinsèquement ontologique, n’attache-t-elle pas plus de prix au contenu métaphysique de son discours sur la vérité qu’aux implications pratiques des vérités existentielles transmises par l’évangile ? Et même, ne lui importe-t-il pas plus d’afficher et d’imposer sa vérité que de l’incarner et de la faire fructifier – ou de se demander lucidement pourquoi elle ne fructifie plus ? Au lieu d’être vraiment solidaire des hommes qui cherchent leur voie au milieu des difficultés et des doutes, l’Église a tendance à se contenter de la sphère séparée où elle évolue avec ses idées et ses rites, certaine d’être conduite par Dieu mais coupée des hommes et du monde, et tentée par des visées hégémoniques malgré ses dénégations. La hautaine autonomie que nourrit cette forme d’autisme, et notamment sous l’étiquette désormais très valorisée de petite minorité fidèle, ne produit qu’une vérité en trompe-l’œil.

Peut-être serait-il judicieux de tenir davantage compte du fait que la société contemporaine attache moins de crédit à l’hypothétique véridicité abstraite des discours qu’au témoignage des engagements concrets. S’il est indéniable qu’un message clair et responsable est préférable aux opinions quelconques et aux idéologies pernicieuses charriées par l’air du temps, il n’est pas moins vrai que le monde actuel est plus attentif à la vérité pragmatique émanant d’initiatives consacrées au service des hommes qu’aux déclarations ex cathedra du magistère ecclésiastique. Qu’est-ce qu’une vérité, se demandent beaucoup, qui ne se vérifie pas dans les relations humaines et dans l’édification effective d’un monde plus fraternel ? N’est-ce pas d’abord à ce niveau, l’amour agissant primant le savoir, que l’homme peut cheminer vers la transcendance ? La foi biblique conçoit l’être comme se réalisant et manifestant sa vérité dans l’action, et non pas comme un en soi statique de type idéel pouvant être cerné dans une définition. La Parole qui a fait advenir le monde dans la Genèse, à laquelle fait écho le Verbe du Prologue de Jean, fait ce qu‘elle dit parce que l’être divin est en soi créateur et libérateur. Mais asservi à une philosophie qui hypostasie la vérité abstraite, le discours de l’Église se contente trop couramment de répéter en vain des vérités figées et les sempiternels commentaires qui les accompagnent, quand ce n’est pas de produire des obligations et des condamnations pour conforter les positions officielles.

Pierre Vilain attend de l’Église qu’elle ait besoin des hommes, qu’elle se préoccupe de leurs questions et de leurs soucis, de leurs contradictions et des efforts qu’ils font pour les dépasser, de l’insondable mystère qui est au cœur de leur vie personnelle et commune. Il souhaite l’avènement d’une Église qui se réjouisse de l’altérité et désire s’en enrichir, qui s’informe et s’interroge avant de vouloir instruire le monde, qui dialogue sérieusement avec les autres cultures et les autres religions, en admettant qu’elles aussi peuvent être habitées par Dieu et sont par conséquent susceptibles de le révéler et d’être porteuses de salut. Il aimerait que l’Église reconnaisse et respecte réellement l’immense vie qui se déroule hors d’elle en même temps qu’en elle, et qu’elle rayonne la divine humilité accordée en retour. Pour cela, il faudrait que l’Église accepte de se mettre en question et de s’engager vraiment et sans arrière-pensées, en comprenant que toutes les voies qui s’offrent à l’homme sont inévitablement relatives parce que tissées dans les relations humaines. L’Église s’étant inféodée à un système de pensée qui réduit toutes les manifestations christiques possibles à la forme historique de son propre christianisme, et qui identifie abusivement l’hégémonie occidentale à l’universalité, elle ne se donnera des chances de renaître qu’en se libérant de son enfermement.

Se référant aux accusations prononcées par Amos contre les riches de la société juive du VIII ème siècle av. J.-C., l’évêque de Poitiers, Albert Rouet, rappelle dans la préface du livre de Pierre Vilain ce critère de jugement : « Pour le prophète, aucun siècle lumineux ne mérite ce nom s’il [s’est grandi] en écrasant les petits. » À s’en tenir à cette sentence, y a-t-il jamais eu, dans l’histoire de l’humanité, un siècle méritant d’être qualifié de vraiment lumineux ? Peut-être pas, car il ne resterait pas grand-chose du prestige des civilisations passées et présentes si on en supprimait ce qui a été et continue à être payé par l’argent enlevé aux pauvres, par leurs larmes et leur sang. Et il ne resterait guère davantage des réalisations grandioses dont l’Église tire orgueil si volontiers – bien des cathédrales en seraient ébranlées... En réalité, les puissants qui ne respectent pas Dieu et n’ont pas pitié des hommes peuvent se rassurer à peu de frais : les prophéties d’Amos ont depuis longtemps perdu leur force subversive dans notre société, et ils n’ont guère à craindre les discours d’une Église dont l’influence relève pour une large part des alliances établies avec eux – ou du moins avec certains d’entre eux contre d’autres. Ils sont persuadés que l’Église, lorsqu’ils la favorisent ou la flattent, s’accommode assez facilement de l’ordre en place, se contentant d’inviter les malheureux à attendre les consolations de l’au-delà ; et l’histoire atteste leur point de vue. De son côté, cependant, Dieu n’a pas dit son dernier mot.

Sans subordonner l’avenir à une éventuelle métamorphose des cadres de l’Église, Pierre Vilain les presse de se convertir : « Quand se décidera-t-on, ensemble et de bas en haut dans la hiérarchie ecclésiale, à discerner ce qui, dans l’Église, masque aujourd’hui le visage du Christ aux yeux des hommes ? » Mais pour instaurer sans délai plus de fraternité et retenir le monde de s’autodétruire, il invite les chrétiens à rejoindre ceux qui, sans acception de religion, s’investissent dans les combats visant à redonner à l’homme la première place, à établir des relations équitables et apaisées entre les individus et les peuples. L’urgence est criante partout : dans les banlieues qui se résignent ou se révoltent comme dans les pays du Sud qui meurent de faim, parmi les populations déplacées et les migrants, auprès des enfants sans avenir, des femmes humiliées et des hommes exploités ou rejetés. Ce n’est pas de discours qu’il s’agit ici ; c’est d’une solidarité effective et risquée avec les pauvres, exigeant des modes de vie radicalement nouveaux. Redistribuer ce qui a été accaparé dans le passé, renoncer à amasser dorénavant et refuser la complicité avec ceux qui s’approprient la part des autres, résister à l’inhumanité rampante inhérente au système marchand actuel, militer pour plus de justice et pour une gouvernance mondiale au service de toute l’humanité : ce n’est qu’au prix d’une révolution copernicienne sans précédent, éthique et politique, que le monde pourra survivre humainement. Et ce n’est qu’à ce prix que le message évangélique pourra retrouver sa créativité et être perçu comme une véritable bonne nouvelle.

Quand donc l’Église s’orientera-t-elle résolument vers cet horizon au lieu de sombrer avec ce monde qui oublie l’homme ? Quand soutiendra-t-elle ceux qui s’engagent dans cette voie au lieu de les suspecter et de les exclure ? Partisan d’une théologie optimiste de la création et de la libération plutôt que du pessimisme qui englue l’humanité dans les parages du péché et les pièges de la religion, Pierre Vilain refuse d’assimiler la foi à un savoir ou à des rites, et il appelle de ses vœux des « ouvriers de l’Évangile » libres et responsables devant les hommes et devant Dieu, prêts à oser l’impossible. Les perspectives qu’il trace ne comportent pas de solutions prêtes d’avance, mais elles ouvrent sur le vaste chantier d’une anticipation du Royaume de Dieu ici et maintenant, avec et par-delà les institutions ecclésiales. Les chrétiens seront-ils un jour de nouveau capables de faire surgir, contre l’iniquité de l’ordre établi, une grande révolution du type de celle intervenue il y a deux mille ans, quand l’apôtre Paul a eu l’audace de rejeter les clivages ancestraux entre Juifs et Grecs, esclaves et hommes libres, hommes et femmes ? Nul ne le sait, mais il est sûr que l’humanité périra si elle continue à laisser mourir et à assassiner ceux qui, d’après Pierre Vilain, sont les premiers dans le cœur de Dieu. Ce n’est pas l’héritage reçu ou l’ordre présent qu’il faut sauver d’abord et à n’importe quel prix en s’obstinant dans les impasses actuelles, mais la vie d’aujourd’hui et de demain en inventant des chemins inédits vers le partage et la fraternité. Même les lecteurs qui n’auront pas été séduits par le titre de l’ouvrage et qui demeurent réticents face à la rhétorique pontificale s’accorderont avec Pierre Vilain pour dire que l’avenir de la terre ne tombera pas du ciel – et, ajouteront d’aucuns sans malice, l’avenir du christianisme non plus.

Jean-Marie Kohler

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