Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue
À propos de la rencontre des cultures ...

Publié en 1968 dans la revue « Foi et cultures » sous le pseudonyme d’Emmanuel Roux, cet article peut paraître bien banal quarante ans après. En dépit des erreurs politiques qui n’ont pas tardé à suivre l’accession des colonies d’Afrique à l’indépendance, le partage des richesses culturelles et le développement des populations défavorisées grâce à l’aide occidentale semblaient encore en bonne voie vers la fin des années soixante. En douter était plutôt inconvenant dans le milieu de la coopération technique auquel appartenaient beaucoup des lecteurs de « Foi et Cultures ». De même était-il malséant pour les lecteurs de cette revue de rappeler que l’Église catholique s’est également comportée comme une puissance colonisatrice, qui a beaucoup méprisé et détruit là où elle s’est implantée, et de noter que l’aggiornamento conciliaire n’a pas converti en profondeur les visées et les pratiques hégémoniques du catholicisme romain.

On sait ce qu’il en est aujourd’hui du rayonnement culturel et du développement des pays déshérités, particulièrement en Afrique, ainsi que de l’avènement d’un christianisme indigène au sortir du christianisme missionnaire. La misère est immense et l’inculturation de la foi dont on a tant parlé est en panne – surtout depuis la normalisation imposée par Jean-Paul II à l’encontre de la théologie de la libération en Amérique latine, et à présent avec la reprise en mains que poursuit Benoît XVI... Les illusions se sont envolées : les appréhensions que nous avons exprimées en 1968 se trouvent amplement confirmées, et les facteurs sociaux qui ont été déterminants à cette époque dominent encore aujourd’hui aux plans socio-économique, politique, culturel et religieux.

À l’intérêt rétrospectif de cet article s’ajoute donc celui d’une possible comparaison des données anciennes avec la situation actuelle, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il est reproduit ici en dépit de ses évidentes limites et de son style un peu daté. Mais la principale raison de cette reprise réside dans le fait que ce texte – rendu plus lisible moyennant l’insertion de sous-titres et quelques retouches de forme – apporte un éclairage utile, nous semble-t-il, sur la « recherche plurielle » qui a nous occupé durant les quatre dernières décennies, recherche liant les préoccupations scientifiques et politiques, éthiques et religieuses tout en respectant l’autonomie de chacun de ces domaines.

Il paraît lointain, le temps où les hommes ignoraient ou méprisaient ce qui n'appartenait pas à leur propre culture. Nous ne comprenons pas sans peine que le solide peuple de la chrétienté et les docteurs les plus éminents de l'Église aient pu gravement hésiter en conscience avant de concéder l'existence de l'âme aux « sauvages » d'Amérique et d'ailleurs (controverse de Valladolid, en 1550). Et quand nous nous rappelons que nos aînés, il y a peu d'années encore, s'intéressaient aux « peuplades primitives » comme les entomologistes étudient des insectes rares en voie de rapide métamorphose ou de disparition, nous estimons avoir réalisé un progrès considérable et définitif dans les relations avec le tiers-monde et dans l'appréciation de ses civilisations.

L'Européen le plus inculte sait aujourd’hui, quoi qu’il en pense par ailleurs, que les nègres s'appellent désormais les Noirs – ce qui les rapproche en quelque sorte des Blancs. Il a pu noter que l'assistance technique est devenue coopération dans la langue des experts, et il peut faire semblant de croire que les pays hier sous-développés sont maintenant en voie de développement. Le citoyen français peut en plus avoir la fierté de relever que sa nation fournit l’effort le plus généreux au profit des pays défavorisés.

Avec les moyens modernes de communication (son, images, voyages), un nombre croissant de personnes accède désormais à une intelligence supérieure des cultures du tiers-monde. Les connaissances ainsi distribuées, rassemblées et présentées à grands frais selon les meilleures techniques utilisées pour stimuler la consommation, sont souvent d'excellente qualité. Les civilisations d'Afrique noire sont devenues pour beaucoup un domaine de curiosité, et certains y trouvent une part de leur nourriture intellectuelle, voire spirituelle. D'ailleurs, nous sommes tous marqués par l'art nègre : par la musique, la chorégraphie, la création picturale, la sculpture de l'Afrique, et nous lisons les poètes noirs ; nous fréquentons les expositions et les festivals ; les documentaires et même les films ethnographiques nous intéressent, etc. Nous tenons pour certain que la connaissance des cultures du tiers-monde nous enrichit.

Pour offrir des mangues, des avocats et des ananas frais dans les commerces, il suffit de résoudre un problème d'organisation (cueillette, transport, publicité et distribution) : nous disposons pour cela de prestataires compétents. Les manifestations culturelles du tiers-monde sont servies de la même manière à l'Occident avide de nouveautés, avec label et commentaires autorisés – cela pose moins de problèmes pratiques que le conditionnement et le transport des fruits. D'ailleurs, les maisons spécialisées dans le commerce de ces denrées gastronomiques ou culturelles sont des maisons sérieuses : pour obtenir le meilleur produit et le plus gros bénéfice au moindre coût, rien n'est laissé au hasard. Les compagnies de tourisme embauchent des ethnologues ! Et, de son côté, le ministère des affaires culturelles a fort heureusement sa propre équipe de bons spécialistes et un excellent carnet d'adresses. Laissons donc au marché et aux technocrates le soin d'organiser la rencontre des cultures...

On doit assurément se réjouir de la qualité du travail qui est accompli pour recueillir et diffuser largement de nombreux éléments des civilisations du tiers-monde, car l'homme grandit quand son horizon s'élargit, sa liberté s’épanouit et prépare une plus généreuse compréhension d’autrui. Mais que la multiplicité de nos activités culturelles ne nous trompe pas sur leurs véritables motifs et sur leurs vertus. Dans quelle mesure les apports des civilisations du tiers-monde, en débordant les domaines de l'émotion esthétique et de la connaissance, font-elles éclater la coquille de notre univers fermé sur son confort ? Est-ce que nous cherchons vraiment à rencontrer autrui en acceptant l'ensemble des questions qu'il nous pose, ou bien notre propre enrichissement au moindre risque est-il notre seule ou principale préoccupation ?

Nous aimons à croire que l'univers culturel forme un terrain de rencontre privilégié, où tous ceux qui s'affrontent par ailleurs doivent mettre entre parenthèses leurs antagonismes matériels pour se réconcilier en frères dans la sublime cité de l'esprit. Ceux qui dominent le monde par la puissance de l'argent et des armes ont fondamentalement intérêt à tenir le domaine dit des échanges culturels à l'écart des conflits politiques et économiques qui déchirent les hommes ; car, sous les nobles apparences de la paix, c'est un profitable statu quo qu'ils défendent. Notre œcuménisme culturel n'est trop souvent qu'une insolente prétention unilatérale fort intéressée.

C’est pour notre propre compte que nous cherchons à sauver les formes résiduelles des civilisations qui disparaissent, tout en évitant avec une prudence obstinée de nous engager à l'égard des hommes qui continuent à tenter de vivre selon les valeurs de ces civilisations. La tête haute et les mains propres, nous organisons des voyages touristiques (ou, avec pudeur, des voyages d'étude), nous étudions, nous filmons, nous enregistrons les manifestations culturelles de ceux que nous jugeons perdus, dépassés par nos formidables progrès technologiques. Tout ce travail de recherche et de collecte s'avère utile pour notre société d'aujourd'hui et de demain : nous constituons ainsi des stocks précieux pour les consommateurs qu’une civilisation vouée aux processus inhumains du profit débilite de plus en plus au plan spirituel.

L'engouement de notre société développée pour l’exotisme constitue, au pire, une nouvelle forme de distraction et, au mieux, une manière de renflouer notre propre culture qui se vide de son intériorité. Dans le cadre de la civilisation d'abondance caractérisée par l'accroissement constant de la consommation et des loisirs, nous importons en Occident ce qui nous convient et nous allons nous promener là où nous mènent nos plaisirs – en vacances chez les pauvres où la vie est peu chère. Après les richesses économiques des colonies, les cultures du tiers-monde tombent sous la main des nantis qui en tirent parti pour leur propre culture. Comme ces individus sans foi qui volent sur les autels d'ancêtres des statuettes sacrées pour les exposer dans leurs vitrines ou les vendre au plus offrant, nous exploitons fébrilement une veine qui nous rapporte ce qu'autrui a produit de meilleur, sans contrepartie correcte. Les « sauvages » d'Amérique et d'ailleurs ont maintenant leur place dans nos bibliothèques et dans nos musées, nous sommes tout disposés à croire qu'ils ont une âme, cependant nous devons avouer qu'en fin de compte il nous importe assez peu qu'ils meurent de faim. Mais comment pourrions-nous reconnaître l'âme de ces peuples humiliés à qui nous refusons le pain quotidien et un avenir ?

La culture n'est pas constituée en soi par des masques ou des danses rituelles, ni par aucun de ces éléments faciles à copier ou à déménager. Elle est l'expression la plus haute de la vie d'un peuple, déterminée par l'ensemble des conditions concrètes de son existence – matérielles, sociales et spirituelles. Or quand les formes de vie originales des peuples s'étiolent, conséquence inéluctable des aliénations de toutes sortes qui affectent à l'heure actuelle les pays du tiers-monde, il n'est guère possible d'envisager une véritable rencontre des cultures ou un vrai dialogue ; tout au plus peut-on sauver la partie la plus superficielle du folklore et s'entretenir avec les mandarins. La culture n'étant pas une denrée qu'il serait possible de séparer du reste pour être exportée, la rencontre des cultures suppose a priori la survie économique et politique des peuples partenaires. Le dialogue ne peut s’instaurer qu'entre des sociétés libres qui se respectent mutuellement, ce qui exige au minimum que chacun reconnaisse à l’autre le droit à la justice dont dépend sa survie.

On parle beaucoup de voies originales de développement censées permettre à chaque nation d'utiliser au mieux son patrimoine culturel pour faire fructifier ses possibilités humaines et économiques – voie dite spécifiquement malgache, voie dite spécifiquement sénégalaise, et tant d'autres. Mais ne s’agit-il pas de leurres ? Pour ce qui est du continent noir, les observateurs cyniques affirment que les caractéristiques spécifiquement africaines de ces voies originales ne concernent en fin de compte que les obstacles qui s’opposent au développement (formes particulières d'inertie, d'irresponsabilité, de corruption, de désordre, etc.). Étant donné les contraintes politiques et économiques qui pèsent sur les pays africains, il n'existerait pas, en réalité, de multiples chemins menant vers une situation meilleure. Et, de fait, force est de constater que ces diverses voies s’identifient pour le moment à des constructions idéologiques plutôt inefficaces, édifiées avec une large part de matériaux étrangers aux cultures autochtones (un peu de Marx, un peu de Teilhard, et beaucoup d'autres ingrédients de qualité plus douteuse), par des personnes que leur formation et leurs privilèges sociaux et économiques ont coupé de leurs peuples. Ces derniers n’ont cependant pas dit leur dernier mot...

L’analyse des conséquences qu’entraînent les interventions pour le développement en milieu rural africain met en évidence une dislocation rapide et irréversible, sans doute inévitable, de l'univers culturel traditionnel : désintégration des grandes unités sociales, dégradation et disparition des institutions et des croyances religieuses anciennes, rupture de la solidarité économique (montée de l'individualisme parallèlement à celle de l'esprit d'entreprise, dès qu'apparaissent les formes élémentaires de l'économie de profit). Ces mutations forment les manifestations les plus visibles de la rencontre des cultures sur le terrain...

Que cela plaise ou non, l'histoire enseigne que la force physique et la supériorité technique, c'est-à-dire les valeurs les moins spirituelles, prévalent généralement quand des systèmes de valeurs différents et inégaux s’affrontent. Les vainqueurs organisent le monde à leur gré, aussi bien les représentations idéologiques que les structures sociales et matérielles ; ils écrivent l'histoire et imposent leur raison. Quand la civilisation des vainqueurs se nourrit de celle des vaincus, c'est d’abord pour s'enrichir et se fortifier en vue de dominer plus aisément ; ce n'est que rarement pour sauver des valeurs humblement reconnues comme supérieures. Et, à moins de mourir désespérés ou exterminés, les vaincus finissent dans la plupart des cas par imiter leurs vainqueurs, ce qui apporte à ces derniers une ultime et bien inutile justification.

En réalité, la violence constitue la trame de l'histoire de toutes les sociétés à toutes les époques : depuis les origines, les puissants écrasent les faibles, corps et âme, et cela n’a pas changé. Mais, s'il en est ainsi, comment expliquer notre inconscience quand nous imaginons avec une étrange naïveté qu'à l'heure actuelle, grâce à nos entreprises culturelles, les civilisations du monde se rencontrent pour s'enrichir mutuellement, alors qu’en réalité nous participons à la plus massive destruction du patrimoine culturel de l'humanité en ne cherchant qu’à renforcer notre hégémonie ?

Il convient de signaler ici, sans nous y attarder, que le devenir social des institutions religieuses, et de l'Église catholique comme des autres, n’échappe pas aux déterminations sociologiques ordinaires. Dans le contexte missionnaire, la primauté des facteurs économiques a été surdéterminée par l’impérialisme ecclésiastique romain, fondé sur une prétendue prééminence institutionnelle et gonflé d'arrogance doctrinale. Il n'est pas nécessaire de solliciter l'histoire pour montrer comment les hommes d'Église ont tenté d'imposer aux peuples dits païens les formes mentales, sociales et même matérielles de la civilisation occidentale ; les valeurs propres des cultures païennes ont généralement été ignorées, voire méprisées, et elles ont de fait été détruites là où le christianisme a réussi son implantation.

Même aujourd'hui, après le concile Vatican II, on s’interroge sur la manière dont l'évangile en principe destiné à la terre entière pourra se dégager de la suprématie de la théologie occidentale. Certes, nous sommes reconnaissants à la hiérarchie de permettre dans les brousses africaines la substitution du tam-tam et du balafon aux harmoniums importés ; mais quasi nulle est l'importance de ces réformes par rapport aux vrais problèmes que pose la rencontre du christianisme avec les cultures africaines. Il peut paraître heureux – oh ironie ! – que les marchands de la place Saint-Sulpice aient fini par faire peindre en noir les statues destinées à l'Afrique ; et il est plus réjouissant que des sculpteurs africains taillent des statues chrétiennes selon leur inspiration, que des moniales noires expriment leur prière par des danses plus spontanées que le bréviaire latin. Mais l'adaptation de la liturgie n'est qu'un travestissement quand le culte n'exprime pas une foi librement intériorisée, quand une communauté ne peut pas l’assumer pleinement dans son propre univers culturel.

Un grand nombre de prêtres africains, arrachés dès l'enfance à leur milieu d'origine, n'ont reçu pour toute formation dans les séminaires qu'un succédané de culture occidentale qui les aliène à jamais. Dès lors n'est-il pas étonnant de voir se développer diverses formes de racisme chez beaucoup de ces clercs – quel missionnaire lucide oserait le nier ? Et on ne sera pas surpris de l'incapacité passée et actuelle des dirigeants de l'Église d'Afrique à mettre en question, de façon radicale et concrète, les formes d’expression occidentales de la foi chrétienne, et à valoriser les ressources spécifiques de leurs peuples. Mais il y a tant à convertir et à gérer que le temps manque aux missionnaires pour se préoccuper des présupposés et des conséquences de leur activité, et les cadres locaux n’ont pas réussi à s’émanciper assez pour se construire une identité autonome.

Cette réflexion sur le devenir culturel soulève le problème de la signification que l’on peut accorder aux formes culturelles qui disparaissent et, de façon plus générale, au souvenir des civilisations mortes. Prenons un cas extrême pour illustrer cette question. Presque rien ne nous est parvenu des civilisations de la préhistoire. Mais à travers l'interminable nuit des temps, des êtres sans nombre ont souffert pour devenir davantage hommes, et le souvenir hallucinant de leur mystérieux passage sur terre hantera toujours l'histoire de l'humanité. Pourquoi leur longue angoisse, tant de détresse et la présence obsédante et toujours victorieuse de la mort pendant des millénaires apparemment inutiles ? Le monde a changé, les malheurs sont désormais inventoriés, expertisés et médiatisés, mais la terrible errance des laissés pour-compte se poursuit.

Il n’est nullement certain que l'état final du monde profane rachètera ces pèlerins oubliés de la quête humaine qui semblent avoir rejoint le néant. Que vaut donc notre culture actuelle pour que nous supportions si allègrement l'idée de la nécessité de tout ce qui l’a précédée et s'est perdu, comme si cela se trouvait a posteriori justifié par les valeurs que nous vivons aujourd'hui ? Il semble que l'humanité progresse ; mais ses avancées ne peuvent pas, par elles-mêmes, donner un sens à ce qui, de fait, est apparu aux hommes comme absurde, sans issue et sans signification, et qui est demeuré sans lendemain. Tout progrès implique la destruction d'un ordre ancien et comprend par conséquent la violence et la mort ; mais hors d’une foi en une destinée de l’homme ou en Dieu, la mort de chaque humain demeure incompréhensible et scandaleuse, et il en est de même de la disparition des cultures qui sont l’âme des peuples.

Avec les tous les hommes de bonne volonté et de façon plus pressante encore, les chrétiens ont à œuvrer pour que le monde accueille réellement – le plus possible et dans les meilleurs délais – l'infinie richesse des valeurs originales de chaque culture. C'est dans le temps présent que nous sommes appelés à proclamer et à construire le royaume annoncé. Tous les jours, il faut combattre pour que les valeurs qui nous sont étrangères ne soient pas condamnées par la puissance technique de notre civilisation, ne soient pas soumises à l'unique critère de l'efficacité matérielle et de l’utilité immédiate. Nous devons sauver tout ce qui, de l'homme et de l'humain, peut être sauvé.

Mais, en cette époque qui feint si volontiers de croire à l’avènement imminent d’un monde réconcilié par la civilisation planétaire, où tous les peuples de la terre pourraient savourer ensemble les plus hautes valeurs du patrimoine culturel de l'humanité, que les chrétiens se gardent des illusions. Car il n'est pas d'ici, le royaume qu’ils ont vocation à construire dans ce monde avec les matériaux du monde. Impatients de vivre en communion avec tous leurs compagnons, certains en viennent à fonder leur optimisme sur une vision exclusivement profane de l'avenir, en se désintéressant des promesses et des engagements qui nous viennent d’ailleurs. Pourtant, hors du mystère de la Passion et de la Pâque du Christ, nous ne pouvons pas comprendre les douloureuses contradictions de la réalité concrète, et vaines sont nos espérances. Pour les chrétiens, le Christ se situe au cœur de l’histoire de chacun et de l’humanité.

Jésus de Nazareth n'a pas été supplicié par erreur ou par accident, il y a deux mille ans, par de méchantes gens irresponsables. Il a été mis à mort après avoir été jugé selon la Loi consignée dans les Écritures, par des personnes honorables investies de l'autorité légitime, chefs et prêtres du peuple élu. S’il a pressenti que sa mission allait se terminer ainsi, c’est qu’il avait une conscience aiguë de la contradiction entre son message et les valeurs du monde auxquelles se conformait la religion instituée – inutile de faire intervenir ici une prescience divine concernant une nécessité ontologique de venger le péché originel par le sang du juste. Et depuis le drame du calvaire, toute vie chrétienne se trouve fondamentalement et en permanence confrontée avec la croix. Le sacrifice du Christ ne représente pas un événement achevé et clos qui se serait épuisé en un instant isolé de l'histoire humaine, une sorte d'acquit qui nous délivrerait à jamais du cauchemar de la mort ignominieuse du juste et des angoisses qu’elle soulève. La mort du Christ reste une réalité actuelle que le chrétien a vocation à reconnaître et à partager – notre Pâque est à ce prix. C'est en fonction de ce mystère que le chrétien interprétera la dialectique du devenir culturel.

Ces vérités fondatrices continuent certes à être commémorées, mais leur actualité est trop souvent atténuée quand elle n’est pas occultée. L'évangile a été très largement détourné par les nantis et adapté aux exigences du progrès égoïste de leur univers matériel et religieux : ils ont réussi l'intégration culturelle du testament de Jésus-Christ. Ainsi l'Église est-elle devenue, pour beaucoup de fidèles, une sorte de confortable clinique où ils font soigner leurs âmes mélancoliques et reçoivent par surcroît l'assurance de la vie éternelle. Mais en cela, le Christ est méconnu aujourd'hui comme aux jours de sa Passion.

Pour le chrétien, la rencontre des cultures ne peut être vécue que dans le dépouillement, à travers le partage du pain et de tout son être avec les plus pauvres – et d'abord avec ceux que nous savons vaincus par le monde. Mise en commun de ce que nous avons et de ce que nous sommes avec ceux qui n'ont rien et qui apparemment ne sont rien. Sur le pavé de Paris, avec les nègres traîne-misère qui ignorent tout de la négritude ou qui s'en moquent parce qu'ils ont le ventre creux et sont abreuvés de mépris. Sur les pavés de toutes les villes et jusque et dans les lieux les plus reculés du monde, combat acharné pour instaurer la justice dans les relations entre les peuples. Il faudrait que les chrétiens inventent pour cela des interventions plus efficaces que les « secours » bien pensants ou l'engagement lucratif dans les organismes d'assistance au tiers-monde. Ce ne sont pas des paroles généreuses ni des conseils, fussent-ils pontificaux ou épiscopaux, que le monde attend de l'Église. Mais qu’elle se dépouille de ce que les riches lui ont apporté comme prix de leur bonne conscience après en avoir privé les pauvres, et qu'elle rejoigne le Christ méprisé et supplicié, qu'elle meure avec ceux qui meurent aujourd'hui sous le poids de l’iniquité.


Alors viendra le jour où, au-delà des échecs de l'homme, Dieu accordera à travers la Pâque du Christ la réalisation définitive de toutes les tentatives de rencontre et de dialogue suscitées par la volonté de reconnaître autrui et de l’aimer vraiment. C'est parce que le Christ meurt et renaît sans cesse depuis les origines de l’humanité que rien de ce qui a été humain n'aura été inutile en fin de compte. Mais c'est dans le Christ de la fin des temps seulement que l'humanité entière se rencontrera, sans distinction de culture ou de religion, et que tous ses espoirs s’accompliront. Royaume humainement impossible mais réalisable en Dieu, à annoncer et à construire dès à présent dans le monde tel qu’il est.
Jean-Marie Kohler
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