Vers une éthique et une spiritualité chrétiennes pour aujourd’hui.
Dévoiler les questionnements et les passions qui animent nos vies est délicat - on en dit souvent trop ou pas assez... De tels témoignages méritent néanmoins d’être osés pour susciter des échanges et avancer ensemble. Nos vies sont toutes singulières et relatives, mais la perception de leur complémentarité éclaire l’horizon de nos cheminements personnels et nous rend plus solidaires. L’itinéraire survolé dans cet article montre que la foi chrétienne peut rester vivante et vivifiante alors même que les Églises historiques sont de plus en plus désertées et que, sous ses aspects habituels, Dieu n’intéresse plus grand monde, du moins en Occident. L’essor des églises de type charismatique semble infirmer ce constat mais repose en fait sur de sérieuses ambiguïtés théologiques et socio-politiques. En fait, la foi dans les valeurs fondatrices du christianisme peut encore donner souffle à nos vies et inspirer nos engagements si, en sens inverse, elle se renouvelle en prenant en compte notre vécu et les questions qui l’habitent. La vocation de la théologie n’est pas d’ordre muséographique : il ne suffit pas d’inventorier et de conserver des trésors religieux du passé, il faut sans relâche prendre le risque de se réinventer et de réinventer notre univers symbolique en symbiose avec le monde pour qu’advienne ce que le travail et le ciel permettent d’espérer.
L’évolution de l’humanité au fil des millénaires a mené à une prise de conscience de l’unité du genre humain et des exigences de sa cohabitation sur la planète qui est sa « maison commune », mais cette mondialisation en soi positive comporte autant de difficultés pratiques que de nouvelles promesses. Capable de produire des merveilles, notre monde se trouve plus que jamais menacé par l’avidité et la violence des hommes (aux plans écologique et politique entre autres) ; et, en attendant une aube nouvelle, le ciel se vide et perd ses fonctions protectrices à mesure que s’estompent les figures traditionnelles de Dieu et de son entourage céleste (effondrement des institutions religieuses, de leurs anciens décors et des croyances surannées). Dans ce contexte, nous avons été de celles et ceux qui remettent en question les idées reçues et l’ordre établi pour essayer d'ouvrir de nouveaux chemins (Cf. www.rechercheplurielle.net). D’où le long voyage que nous avons effectué ensemble pendant 60 années. Présents sur de multiples fronts, nous nous sommes efforcés d’élucider les mutations sociétales causées par le progrès fulgurant des connaissances scientifiques et technologiques et nous nous sommes engagés dans les luttes visant à instaurer plus de justice et de fraternité entre les hommes. Ces engagements ont exigé des choix cruciaux au plan politique : conservation de l’ordre-désordre dominant, ou combat pour l’émergence d’une civilisation plus humaine (pour la sauvegarde de l’humanité et de la planète, contre la marchandisation du monde par la finance, et contre la folle fuite en avant générée par le mésusage des avancées scientifiques et technologiques au profit des puissants).
Un voyage heureux malgré des doutes et bien des déceptions, des faux pas, des fautes et des échecs. Sous la houlette de la mère de famille (qui s’est en priorité vouée au service du foyer), une riche aventure familiale avec six enfants, leurs conjoints et douze petits-enfants, en lien avec une nombreuse parenté (les familles Kohler et Andriamitandrina à Madagascar) ; au plan professionnel, une passionnante carrière de chercheur en anthropologie économique, politique et culturelle, menée dans divers pays d’Afrique et d’Océanie ; une participation aux actions militantes d’associations œuvrant pour des causes humanitaires et politiques ; une collaboration (aussi lucide que possible) avec des responsables ecclésiastiques et des mouvements soucieux de sauvegarder la crédibilité et l’efficience du message chrétien originel ; une retraite vécue dans le prolongement des préoccupations et occupations antérieures avec, en plus, des activités domestiques et fermières qui se sont révélées plus fécondes que bien des spéculations ; et, dernière étape de notre itinéraire, la maladie et la cécité qui nous invitent à l’approfondissement cependant que nous ne pouvons plus nous mouvoir qu’au ralenti et à tâtons... Bien que ce parcours n’ait de loin pas été à la hauteur de ce qu’il aurait fallu imaginer et entreprendre pour servir les causes qui nous sont chères, il reflète nos aspirations les plus profondes.
Nos convictions éthiques et spirituelles se sont inspirées de l’humanisme laïque contemporain et, en amont, des principes radicalement subversifs illustrés par la vie et la mort de Jésus de Nazareth (principes qu’on retrouve aussi, plus ou moins, dans d’autres religions et d’autres philosophies). Du mont des Béatitudes au Golgotha, le prophète galiléen a prêché en paroles et par ses actes la priorité aux petits et aux exclus, le rejet de tout assujettissement à commencer par l’aliénation religieuse, le respect et le service de la « Création », le pardon, la bonté inconditionnelle et sans restrictions jusqu’à l'amour des ennemis (compassion pour ceux qui sont eux-mêmes victimes du mal qu’ils commettent). Une voie exposée, partout et de tout temps, aux inévitables risques inhérents à la quête de vérité et aux combats pour la justice, pour le respect de l’universelle dignité de tous les humains et de leurs droits (des risques qui, en l’occurrence, se sont concrétisés par des menaces de mort et un attentat à la suite de publications sur la colonisation de la Nouvelle-Calédonie).
Au plan théologique, la question de « Dieu » (terme fourre-tout, difficile à remplacer) nous paraît capitale parce qu’elle détermine l’ensemble des pratiques religieuses individuelles et collectives et qu’elle a par ailleurs une portée sociale considérable dans de nombreux domaines (du politique à l’économie, en passant par la littérature et les arts). Chacune des figures particulières de Dieu, pacifique ou guerrière par exemple, moule à son image les êtres et les sociétés qui s’en réclament ; et les idoles religieuses ou laïques que les hommes se fabriquent pour meubler leurs rêves de sécurité ou de survie, pour satisfaire leurs instincts de jouissance et de conquête, finissent par les gouverner – appropriation ethnique ou nationaliste de la divinité, idolâtrie du sexe et de l’argent, etc. Inversement, chaque situation technologique, politique et économique appelle et configure, en lien avec l’évolution des connaissances, la ou les divinités, les idoles ou l’athéisme qui correspondent à ses besoins. L’altruisme et l’amour sont les seules forces qui, malgré leur faiblesse, peuvent transcender ces déterminismes sociaux. En énonçant les critères du Jugement dernier, Jésus n’a mentionné que les actes d’amour envers le prochain, sans aucune allusion aux croyances et pratiques religieuses.
Aujourd’hui comme il y a deux mille ans, les chrétiens peuvent se fier sans réserve aux principes de vie transmis par l’Évangile de Jésus de Nazareth, mais il n’est plus possible d’en rester aux représentations de Dieu et du monde que le Galiléen avait empruntées aux savoirs et à la religion des Hébreux de son époque. Nous ne pouvons plus adhérer à l’idée d’une Providence attentive aux besoins de tout ce qui existe sous le ciel (habillant de beauté le lys et rassasiant chacune de ses créatures). Il est pareillement évident que Jésus s’est abstenu de tout engagement à proprement parler politique, prônant la conversion intérieure pour remédier aux situations d’exploitation et d’oppression : persuadé que la fin des temps était imminente, il s’en remettait à Dieu pour instaurer sans délai son règne de justice et de paix. La non-violence de Jésus demeure un idéal individuel et collectif incontestable mais, dans le monde tel qu’il est, pour mettre fin à la violence, il peut s’avérer incontournable que les chrétiens prennent leurs responsabilités dans les rapports de force avec toute l’efficacité nécessaire mais sans céder à la haine des adversaires. Par ailleurs, il est à noter qu’entre l’Évangile et les productions institutionnelles, dogmatiques et rituelles qui s’en réclament, les liens sont pour le moins incertains, puisque l’apocalypse que Jésus croyait proche rendait inutile tout projet de fonder une nouvelle religion. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » exprime l’impasse dans laquelle s’est trouvé le crucifié. Mais quand il dit « Père, je remets mon esprit entre tes mains », c’est une autre forme de présence divine qui est pressentie. Dans l’immensité terrifiante de l’univers en douloureuse et permanente gestation, luit comme un improbable miracle la possibilité de la bienveillance, du dévouement, de l’amour, du bien et du beau. Dans tous les domaines, la mise en pratique des idéaux chrétiens exige discernement et créativité.
Nous trouvons inappropriées, voire indignes, les images archaïques d’un Dieu patriarcal et royal, jaloux de sa suprématie et imbu de sa toute-puissance, avide de cultes célébrant sa gloire et de rites sacrificiels. Nous n’adhérons pas aux faux savoirs de cette sorte élaborés à partir de données scripturaires ou dogmatiques considérées comme d'immuables vérités inspirées par Dieu, sélectionnées à des fins d’utilité sociale (construction de récits fondateurs et légitimation des pouvoirs). Relatives et souvent contradictoires comme toutes les productions humaines, les Écritures et la Tradition ont continuellement été réinterprétées et manipulées. La Parole a été submergée par les discours et les cérémonies, les prophètes ont été largement remplacés par des hiérarchies politico-religieuses, des prêtres-fonctionnaires et des érudits (ou se prenant pour tels) qui se prévalent de connaissances prétendues sacrées.
Dieu ne peut pas être l’alter ego céleste de l’homme, une sorte de super personnage qui serait maître de l’univers et de chacune de ses créatures, régnant arbitrairement sur les cieux et les enfers, rétribuant par le salut éternel l’obéissance à sa volonté et infligeant la damnation éternelle aux insoumis. Vaines sont par conséquent les prières qui sollicitent d’impossibles miracles. Dieu ne peut pas nous éviter les cataclysmes naturels, ni arrêter les épidémies, ni empêcher les conflits et les guerres, il ne peut même pas dénouer les drames causés par les échecs que rencontre l’amour. Les religions se sont construites dans le berceau des mythes en partageant leurs questionnements et leurs rêves pour composer de nouveaux récits symboliques. Mais Dieu n'a pas pu, entre autres, commettre le Déluge pour exterminer une humanité pécheresse, innocents et coupables confondus ; s’il est « infiniment bon et tout-puissant », Dieu ne peut condamner personne à survivre éternellement dans la haine et la souffrance, et il n’y a pas besoin d’un enfer aux antipodes du ciel ; par ailleurs il n'est plus pensable aujourd'hui qu'il ait fallu l’horreur d’un sacrifice humain (la crucifixion que commémore « le Saint-Sacrifice de la messe »), pour réparer l'offense de la faute originelle, et pour racheter le genre humain par le sang d’une victime expiatoire immolée pour le salut de tous. En fait, Jésus a été assassiné pour des raisons assez banales : mise en cause de l’ordre religieux établi et des intérêts de la classe dirigeante (profits générés par le Temple et collaboration avec les Romains) ; ce ne sont ni les douleurs ni le sang du « Juste souffrant » qui sont salvateurs, c’est sa « justice », son engagement sans réserve au service des hommes et de Dieu (jusqu’à la mort). Dieu est en lui-même insaisissable (même ce que notre cœur parvient à en percevoir ne peut être cerné par nos concepts censés le définir). Dieu est pour nous au-delà de Dieu et, pour ne pas idolâtrer les fausses images de la divinité, le croyant peut se trouver paradoxalement acculé à se percevoir et à se dire athée au nom de Dieu.
Si le christianisme a couramment propagé des représentations archaïques de la divinité, il faut relever qu’il a aussi, avec fidélité et de manière souvent sublime, fait connaître un autre visage de Dieu dans le sillage des anciens prophètes d’Israël et, surtout, en proclamant l’incarnation de l’amour divin en Jésus-Christ. À l’impérialisme du Très-Haut se sont substituées ou ajoutées l’humilité et la compassion attribuées à un « Père » céleste proche des petits que Jésus, né de père inconnu et marginalisé de ce fait (« mamzer »), a tendrement appelé « papa » (« abba ») ; la couronne royale a été remplacée par le tablier du serviteur de la scène du « lavement des pieds » et par la couronne d’épines ; Dieu s’est livré à la merci des hommes et, en partageant leurs souffrances, s’est exposé à la vulnérabilité. De plus, débordant le cadre des croyances originelles et comme en écho à la dimension féminine et maternelle des religions primitives, les Églises, hormis les courants protestants, ont élevé une femme à un statut quasi divin en la déclarant « mère de Dieu ». Cette approche renouvelée du divin ouvre des perspectives inédites. Nous croyons que la présence divine s’offre comme l’amour partagé à l’infini, s’exprime comme une prière que Dieu adresse à l’homme pour le porter à aimer, à servir autrui sans compter et à apprendre à recevoir d’autrui - amour qui ne se réduit pas à une affaire de sentiment. Cette présence est don et invitation à participer à la condition divine, la plus heureuse des passions et en même temps une passion douloureuse en raison des résistances et des refus qui s’opposent à l’amour. La présence divine est lumière sur nos chemins et nous réconforte, donne sens à nos vies et à tout ce qui existe, mais elle ne peut pas nous mettre à l’abri de la souffrance et des malheurs de l’existence humaine. L’homme ayant vocation d’exaucer la prière de Dieu, il lui revient de témoigner de cette présence jusque dans les gouffres du mal pour tenter de secourir ceux qui s’y trouvent enfermés, d’enfanter Dieu parmi les hommes.
Les Églises dont l’avenir est aujourd’hui problématique en Occident ont trop souvent commis le pire, directement ou par complicité (de la torture morale et physique aux formes les plus brutales d’oppression et d’exploitation). Mais il faut souligner qu’elles ont également aidé l’humanité à accomplir de prodigieux progrès et que nous devons le meilleur de nous-mêmes à l’Évangile qu’elles nous ont transmis (y compris l’esprit critique face aux dérives et aux manipulations religieuses). Que deux millénaires de christianisme risquent d’être engloutis en quelques décennies est tragique. Quoique d’une incomparable richesse, bien des récits qui constituent le christianisme ne parlent plus à nos contemporains et tendent à être assimilés à un héritage mythologique. Nostalgie et tristesse devant le délitement des croyances de notre enfance et devant l’effondrement des institutions chrétiennes et des constructions théologiques (en tant que systèmes socio-religieux). Mais sans doute ce passage par la mort est-il incontournable pour que le message évangélique retrouve sa force originelle. Ce ne sont pas les Églises qu’il faut sauver, mais c'est l’éthique et la spiritualité de l’Évangile. La chrétienté s’est dissoute dans le monde sécularisé qui lui succède, mais la Parole qui l’a inspirée au départ et à son meilleur niveau n’est pas morte en même temps que les langages et les institutions de la civilisation chrétienne. Cette Parole ne peut être la propriété d’aucune Église ni d’aucune philosophie ; transcendante en même temps qu’immanente, elle a vocation à avoir une portée universelle en appelant les hommes à former, dans le respect des diversités culturelles, une humanité libre, fraternelle et solidaire. Cette Parole ne peut se transmettre que portée par des langues et des communautés nouvelles (« on ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres »).
Il s’impose d'admettre qu’il n’y a pas de restauration possible du passé. Diverses réformes morales et pastorales en cours sont certes heureuses et d’autres sont envisageables, mais elles ne sauraient suffire à dégager les Églises de l’empilement dogmatique réifié qui les entrave et ruine leur crédibilité, véritable forteresse-prison. Les scandales sexuels qui discréditent à juste titre le catholicisme à l’heure actuelle ont accéléré une vague de désertion (déjà largement amorcée par la sécularisation) dont la cause profonde, très ancienne et souvent inconsciente, est généralement occultée : ceux qui partent ne croient plus et ne peuvent plus croire à ce qui leur est habituellement prêché et qui est célébré selon des rituels anachroniques. Quant aux perspectives ouvertes par les mouvements réactionnaires qui se déclarent évangéliques ou charismatiques, elles peuvent de fait assurer une survie des églises sous des formes sectaires, mais leur caractère identitaire et passéiste est en contradiction avec l’humanisme créatif et universel du message chrétien initial ;de plus ces mouvements font assez couramment l’objet de manipulations d’ordre socio-politique (théologie de la prospérité, mystification des populations les plus pauvres au bénéfice de régimes populistes).Dans un monde en pleine mutation dans tous les domaines, la foi chrétienne ne peut rester vivante et fidèle à ses origines qu’en s’incarnant dans notre humanité qui se renouvelle sans cesse - Noël et Pâques sont encore et toujours à venir... Mais, en tout état de cause, il est heureux que notre monde sécularisé ait intégré de nombreuses valeurs provenant du christianisme (ainsi que d’autres religions et d’autres sagesses, y compris athées).
Seul importe en fin de compte le bien que chacun parvient plus ou moins à accomplir. Que l’on croie en tel ou tel Dieu ou non, l’amour est divin, il ouvre gracieusement la possibilité de vivre par-delà le mal qui est intrinsèquement mortifère. Tandis que l’avidité est insatiable et vampirise ceux qui s’y adonnent, que la violence ne produit que haine et vengeance, mensonge et trahison, rapine et meurtre, l’amour enfante l’amour qui libère, qui rayonne la confiance et la paix. Le moindre pardon comme le moindre secours apporté à autrui, la moindre tendresse et même le moindre sourire peuvent opérer des miracles et transfigurer le monde. La vérité et la bonté sont source de vie et promesse d’éternité - nul ne sait comment mais on peut le croire. Même quand tout semble s’écrouler et que nous nous sentons abandonnés par le Dieu tout puissant auquel nous avons cru, l’humble présence de l’amour divin nous invite à vivre par-delà la mort sans attendre, en nous fiant à cette présence et en partageant cet amour ; notre résurrection au quotidien n’est pas subordonnée au sort de nos cadavres à la fin des temps. Avec ou sans religion, dans la douleur ou dans la joie, l’amour tisse notre au-delà dès à présent et à jamais, l’emporte ainsi sur nos défaillances et notre finitude, l’emporte sur toutes les morts.
En virant de bord sur les grands voiliers d’autrefois, les marins avaient coutume de dire « À Dieu vat ! » …
Jacqueline et Jean-Marie Kohler
P.S. : Arnaud Emmanuel, notre fils aîné, est décédé d'un arrêt cardiaque le 12 avril à Cavaillon et nous venons de l'accompagner, avec la famille et de nombreux amis, jusqu'au bout de son chemin sur cette terre qu'il a beaucoup aimée. Né le 1er janvier 1968 à Ouagadougou (Burkina Faso), marié avec Catherine Somarandy en 1995, père de trois filles, il s’est dévoué sans compter à ses proches et il est resté attaché durant toute sa vie aux valeurs d'un christianisme progressiste donnant la priorité aux petits et aux exclus. Docteur en informatique, cadre supérieur à la SNCF, il s’est consacré à son travail et à ses recherches avec une féconde créativité et un fort sens du service. Ce départ a constitué pour nous une foudroyante mise à l'épreuve des convictions exprimées dans le texte ci-dessus qui, au moment du décès, se trouvait sous presse pour être publié dans la revue Parvis. Dans la profonde tristesse où nous plonge cette mort, nous croyons qu’il faut choisir la lumière et la vie pour sauvegarder l’amour en nous et contribuer à le sauvegarder au sein de la « Création ». Arnaud est parti mais restera présent parmi nous et nous nous souviendrons avec reconnaissance et joie de ce que, pour toujours, nous avons partagé avec lui. Arnaud nous précède dans l’infini où l’amour s’accomplit en plénitude.
[1] Ce texte n’était initialement destiné qu’à la famille et à quelques amis proches sous le titre « Que croire et que faire quand tout semble s’effondrer autour de nous et jusqu’en nous ? ». Ce témoignage ayant été jugé révélateur de questionnements de plus en plus répandus parmi les croyants, sa première version a été publiée dans la revue Parvis n° 122-123 (été 2024).
Hommage à mon frère Arnaud Emmanuel Kohler
Lors de ses funérailles le 19 avril 2024 à Orange
Arnaud, mon frère, Arnaud, notre frère,
Tu es né dans les feux d'artifice de Ouagadougou au passage de l'an, tu es parti dans le printemps du sud français. Entretemps, Madagascar, la Nouvelle Calédonie, La Réunion en vacances ...
Un jour de ta petite enfance, au Grand Ballon en Alsace, le vent soufflait fort (comme aujourd'hui le Mistral) et tu as ramassé une très grosse pierre pour ne pas t'envoler as-tu dit. Ton âme s'est désormais envolée. Et désormais ta présence va devoir prendre dans notre existence une nouvelle forme entre mémoire, paroles et attente.
Cette douloureuse et étrange présence de l'Absent - car ce qui nous est maintenant absent sont ton sourire, ton regard toujours un brin amusé, tes blagues, ta voix, toute cette densité de soi qui se manifeste dans la chair, ce compagnon-corps terrestre qui porte et que parfois nous supportons avec peine lorsque la fatigue et la maladie ne lui permettent plus d'être à la hauteur de nos activités et désirs - lorsqu'il nous trahit. Tu avais encore des projets à réaliser ici-bas, des attentes, des espérances, des joies à vivre mais ton corps s'est effondré, il y a une semaine, trop vite, trop tôt.
Tu savais combien la vie pouvait être tragique, mais tu lui as toujours gardé ta confiance, comme tu avais confiance, malgré eux parfois, dans les hommes.
Tu n'as pas eu ton compte de vie mon frère mais heureusement tu as très tôt incarnée, inscrite cette vie sous des formes et des valeurs qui font sens : la générosité, la bonté, l'humour, la liberté, la curiosité, la fidélité ... Tout cela étayé d'une intelligence remarquable. Intelligence du cœur et de la tête. Tu aimais les humbles et tu avais "la bosse des maths".
Et ce, dès ton enfance. Maman aime raconter une histoire de ta maternelle - ou du CP; un jour qu'elle demandait à ta maîtresse comment cela se passait avec toi, celle-ci a répondu : Mais, Mme Kohler, très bien! Comment pourrait-il en être autrement?! Cet enfant est tellement gentil, il a un tel sourire .... Tu prêtais tes jouets, tu partageais, tu voulais faire plaisir à tes copains et tu as toujours eu ce sourire et ce regard différent et décalé d'où jaillissait l'humour.
Merci Arnaud d'avoir été parmi nous, le troisième de notre fratrie. Enfin un garçon après les deux filles! Très jeune aussi tu as eu le sens et le goût de la famille. Garder un lien proche avec tes parents, frères et sœurs, neveux et nièces t'importait. Fonder et avoir ta propre famille, avec Catherine, était ta source de bonheur. Mais au-delà aussi puisque tu as décidé de créer sur internet la Tribuk (Tribu Kohler) pour que tous les cousins et cousines s'y expriment et échangent.
Nous avons grandi, enfance et adolescence, dans les voyages - dans des Ailleurs qui nous ont façonnés par leurs paysages immenses, de la brousse africaine aux bleus de l'Océan Pacifique. Avec des Autres qui nous ont appris à comprendre la diversité des cultures et une tolérance bienveillante et exigeante. Avec Papa, avec nous, tu aimais naviguer Arnaud - toujours sur le pont du bateau ou à la barre, sans hésitation pour aider aux manœuvres avec courage et plaisir. Mais tu n'as jamais manqué de garder tes ports - Oberdorf dont tu me disais encore en octobre à quel point tu aimais profondément notre ferme. Et, devenu ton port majeur, ta maison, ton jardin de Cavaillon dont l'ambiance toujours me rappelle un peu notre Afrique ou nos Sud d'enfance - avec toute votre animalerie! Un jour, nous avions compté, à l'Anse Vata, le nombre de chats que nous avions : je crois qu'il y en avait treize - ou à peu près! Tu as conservé cet attachement pour la vie dans toutes ses dimensions.
Tu étais bon Arnaud et tu as décidé de le rester ta vie durant. Tu aimais les gens et leur restais attaché.
Arnaud, mon frère, Maman, Papa, Nathalie, Christian, Bruno, Sarah-Marie, moi et tous nos enfants te souhaitons bon vol dans les nuages. Ne nous quitte pas. Tu aimais Brel, l'amour, la liberté, la famille : que ton âme, déliée à présent, continue à veiller sur les tiennes et les tiens. Un jour, à Mantasoa, il y avait un gros orage sur le lac et tu pleurais pour rentrer à la maison : tu es retourné à la Maison du Père maintenant.
Pour ma part, je crois, j'espère de tout mon cœur que nous nous retrouverons un jour d'éternité et reprendrons toutes les conversations laissées en plan.
Et rappelle-toi de La Trappe où nous allions les dimanches : montagnes aux pistes rouges et forêt tropicale luxuriante. Comme là-bas, sois dans la lumière et la sérénité.
Cet ouvrage clôt la trilogie apologétique entamée par Joseph Doré en 2012 [1], et permet de mieux appréhender les problèmes que rencontre aujourd’hui tout projet de réforme de l’Église catholique. Que faire, comment s’y prendre, avec quelles chances d’aboutir ?
C’est à la première personne et en mobilisant ses différentes compétences en matière religieuse que le théologien et ancien archevêque de Strasbourg témoigne sur près de 400 pages de sa foi et de son espérance face aux risques d’effondrement qui menacent le catholicisme. Tout en relevant de la singularité du vécu intime et ecclésiastique de l’auteur, ce témoignage se veut d’une portée universelle moyennant une démarche transcendée par la foi de l’Église. Mais quelle est à présent la crédibilité de l’héritage dogmatique, et quelle est la pertinence des normes pratiques véhiculées par ces croyances ?
Joseph Doré cite (p. 136) l’oratorien Pierre de Bérulle (1575-1629), penseur mystique et homme d’action, pour inviter les chrétiens à un drastique retournement de perspectives, à une sorte de révolution copernicienne : « Puisque Dieu cherche la terre, aime la terre, je veux me convertir maintenant non au ciel, mais à la terre et y chercher Jésus-Christ. » Soit, mais comment actualiser la théologie de l’Incarnation sous-jacente à cette déclaration ? Et, question cruciale, jusqu’où doit aller le revirement jugé nécessaire pour « sauver l’Église » – simple aggiornamento ou véritable conversion ? Réaménagement de l’héritage engrangé pour ne pas avoir à trop changer le système socioreligieux établi, ou bien renoncement aux formes moribondes ou défuntes d’un passé révolu pour renaître dans un environnement inédit ?
La foi et l’espérance d’un évêque
Délibérément œcuménique au sens large de ce terme, Joseph Doré s’efforce de dépasser les étroitesses de la sphère catholique romaine à laquelle renvoient son itinéraire professionnel et ses fonctions hiérarchiques. La conversion ecclésiale qu’il préconise ne se réduit pas, comme d’autres projets de ce genre, à une simple tentative verticale de restauration institutionnelle. Quand l’auteur atteste son attachement au christianisme, c’est d’abord « à cause de Jésus » et c’est dans la radicalité de l’Évangile que s’enracinent les valeurs fondamentales dont il se réclame. Mais, ayant longtemps été professeur au sein d’organismes chargés d’assurer la formation du clergé, membre de l’éminente Commission Théologique Internationale présidée par le cardinal Joseph Ratzinger au Vatican, puis archevêque d’un diocèse de tendance conservatrice, il a profondément intériorisé, par la force des choses, les normes doctrinales et institutionnelles du catholicisme.
Il n’est donc pas étonnant que ce soit comme évêque – « émérite toujours évêque » aime-t-il à préciser – que Joseph Doré continue à confesser sa foi et à servir l’Église, solidaire de ses confrères dans le cadre du centrisme religieux et social de l’épiscopat français. D’où l’accueil a priori favorable réservé par la grande majorité de ses pairs et du clergé à ses développements théologiques de facture plutôt classique. Ses positions seront également appréciées parmi les fidèles qui restent attachés aux institutions religieuses dans l’esprit du concile Vatican II. Les critiques de l’Église émises par l’auteur seront par contre vilipendées par les tenants de la mouvance traditionaliste et du catholicisme identitaire, avec la bénédiction des évêques réactionnaires. De leur côté, les milieux chrétiens dits progressistes, bien que satisfaits par une ouverture de principe au monde, regretteront une approche encore trop ecclésiastique des problèmes que pose la déception croissante ressentie par les croyants à l’égard de l’Église. Hormis l’Évangile qui est simple et clair dans son expression comme dans son fond, existe-t-il une forme de discours susceptible d’être accueillie pareillement par les diverses catégories de chrétiens dont les visées socioreligieuses diffèrent, voire s’opposent ?
Essayer de sauvegarder la part de l’héritage catholique que Joseph Doré présume susceptible de survivre intra muros répond, pour l’évêque-théologien, à un devoir que lui imposent les responsabilités qui ont été et sont encore les siennes dans l’Église. Mais comment accompagner des communautés encombrées de croyances et de pratiques obsolètes, souvent entravées par des liens sociopolitiques compromettants, et en même temps se laisser réellement interroger par le regard critique que le monde porte sur l’Église de l’extérieur ? Comment articuler l’image fréquemment douteuse que l’Église offre d’elle publiquement, avec les données de l’identité quasi surnaturelle qu’elle s’attribue et affiche ? Et cela sans oublier que l’Évangile est plutôt destiné à libérer et à nourrir les périphéries qu’à satisfaire les besoins internes visant à assurer l’autoconservation des institutions religieuses ? Pour résoudre le dilemme, l’auteur insiste sur la nature intrinsèquement missionnaire du christianisme, en lien avec la charité qui en est la source
Face aux ambiguïtés et dévoiements, Joseph Doré estime que la fidélité à la cause qu’il sert depuis plus de soixante ans exige une lucidité sans concession. Tout en admettant que l’incarnation de l’Église dans le monde entraîne inévitablement des dérives, il se bat pour que l’institution se conforme autant que possible à l’idéal de sainteté qu’elle prêche. Les racines profondes des maux qui ont commencé à dénaturer l’Église dès les premiers siècles ne sont pas formellement identifiées par l’auteur : la cléricalisation et la dogmatisation ne sont pas analysées dans leurs interactions réciproques et leurs conséquences systémiques. Mais c’est en véritable lanceur d’alerte que Joseph Doré est intervenu à maintes reprises au cours des dernières décennies pour stigmatiser diverses dérives morales qui, en bafouant l’Évangile, ont scandalisé la société et décrédibilisé le catholicisme. Ses réquisitoires contre les crimes sexuels et les turpitudes financières commis par des ecclésiastiques ont été sans appel. Et, dans sa nouvelle publication, l’évêque émérite développe longuement les perspectives à privilégier, selon lui, pour essayer de remettre l’Église sur les chemins de l’Évangile.
Conversion des mœurs, Credo en dépôt, ministères et Magistère
Le survol de la vie de l’Église au cours des soixante dernières années débouche, dans l’ouvrage, sur un état des lieux dramatique malgré les espoirs suscités par le pontificat du pape François. Le délitement induit par les conquêtes de la modernité a été brutalement aggravé par les crimes sexuels qui ont défrayé les médias quasiment partout à travers le monde – pédocriminalité, viols commis sous emprise spirituelle, perversions variées largement répandues jusqu’aux plus hauts niveaux de l’Église. Des comportements qui, pour éviter l’opprobre de leur divulgation, ont été couverts par la hiérarchie ecclésiastique. L’infamie finalement entraînée par leur médiatisation hors du contrôle des instances religieuses n’en a été que plus retentissante, et tout l’édifice ecclésial s’en est trouvé ébranlé. Un scandale d’autant plus grave que ce sont généralement des personnes vulnérables, dont il est dit qu’elles sont les plus chères à Dieu, qui ont été victimes d’un système socioreligieux abusif invoquant de honteuses précautions au nom de doctrines indûment prétendues sacrées.
Pour remédier à cette situation, Joseph Doré appelle l’Église à revenir aux valeurs fondatrices du christianisme et aux enseignements de la Tradition censés les transmettre. Le Credo de Nicée est présenté comme un legs apostolique à considérer comme le premier et ultime fondement officiel de la foi, point de départ des diverses étapes du développement dogmatique dont l’inspiration est attribuée au Saint-Esprit. Afin d’en expliciter la signification et la portée dans l’histoire du christianisme, l'ouvrage offre au lecteur d’abondantes références aux Écritures, aux textes conciliaires et aux encycliques. C’est au « dépôt de la foi », à la Révélation et aux interprétations qui en ont officiellement été données par la hiérarchie ecclésiastique, qu’il faut se reporter, selon l’auteur, pour définir les changements à mettre en œuvre en vue de revivifier le catholicisme. Les réformes ainsi envisagées s’inscrivent grosso modo dans le sillage des ouvertures qui ont marqué Vatican II. Parmi elles figurent notamment celles, estimées déterminantes pour l’avenir, concernant les ministères et la place à accorder au laïcat – et particulièrement aux femmes.
Malgré leur éventuelle pertinence à certains égards, nombre de ces réformes seront jugées trop tardives, trop timorées, et surtout trop centrées sur les institutions ecclésiastiques. Relevant de l’orthodoxie catholique officielle, la théologie de l’Église et du sacerdoce qui les sous-tend reflète, même si l’auteur s’en démarque, une constante universelle des religions sacrificielles plutôt que la subversive libération inaugurée par Jésus face à la religion célébrée au Temple de Jérusalem [2]. Aussi convient-il de relativiser la portée des innovations envisagées au plan de la ministérialité. Ni l’ordination sacerdotale d’hommes mariés, ni le mariage des prêtres, ni l’accès des femmes au diaconat ou à la prêtrise, ni les restructurations paroissiales, ni les réarrangements liturgiques ne suffiront à « sauver l’Église ». C’est en amont, au niveau des doctrines, que s’imposent d’abord les déchirantes révisions qui permettront au christianisme de retrouver sa crédibilité, puis son utilité sociale à la faveur de ses engagements. Pour régler ses problèmes internes et réactualiser l’efficacité évangélique de son message, l’Église devra renoncer à l’illusoire croyance qu’elle détient « La Vérité », et aux pouvoirs quasi divins qu’elle s’arroge à ce titre, et devra se mettre au diapason des modestes et fugitives vérités évangéliques qui fleurissent au cœur de la vie qui passe.
Il va sans dire que le lecteur ne doute pas de l’attachement personnel de Joseph Doré aux exigences d’une foi « critique et confessante », capable de se réinterroger à la lumière des prodigieux progrès des connaissances profanes et religieuses de l’humanité. Mais il est indéniable que la crise du modernisme n’a jamais été complètement surmontée dans l’Église, et que la soumission y demeure préférée à l’esprit critique. De fait, l’exposé des « différents registres du discours chrétien » fourni par l’auteur donne à croire que l’autorité du Magistère est directement cautionnée par le Saint-Esprit. Maître du « discours de la régulation » pour assurer l’orthodoxie et la communion, cette autorité est érigée en instance de contrôle idéologique et social de droit divin. Et, loin de la vraie recherche qui ne peut se déployer que dans la liberté, le « discours de la théologie » se dissout, pour finir, dans de simples tâches de mise en forme renouvelée des sédiments du passé. Ne s’agit-il pas là d’une distribution des fonctions socioreligieuses nettement ordonnée à la reproduction et à la légitimation d’un système vertical et hiérarchisé qui hypothèque d’emblée toute possibilité d’authentique synodalité ?
Les développements consacrés par Joseph Doré aux questions économiques et politiques, aux problématiques culturelles et éthiques, aux rapports avec les autres religions témoignent d’une ouverture d’esprit et de cœur qui réconfortera les chrétiens progressistes. Mais, inévitable question, quelle est à présent, dans ces domaines, la fiabilité accordée à l’enseignement venant de la hiérarchie catholique ? L’Église peut-elle encore se croire investie par Dieu d’une autorité suréminente lui permettant de s’autoproclamer « experte en humanité », et de se déclarer plus légitime que les autres confessions en matière religieuse ? Le monde sécularisé et pluraliste n’admet plus ce genre de prétentions. Outre qu’il serait aisé de relever les innombrables contradictions et errements qui ont jalonné l’enseignement et les pratiques ecclésiastiques, l’Église n’est plus crédible dès lors qu’elle apparaît figée dans son conservatisme, machiste, gérontocratique, opposée aux idéaux démocratiques et aux innovations de la modernité.
Pour toucher la société contemporaine, il faudrait beaucoup plus que des enseignements épiscopaux ou pontificaux, et beaucoup plus que des cultes. Il faudrait, au ras des réalités ordinaires comme aux sommets de la pensée, une humble et lumineuse créativité capable de changer le monde par des engagements concrets. Une force spirituelle à proprement parler révolutionnaire, comparable au souffle prophétique de fraternité et de justice qui a répandu l’Évangile contre l’ordre établi dans l’empire romain – « il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme … » (Ga 3, 28), « les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers… » (Mt 20,16), etc.
Par-delà les traditions périmées, vivre l’Évangile dans le monde
Tous les lecteurs de ce livre souhaiteront avec Joseph Doré que l’Église se convertisse. Mais de plus en plus nombreux sont les chrétiens qui, non sans raison, s’interrogent sur la capacité du catholicisme de se remettre suffisamment en question pour retrouver les chemins de l’Évangile. Les difficultés les plus ardues, loin de n’être que conjoncturelles et susceptibles de se résoudre par une conversion des mœurs et par des adaptations institutionnelles, résident dans l’urgente nécessité de réévaluer tout un ensemble de données concernant le contenu même de la foi. Paradoxe aussi révélateur qu’inattendu : en lisant cet ouvrage qui s’inscrit globalement dans une ligne théologique issue de la Tradition, certains croyants se demanderont s’ils ont encore leur place dans l’Église catholique dont ils ne peuvent plus accepter sans réserves l’enseignement et les rites[3] ! Leur fidélité à Jésus et les engagements qui en découlent – notamment au service des plus petits (cf. les critères du Jugement dernier qui ne comportent aucune mention des croyances et pratiques religieuses, in Mt 25, 35-40) – seraient-ils donc moins décisifs que l’adhésion à des normes doctrinales et des rituels liturgiques ?
Personne ne conteste que c’est grâce à l’Église que l’Évangile a incomparablement contribué à humaniser et à diviniser le monde malgré de multiples trahisons. Mais plus que jamais la fidélité à la Parole reçue exige d’être mise en œuvre à travers la créativité qui anime la vie par delà le passé révolu. Cette fidélité oblige à renoncer aux idéologies et aux institutions périmées, sédiments pétrifiés à force d’avoir été sacralisés pour consolider les acquis, affermir les pouvoirs en place, et servir de discutables stratégies de conquête. Il s’en suit que l’autorité des textes magistériels cités dans le livre est désormais sujette à caution pour beaucoup de chrétiens. Même le recours sélectif aux Écritures proclamées « Parole de Dieu » ne va plus de soi lorsqu’il est subordonné à des visées institutionnelles plus utilitaires et intéressées que spirituelles. C’est que l’histoire religieuse se révèle tissée de tant de contradictions et de drames qu’il n’est plus possible de croire qu’elle est effectivement guidée par une Providence conforme à l’image qui en a traditionnellement été donnée. Pour finir, c’est la représentation de Dieu qui se trouve mise en question au regard des stupéfiants progrès des connaissances humaines et de la réflexion théologique qui s’efforce d’accompagner l’humanité dans son histoire[4]. Des bouleversements porteurs de gracieuse chance pour la foi chrétienne quand, verrouillée par les instances hiérarchiques, elle se libère à la base pour respirer l’Évangile.
S’il est incontestable que la conversion du catholicisme représente la condition première et sine qua non de sa survie, est-elle suffisante, telle qu’elle est ébauchée, pour assurer le « salut de l’Église » ? Et que signifie au juste cette expression ? Joseph Doré a bien noté que seul importe le salut des hommes : l’Église n’existe que pour le monde auquel elle doit apporter l’Évangile, et non pour elle-même. Cela implique qu’elle se sente vraiment solidaire de ce monde et coresponsable de son avenir, qu’elle s’engage sans tergiverser contre les idées et les forces qui ruinent l’humanité et la planète, qu’elle s’ouvre aux découvertes de la recherche scientifique et technique, qu’elle devienne « catholique » en devenant universelle comme l’Évangile est universel par-delà les religions, et que par conséquent elle renonce aux langues et aux cultures mortes de son passé. Il lui faut se laisser interpeller par les hommes qui, avec ou sans religion, aspirent à plus d’humanité, se laisser porter par eux sur leurs chemins et vivre en symbiose avec eux, loin des obsessions mortifères liées à ses intérêts particuliers. Pour cela, sa pensée et ses pratiques devront se renouveler en se vouant au service des humbles et des périphéries, loin des sanctuaires, car l’Évangile étouffe intra muros, mais affectionne les parvis et prodigue la vie à ceux qui se fient à son souffle extra muros.
Ne pouvant valablement s’élaborer qu’en prenant en compte l’évolution des connaissances et des modes de vie de l’humanité, la théologie ne progressera de façon crédible qu’en se conjuguant avec l’anthropologie. Qu’il s’agisse de la conception de Dieu, de la christologie ou de l’ecclésiologie par exemple, l’intelligence de la foi n’est jamais acquise. Elle ne peut se cristalliser dans aucun savoir théologico-métaphysique qu’il serait possible de circonscrire une fois pour toutes, et d’exprimer à travers des doctrines et des liturgies immuables. Dans le sillage et le respect du passé, la foi est toujours à rechercher à frais nouveaux, conjointement sur les terrains de la pensée et de l’action. L’avenir du christianisme ne pourra donc pas être assuré par de simples réaménagements institutionnels, mais exige d’oser l’Évangile comme Jésus l’a osé à ses risques et périls face au Temple et aux forces dominantes de son temps. C’est pourquoi l’Église de demain sera forcément très différente de celle d’hier ou d’aujourd’hui, sous la même appellation ou dénommée autrement, et il revient à tous les chrétiens et au prophétisme des théologiens novateurs d’aider à l’enfanter. Il reste donc bien du chemin encore à parcourir, bien des conversions à approfondir et des combats à mener, après cette trilogie dont le volume de conclusion a été consacré au « salut de l’Église »[5]…
Jean-Marie Kohler
Notes
[1] Cf. « Peut-on vraiment rester catholique ? Un évêque théologien prend la parole » Édit Bayard, 2012 ; « Être catholique aujourd’hui. Dans l’Église du pape François » Édit. Bayard, 2014.
Ces deux livres ont fait l’objet de recensions accessibles sur le net (cf. ). Les mêmes questions restent posées d’un ouvrage à l’autre : « Ce plaidoyer pro domo suffit-il pour toucher, au-delà des fidèles traditionnels, la masse constamment croissante des catholiques de la périphérie – sans même parler de la multitude des personnes plus éloignées qui sont assoiffées de spiritualité ? Ou ne s’agit-il, en fin de compte, que d’apologétique palliative ? L’érosion de la pratique et de l’appartenance religieuses n’est-elle pas d’abord imputable au fait que l’Église continue à véhiculer maintes croyances qui s’avèrent extravagantes et contradictoires hors des périmètres confessionnels fortement conditionnés ? »
Les problèmes soulevés par ces questions ont également été abordés dans la recension d’un autre livre de Joseph Doré (corédigé avec Bernard Xibaut) : « Les évêques émérites. Dans l’Église d’aujourd’hui, quel rôle pour les retraités de l’épiscopat ? » Édit. La Nuée Bleue et Tchou, 2017.
[2] Très importante dans la religion vétérotestamentaire, la théologie du sacrifice se retrouve dans le Nouveau Testament, mais à l’immolation des animaux est substitué le sacrifice du « Juste souffrant », thème tiré des écrits d’Isaïe (Is 53, 1-12). La thématique de la rédemption par l’intermédiaire d’une « victime expiatoire » est surtout développée dans la théologie paulinienne (Rm 3, 21-28 et 2 Cor 5,21 entre autres).
Les évangiles ne mentionnent aucune participation de Jésus à des pratiques sacrificielles. À la femme samaritaine rencontrée au puits de Jacob, Jésus a déclaré que le temps était venu d’adorer Dieu « en esprit et en vérité », et non plus sur le mont Garizim ou au Temple de Jérusalem (Jn 4, 1-24). Et le récit symbolique de la déchirure du voile du Temple au moment de la mort de Jésus (Mt 27,51) signifie à sa manière le dépassement de l’ancienne religion sacrificielle et sacerdotale d’Israël. Mais les institutions ecclésiastiques qui fondent leur pouvoir sur le clivage séparant le sacré du profane n’admettent pas l’abolition de ce clivage – d’où leur séculaire tentation de recoudre sans cesse le voile déchiré…
Faut-il donc à jamais admettre que le concile de Trente a été, comme les Pères conciliaires l’ont alors soutenu, « particulièrement conduit et gouverné par l’Esprit-Saint pour exposer la véritable et antique doctrine de la foi et des sacrements, et pour porter remède à toutes les hérésies… » ? La théologie du « Saint Sacrifice de la Messe » et les conceptions du sacerdoce et de l’eucharistie qu’elle implique, formalisées par ce concile et toujours en vigueur (cf. textes liturgiques et catéchisme), ne paraissent guère conformes à l’esprit de l’Évangile et contribuent jusqu’à présent à alimenter le cléricalisme et maintes formes de dévotion proches de l’idolâtrie.
Bien des dérives et abus de pouvoir ont leur source dans cette théologie du sacerdoce qui a atteint son sommet avec la définition, à Vatican II, de la sacramentalité épiscopale. Celle-ci est conçue comme réalisant en plénitude un sacerdoce de nature ontologique instauré par Jésus. D’où, usage assurément secondaire mais nullement anodin, une pléthore de titres et insignes pour honorer les dignitaires ecclésiastiques considérés comme des représentants de Dieu sur terre. Les réticences exprimées à ce sujet par Joseph Doré (p. 364, note 2) ne devraient-elles pas être plus radicales ? Pourquoi ne pas amorcer symboliquement les changements souhaitables en renonçant franchement, de façon publique et si possible collective, à ces marques de grandeur anachroniques et dérisoires (cf. « Ne m’appelez plus Monseigneur ! » in www.recherche-plurielle.net) ?
[3] Les grands mystères de la foi sont à repenser à la lumière du développement des connaissances et de leur insurmontable relativité - de l’origine virginale de Jésus à son ascension physique dans les cieux en passant par la résurrection de son cadavre, de la définition trinitaire de Dieu aux dogmes de l’infaillibilité pontificale et de l’assomption de la Vierge Marie, etc. Par ailleurs, comment traiter les incroyables croyances adventices et pratiques d’ordre plus ou moins magique qui ont fini par occulter le message de Jésus ?
Le Magistère ne devrait pas se dérober à ses responsabilités face au dogmatisme qui retient l’Église prisonnière de son passé. Mais il faut reconnaître qu’il lui est sociologiquement difficile, voire même quasiment impossible, d’analyser de façon critique - et a fortiori de déconstruire - l’édifice idéologique bimillénaire échafaudé sous sa direction avec, selon ses dires, l’assistance du Saint-Esprit. À l’option consistant à maintenir coûte que coûte en l’état les doctrines héritées, quitte à endosser une identité réifiée contraire à l’Évangile, s’oppose l’option de se fier au « sens de la foi » qui anime les forces vives du christianisme à sa base. Si la hiérarchie ecclésiastique n’est pas en mesure de repenser le contenu de la foi dans le cadre de la culture contemporaine, cette nécessaire révolution se fera sans elle. En fait, elle se fait déjà au niveau des personnes et des groupes qui vivent l’Évangile sur le terrain en privilégiant les pratiques évangéliques, en lien avec les institutions ecclésiales quand c’est possible, ou en dehors d’elles dans le cas contraire. À défaut de venir du haut de la pyramide catholique romaine, la conversion du christianisme se produira par le bas sous des formes inattendues : l’Esprit souffle où il veut et le christianisme est toujours encore à venir.
(4] Cf., entre autres, « Après Dieu. Un autre modèle est possible », José Maria Vigil (coord.) et alii, NTA-3FR, 2021, et « Manifeste pour un christianisme d’avenir », Robert Ageneau, Serge Couderc, Robert Dumont et Jacques Musset (éd.) , John Shelby Spong, Joseph Moingt, Jean-Marie de Bourqueney, Karthala, 2020.
[5] Pourquoi les chrétiens qui ne peuvent plus croire tout ce qui est officiellement enseigné et qui ne se sentent plus à l’aise dans les pratiques religieuses courantes ne méritent-ils pas autant d’attention de la part de l’Église que les fidèles traditionnels ? Pour réfléchir sur l’avenir de leur foi et du christianisme, nombre d’entre eux apprécieraient de disposer d’une analyse sérieusement documentée et aisée d’accès portant sur les travaux des théologiens qui tâchent d’explorer de nouveaux horizons.
Qui veut se faire entendre comme évêque s’expose aujourd’hui au risque d’être de moins en moins écouté hors des sanctuaires. Or les sanctuaires ont tendance à se vider et l’avenir de la foi se cherche ailleurs. Joseph Doré ne pourrait-il donc pas, comme simple croyant attaché à Jésus et comme théologien attentif à l’évolution des cultures, fournir une analyse critique des perspectives nouvelles ouvertes dans les publications de John Shelby Spong, Joseph Moingt, Jacques Musset, José Arregi, Dominique Collin, José Maria Vigil et Santiago Villamayor entre autres (ne sont mentionnés ici que quelques-uns des auteurs fréquentés en ce moment dans le milieu des chrétiens en recherche) ?
Va où ton cœur te mène
Gabriel Ringlet
Éditions Albin Michel, Paris, 2021,153 p.
Original et alerte, ce petit livre se lit d’une traite et mène, par des détours inattendus, à dépasser radicalement la représentation de Dieu qui a prédominé et qui prévaut encore dans la tradition judéo-chrétienne. La glorieuse puissance du Très-Haut s’efface pour laisser se révéler une divinité humble et miséricordieuse dans le secret des cœurs. Reprenant la rocambolesque saga des prophètes Élie et Élisée, Gabriel Ringlet fascine par ses intuitions théologiques marquées du sceau de l’Évangile, et touche le lecteur par sa délicate et profonde sensibilité aux gens et aux choses. Sa créativité poétique survole d’instinct les doutes et réserves qui peuvent surgir ici ou là au fil des pages. Pour entendre le subtil message spirituel mis en musique par l’auteur, le lecteur est invité à s’ouvrir à un ailleurs indicible échappant à toute saisie – « De l’âme du violon, oseriez-vous relever les empreintes digitales ? » (Gilles Baudry, cité en exergue)…
Il va sans dire que nous ne pouvons plus croire que les histoires rappelées dans ce livre se sont réellement passées comme relatées dans la Bible – le miraculeux approvisionnement en farine et huile chez la veuve de Sarepta (à l’instar de la manne) et, entre autres prodiges, la résurrection du fils de cette femme par Élie, la foudroyante issue de la compétition sacrificielle entre les prêtres de Baal et le prophète de Yahvé, l’horrible carnage qui s’en est suivi pour imposer la domination du Dieu d'Israël, la traversée à pied sec du Jourdain (calquée sur le franchissement de la Mer Rouge par les Hébreux), l’irruption d’un char de feu pour emporter Élie… Et l’exigence critique ne s’arrête pas là : nous ne pouvons plus adhérer – qu’il s’agisse de l’Ancien ou du Nouveau Testament – à la sacralisation plus ou moins fondamentaliste des Écritures quand, proclamées « Parole de Dieu », elles sont considérées comme l’unique, complète et ultime Révélation divine. Ceci étant, comment résoudre les multiples ambiguïtés et contradictions de ces textes pour discerner la Parole qui, en amont des mots, est véhiculée à travers la relativité des langages empruntés par ces récits ? De la Création de l’univers à la Nativité et à la Résurrection de Jésus, tout est à réinterroger sans céder aux interprétations qui arrangent – comme la transmutation de la toute-puissance providentielle en sublime impuissance par exemple, etc. L’Ascension de Jésus qui parachève sa résurrection n’est aujourd’hui pas plus crédible en tant que phénomène physique que l’enlèvement au ciel du prophète Élie ou, d’après le Coran, le voyage céleste du prophète Mahomet sur la jument al-Borak.
Pourtant, c’est un enrichissant voyage spirituel et théologique que Gabriel Ringlet nous offre dans ce livre en méditant les incroyables événements des récits bibliques concernant le prophète Élie et son disciple Élisée. Un voyage qui transcende l’enracinement culturel de ces narrations vieilles de près de trois mille ans, et qui ouvre des horizons à même d'éclairer nos questionnements actuels. Pour ce faire, l’auteur recourt – avec sa coutumière maîtrise dans ce domaine – au registre de la littérature et de la transfiguration poétique. Il estime que les émotions, notamment esthétiques et religieuses, peuvent avantageusement contribuer à dévoiler la portée intrinsèque des Écritures au double niveau symbolique et existentiel, par-delà les déconstructions et reconstructions critiques. Que cette relecture de la vie d’Élie soit ou non conforme à ce qui a été effectivement vécu par ce prophète importe moins, dans cette perspective, que la fécondité des réflexions que l’auteur propose en privilégiant les éléments qui expriment le mieux, selon lui, les enjeux spirituels majeurs des récits plus ou moins mythiques de la Bible. Dieu ne se réduit jamais à ce qui en est dit et l’homme ne peut, en tout état de cause, accéder qu’aux vérités fragmentaires qu’il découvre progressivement en élucidant les croyances du passé et en s’ouvrant aux rencontres et aux connaissances nouvelles. Pourquoi, dès lors, les anges qu’affectionne Gabriel Ringlet ne pourraient-ils pas, qu’ils soient ailés ou simples poètes, parler à leur façon des cieux aux femmes et aux hommes désireux de faire luire un peu de ciel sur notre terre ?
Il s’avère de fait crucial pour l’avenir de la foi de passer, comme ce livre le propose, de la figure archaïque d’un Dieu jaloux et violent à une divinité d’une tendre et universelle compassion. « Dieu, au-delà de Dieu » suggère Gabriel Ringlet : une quête déjà ancienne, mais qui se renouvelle dans l'environnement culturel et scientifique contemporain. « Dieu, après Dieu ? » s’interroge le post-théisme… Alors que plus de la moitié des Français déclarent ne plus croire en Dieu et que les « pratiquants » ne constituent plus que 2 % de la population, comment les Églises peuvent-elles continuer à répéter leurs sermons et leurs rites sans s’interroger sérieusement sur le désamour ou le rejet dont elles font l’objet. Le cléricalisme systémique et les multiples abus qui en ont découlé ont assurément hâté le naufrage du catholicisme, mais l’indifférence aux questions religieuses a des racines plus profondes. Qui peut encore croire en un Dieu tout-puissant qu’il faut, sous la conduite d’une caste sacerdotale sacralisée, glorifier et supplier selon des modalités analogues à celles autrefois exigées à leur profit par les puissants de ce monde ? Pour retrouver sa ferveur et sa force originelles, le christianisme devra renaître selon l'Évangile en acceptant de mourir dans sa forme actuelle. Le prophétisme biblique porte à sortir du conservatisme et des enfermements religieux, et Jésus a assumé cette vocation jusque sur la croix. Avant de s’abandonner à Dieu en ces termes : « Entre tes mains, Seigneur, je remets ma vie », il a traversé la pire déréliction devant l’issue du projet qu’il avait prêté à Dieu en rapport avec les croyances de son temps : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Dans le sillage de l’expérience religieuse vécue par le prophète Élie, Gabriel Ringlet termine son livre par une évocation très personnelle de l’intime et féconde proximité de Dieu au cœur de la perpétuelle fragilité de l’homme et de notre monde. Les confidences qu’il livre sur ses échanges avec un petit enfant nommé Élie, le dernier-né de ses filleuls, en parlent en termes émouvants. Qu’advienne, au diapason du « Souffle ténu » qui chante les Béatitudes après son silencieux dévoilement sur le mont Horeb, un monde nouveau dans lequel chacun pourra se réaliser pleinement en toute liberté – « libre, vraiment, y compris libre de Dieu » ! Alors, loin des pulsions individualistes que le consumérisme à la mode présente fallacieusement comme génératrices de bien-être et de développement personnel, nous pourrons entendre et suivre l’exigeante exhortation prophétique qui – empruntée à Qohélet et faisant écho à la fameuse maxime « Ama et fac quod vis ! » de saint Augustin – a été choisie comme titre pour ce livre : « Va où ton cœur te mène ».
Bruno Dallaporta, Préface de Dominique Bourg, Bayard Éditions, Paris, 2021, 302 p.
Une alerte cruciale
Personne n’avait imaginé que l’exponentielle fuite en avant de l’humanité contemporaine pouvait être brusquement enrayée par un microscopique virus. Mais, face aux sidérants effets de la pandémie du Covid 19, nos sociétés ont redécouvert leur vulnérabilité ainsi que l’importance primordiale des activités de soin, et elles se sont montrées capables de mobiliser des ressources psychiques et matérielles considérables pour combattre la maladie. Par contre, tout le monde sait aujourd’hui que la vie sur terre est de plus en plus gravement menacée par l’accroissement incontrôlé des activités prédatrices de l’humanité, et les initiatives que ce péril impose d’urgence se font terriblement attendre à tous les niveaux. C’est de ce double constat – indispensable « soin du prochain » et non moins indispensable « soin du lointain » – que relève le travail d’élucidation et de conscientisation entrepris par Bruno Dallaporta dans son livre. La vie étant structurellement symbiotique, c’est dans toutes ses dimensions qu’il faut la sauvegarder.
Croisant apports scientifiques et réflexion philosophique, la perspective offerte au lecteur est résolument holistique. L’auteur vise à dégager une éthique nouvelle dans le cadre d’une anthropologie radicalement repensée au diapason de la nature, et la révolution morale et politique qu’il préconise appelle une véritable mutation civilisationnelle. L’alerte ainsi lancée est d’une cruciale pertinence, et cela même si l’on peut penser que la modernité mise en procès dans l’ouvrage aurait mérité une approche plus nuancée ici ou là - la dramatisation de la situation actuelle ne doit pas occulter son potentiel d’inventivité et de changement. En fait, Bruno Dallaporta se montre pessimiste au premier abord, là où rode la mort, mais c’est pour se permettre d’être optimiste en toute lucidité en se fiant à la vie à plus long terme.
D’une ambitieuse ampleur et d’une cohérence incontestable, l’ouvrage constitue un travail passionnant par la richesse du matériau rassemblé comme par les enjeux des réflexions qui en sont tirées. Si, malgré le glossaire fourni en appendice, le recours systématique à une terminologie technique particulière peut gêner certains lecteurs, l’ensemble reste néanmoins d’un accès aisé. On regrettera seulement l’absence, en présentation liminaire, d’un argumentaire condensé explicitant la conception globaliste de la vie dont se réclame l’auteur. Un tel préalable aurait permis d’éviter les redites et d’alléger maints développements à la faveur et au profit d’une démarche plus pragmatique. Par ailleurs, on notera que l’insistante stigmatisation des tares de la société moderne porte à considérer indûment la modernité comme étant en bloc identifiable à l’ultralibéralisme, d’où une vraisemblable sous-estimation de la gamme réelle de ses possibilités. Mais l’auteur n’ignore pas pour autant que tout ce qui relève du social est éminemment complexe, tissé de contradictions. Les sociétés primitives dont il loue la sociabilité n’ont pas été idylliques à tous égards, les différenciations concernant le genre sont souvent aussi équivoques que poreuses, et les hommes sont partout et toujours ballottés entre des pulsions opposées. C’est finalement au lecteur qu’il appartient de frayer son chemin dans les dédales du livre.
De l’hospitalité première à l’hôpital d’aujourd’hui
Médecin et philosophe, Bruno Dallaporta décrit son expérience des pratiques hospitalières en les confrontant aux valeurs d’accueil et d’échange qui ont marqué l’évolution historique de l’humanité. La caractéristique essentielle des activités de soin réside, sous des formes variées, dans une relation personnelle, concrète et singulière, engagée sans conditions pour secourir autrui en difficulté. Motivée par une solidarité spontanément vécue au plan des émotions, cette relation génère une confiance réciproque et se mue en alliance au service de l’autre et de la vie. Parce que la naissance représente pour chaque humain un don originel incommensurable, chacun est débiteur et doit honorer ce qu’il a reçu de la vie en redistribuant ce qu’elle lui accorde. Cette conception de l’existence a donné lieu, dans les sociétés lui accorde. Cette conception de l’existence a donné lieu, dans les sociétés primitives, à une circulation permanente des biens socialement valorisés sous forme de dons et contredons. Et c’est cette sorte de générosité première qui, placée sous le signe de l’abondance créatrice propre à la vie, est à l’origine de l’hôpital actuel dans le prolongement de l’hospitalité magnifiée dans l’Antiquité et par le courant prophétique du judéo-christianisme. Mais l’auteur montre que cette générosité a été pervertie dans le système social de la modernité. Comme les autres secteurs d’activité, l’hôpital est de plus en plus régi par des normes et des protocoles définis par la logique hégémonique du marché, et la médecine se trouve emportée par les prodigieuses et parfois dangereuses possibilités inédites qu’ouvre le progrès technoscientifique plus ou moins livré à lui-même.
De tous temps et en tous lieux, les activités de soin ont été et restent principalement assurées par les femmes. Dès la grossesse, elles se préoccupent de l’enfant à naître, puis elles l’allaitent et l’aident à grandir. C’est à elles qu’incombent les travaux domestiques cependant que les hommes se réservent de préférence les tâches de prestige, notamment d’ordre économique et politique. Sollicitude, soin, et recherche de la concorde du côté féminin, et plutôt compétition pour le pouvoir et propension aux conflits de l’autre côté. Ainsi trouve-t-on aujourd’hui encore les femmes en surnombre dans les emplois de service ainsi que dans les professions de l’éducation et de la santé, souvent dans des postes subalternes et généralement sous-payées. Mais l’auteur relève que l’ensemble des activités de soin a été altéré, indépendamment des spécificités liées au sexe, par la rationalité et la technologie qui ont envahi et refaçonné le champ social. À la générosité des origines se sont substitués des principes abstraits et universels régis par le règne sans partage du calcul et des pouvoirs qu’il véhicule sous contrôle masculin. Le monde de l’abondance et du don s’est transformé en un monde standardisé et gestionnaire gouverné par l’argent, par la rentabilité et la spéculation. Pour s’opposer à la dérive néolibérale qui dénature l’hôpital en tant que haut-lieu de l’hospitalité, Bruno Dallaporta avance diverses propositions. Entre autres, une démarche originale de conscientisation recourant à la contradiction créatrice des métaphores censée capable de rompre la perception courante des mécanismes sociaux établis, et d’ouvrir de nouveaux horizons. Une démarche également préconisée par l’auteur pour dénouer la problématique de l’« écocrise ».
Dérives d’une rationalité hors sol et hors temps
C’est d’abord aux philosophes du siècle des Lumières que l’auteur impute la dérive rationaliste qui, aggravée par le technicisme de la révolution industrielle et par la récente invasion du numérique, caractérise la modernité. L’homme s’est émancipé des lois naturelles et divines. Coupé de ses racines et des cadres traditionnels, libéré des croyances surnaturelles, l’individu s’est proclamé souverain maître de sa destinée et du monde. Seules subsistent pour lui, dans l’acception étriquée qu’il donne couramment à ces termes, la liberté comme suprême valeur et la raison comme ultime référence. L’organisation de la vie collective émane, selon cette vision, d’arrangements contractuels commandés par les intérêts des individus et conclus sous l’empire d’une idéologie qui méconnaît la source et la nature de la vie. Mais ce parti pris anthropocentrique ne repose, aux yeux de Bruno Dallaporta, que sur une illusion : une liberté qui n’a comme fondements que ses prétentions et ses propres intérêts est incapable de prendre vraiment en compte l’altérité et de percevoir l’infini qui dépasse les réalités immédiates. Aux antipodes du régime de symbiose qu’offre la nature, l’abstraction rationaliste enclot, chosifie et disloque le monde, et se révèle de ce fait impuissante à instaurer l’égalité et la fraternité qu’elle postule. Le nouvel imaginaire qui en découle privilégie l’autonomie et l’indépendance dans le cadre d’un système conquérant qui, usant de la force et de la judiciarisation des rapports sociaux, pratique la rapine pour assurer son développement. La colonisation du monde par l’Occident en a fourni, comme nombre d’autres guerres, une dramatique illustration. À la cohabitation mutuellement féconde d’une pluralité d’identités a succédé le règne d’une pensée unique imposée par une raison frappée de folie quand elle veut tout englober dans ses périmètres identitaires exclusivistes.
Après avoir noté que le progrès technique est inhérent à l’aventure humaine et qu’il a constitué un important facteur d’humanisation au fil de l’histoire, Bruno Dallaporta souligne que les délires technicistes qui le parasitent de plus en plus comportent désormais des menaces mortifères. En se conformant à une logique abstraite et universaliste qui pulvérise les limites de l’espace et du temps, la surpuissance de la modernité a bafoué la créativité locale et les solidarités de proximité pour ouvrir la voie à une globalisation unidimensionnelle et totalitaire. Celle-ci opère par contrainte au bénéfice des forces idéologiques et économiques dominantes. Avec le capitalisme et la financiarisation mondialisée, c’est au prix d’irréversibles destructions humaines et environnementales que la concurrence réalise la maximisation du profit.
Les dommages que subissent conjointement l’humanité et la terre du fait de l’intensification des productions et de l’uniformisation des comportements sont effrayants. À elle seule, l’émission de gaz à effet de serre générée par l’exploitation des énergies fossiles mène la planète à sa ruine si les mesures qui s’avèrent indispensables pour assurer la survie ne sont pas mises en œuvre à brève échéance. Ce processus destructif est déjà largement entamé aux dépens des populations les plus pauvres, et en particulier de celles chassées de leurs terres par le changement climatique, par les calamiteuses conséquences de l’industrialisation agricole et des industries extractives, et par les conflits qui s’en suivent. L’extinction des espèces animales et végétales actuellement en cours est sans précédent dans l’histoire de la planète, et la souffrance des bêtes victimes de l’élevage industriel et des ravages causés à la nature est scandaleuse. La consommation énergétique et le consumérisme effréné qui se généralise dévastent la planète. Au plan individuel, il s’impose donc d’opter résolument pour la sobriété, de promouvoir le respect des valeurs humaines et de la nature, de défendre la pluralité des cultures et la biodiversité. Et au plan collectif, le sort de la dynamique du changement dépendra des combats politiques à mener contre les forces dominantes qui défendent âprement leurs intérêts contre l’intérêt commun.
De l’immédiat à l’infini, oser la vie
Somme toute, Il ressort de l’ouvrage que l’avenir de l’homme et de la planète ne peut s’imaginer que dans une étroite interdépendance, en tension dialectique entre les pôles contradictoires et néanmoins complémentaires qui façonnent l’histoire humaine au niveau des personnes comme des collectivités, entre nature et culture, entre réalités et utopie. Bruno Dallaporta considère comme irréversibles l’évolution technoscientifique ainsi que l’émergence de l’individu doté de droits propres. Il estime bénéfiques les avancées réalisées dans ces domaines, et souhaitable que l’humanité poursuive ses recherches et les innovations qui améliorent sa condition. Mais il milite pour une prompte et radicale conversion des comportements, à commencer par ceux concernant l’alimentation, l’habitat, les loisirs, la mobilité, et l’accueil des autres. Si l’homme oublie d’où il vient et méprise les valeurs qui ont construit son humanité, s’il se conduit avec violence parmi ses semblables et en prédateur dans la nature qui l’a enfanté et le porte, il se détruit. Pour sauver la vie, il faut réenchanter le monde par la poésie, l’éthique et le politique : instaurer une hospitalité sans exclusions, un vivre-ensemble fraternel sur une terre habitable pour tous les êtres qui la peuplent.
Vivre, ce n’est pas préserver coûte que coûte les acquis et accroître indéfiniment les avoirs à son profit. C’est oser la vie en se fiant à sa créativité dans le respect de l’altérité qui la féconde, avec les risques et les limites que cela comporte. La perception de la vulnérabilité d’autrui et de la terre nous révèle notre propre vulnérabilité, nous invite au décentrement et parfois au renoncement, et donne à entrevoir l’infini du mystère de la vie qui se décline dans l’interdépendance. Tournant le dos au pessimisme inspiré par une interprétation essentiellement conflictuelle de l’existence, Bruno Dallaporta relève que l’avenir est déjà en gestation à travers de multiples initiatives individuelles et collectives de résistance et d’innovation. Sous l’égide de la bienveillance et de l’amour qui créent, pardonnent et recréent, il faut avancer sans assurance et toujours redonner sa chance à la vie, quoi qu’il arrive. Fuyant les cercles vicieux de la raison qui détruit quant elle s’obstine à vouloir tout maîtriser, l’imagination et la coopération doivent prendre le relais des mécanismes aveugles de l’ordre établi, tout en se gardant des divagations qu’engendre la démesure sous toutes ses formes. La prépondérance des valeurs masculines doit céder sa place aux valeurs plutôt féminines qui s’attachent au soin, à l’harmonie et à la paix. Ce n’est pas par sa puissance et son illusoire autosuffisance que l’homme occupe une place unique au sein de la nature, mais c’est par la conscience qu’il a de ses responsabilités et par sa détermination à servir et à développer la vie en essayant de remédier aux maux qui la saccagent.
Après avoir commenté la parabole du bon Samaritain sous le sous-titre « La Bible et la surabondance », Bruno Dallaporta suggère dans les dernières pages de son livre que la quête de Dieu, autrefois captive de la représentation d’un être surplombant doué d’omniscience et de toute-puissance, se poursuit aujourd’hui sur les humbles chemins de l’en-deçà et de l’au-delà que révèlent au quotidien le mystère du visage d’autrui et le mystère de l’infini de la nature. Plus concrètement encore, cette quête peut s’incarner dans le soin que l’homme consacre, personnellement et en collectiité, à protéger et à épanouir la vie selon une aspiration qui, au cœur de l’incomplétude et des vulnérabilités de tout ce qui existe, est peut-être prière divine et promesse de plein accomplissement pour toute vie, voire même pour toutes choses.
Jean-Marie Kohler
Dans l’ombre du loup, Olivier Merle
XO Éditions, Paris, 2021
Aux prises avec le pire…
Béotien au royaume du thriller, je n'ai aucune compétence pour évaluer ce polar d'Olivier Merle. Les tueries des serial killers ne me passionnent pas plus que les pratiques sadomasochistes, et les investigations de la police criminelle ne sont pas ma tasse de thé… Pourtant, au fil des pages, ce livre m'a captivé. Et ce en raison de sa tension narrative sans doute, mais surtout à cause de l'empathie que suscitent ses principaux personnages. À côté de la rapine, du mensonge et de la sauvagerie, la bonne volonté et la tendresse ordinaires tissent l'essentiel.
J'ai apprécié la créativité d'Olivier Merle dans un genre littéraire inattendu sous sa plume, et j'ai retrouvé entre les lignes l'auteur que j'ai aimé dans ses précédents romans. Non seulement la fécondité de son imaginaire, la fluidité de son style, la rigueur de ses descriptions, la lucide délicatesse de son scalpel psy, sa maîtrise du suspense. Mais surtout son sens de la vulnérabilité des hommes liée à la complexité contradictoire de leur existence, et cette générosité d'esprit qui, de roman en roman, dévoile au lecteur les enjeux éthiques de la vie.
Les flics Grimm, Ermeline, Jarry et Blanchard me sont devenus proches et chers, ainsi qu‘Amandine, la maîtresse de Grimm. Le « loup » surgi de nulle part s'est à jamais englouti dans son implacable et cynique cruauté. Mais les Kerdegat, Rebecca et Sabine nous interrogent sur les racines et la portée du mal dont ils se sont rendus complices. Et, à la p. 541 qui clôt ce roman, un nouveau jour s'est levé sur la morne existence de Grimm : pour saluer cette aurore, promesse de rédemption, il commande une coupe de champagne à la terrasse d'un café…
Jean-Marie Kohler
La bataille d’Osorno.
La résistance exemplaire de catholiques chiliens face aux dérives du Vatican,
Régine et Guy Ringwald, Préface de Jean-Louis Schlegel, Éd.Temps Présent / Golias, Paris, 2020, 290 p.
Problématique subversion de l'ordre clérical
Un passionnant et très instructif « roman noir » : l’histoire véridique d’un incroyable combat mené au Chili par des chrétiens de base contre une hiérarchie catholique empêtrée dans des scandales sexuels, des abus de conscience et de pouvoir, et des affaires d’argent. Pédocriminalité, dissimulation et mensonges, collusion d’intérêts financiers et politiques sous la dictature d’Augusto Pinochet soutenue par la bourgeoisie catholique et l’aile conservatrice du clergé. D’aucuns diront que la pédophilie et les malversations financières impliquant des prêtres, ainsi que les sordides complicités qui les ont couvertes jusqu’au sommet de l’Église, ont déjà été largement médiatisées au cours des dernières années… Mais le livre de Régine et Guy Ringwald apporte, au-delà de la simple dénonciation, une analyse particulièrement éclairante des mécanismes de ces dérives et de leurs causes profondes. Un vaste travail d’une rare minutie, réalisé à la faveur du recueil de multiples témoignages de première main au long de presque deux décennies, et du dépouillement systématique de la documentation relative à cette affaire. D’une écriture fluide, l’ouvrage captive le lecteur par les nombreux et invraisemblables rebondissements relatés en même temps que par les enjeux universels d’une bataille locale finalement gagnée contre la Curie romaine. Une notable contribution à la compréhension critique du catholicisme contemporain, saluée par Jean-Louis Schlegel dans la préface du livre.
Au départ de l’affaire, Fernando Karadima, curé d’une paroisse huppée de Santiago durant près d’un demi-siècle. Aussi habile et charismatique que retors, ce prêtre pédophile se faisait passer pour un saint homme et jouissait d’une influence considérable grâce à son entregent, ses moyens financiers, et des appuis ecclésiastiques et politiques très haut placés. De nombreux prêtres et évêques avaient passé par le séminaire qu’il avait fondé pour assurer son rayonnement, et qui lui servait de vivier pour assouvir ses perversions. Mais en 2010, la révélation de ses agissements à la télévision chilienne par plusieurs de ses victimes fit l’effet d’une bombe et mena à sa condamnation par Rome et à son exclusion du clergé. Cinq ans plus tard, l’affaire prit une ampleur nouvelle et plus large lorsqu’un de ses proches amis et inconditionnels protecteurs, accusé d’avoir occasionnellement été son complice, Juan Barros, fut nommé évêque d’Osorno. Les anciennes victimes de Karadima et une partie des fidèles de ce diocèse, courageusement soutenus par quelques prêtres et religieux, ne voulaient pas d’un évêque impliqué dans les scandales sexuels qui défrayaient la chronique. Leurs protestations n’étant pas entendues par la hiérarchie, ils recoururent à des formes de contestation plus énergiques dont une spectaculaire et tumultueuse occupation de la cathédrale. Une révolte laïque inacceptable pour les autorités ecclésiastiques qui vilipendaient les victimes de Karadima - même le pape les accusa de calomnie.
Comme d’habitude en pareille circonstance, le Vatican résolut de temporiser pour étouffer l’affaire et continua à soutenir l’évêque contesté. Non seulement solidarité ecclésiastique oblige, mais défendre les prérogatives des autorités cléricales relevait pour la Curie des nécessités inhérentes aux conditions de survie du catholicisme en tant que système de pouvoir. Le voyage du pape François au Chili en janvier 2018 devait donc, dans le sillage de la visite effectuée par Jean-Paul II en 1987, fournir aux moindres frais l’occasion de dissoudre les tensions et de restaurer l’ordre dans l’Église de ce pays. Le pape condamna fermement la pédophilie du clergé, mais il ne prit aucune sanction et Barros put ostensiblement s’afficher en sa compagnie. L’opposition laïque perçut cette incohérence comme une provocation et durcit ses exigences de justice, forçant le pape à enfin mesurer la gravité du conflit et l’urgence d’y remédier concrètement. Alléguant la réception de nouvelles informations, le pape dépêcha sur place, dès la mi-février, un prélat expérimenté en qui il avait pleine confiance, avec la mission de procéder à des investigations approfondies. Le verdict qui résulta de cette enquête s’avéra clair et net : la hiérarchie épiscopale du Chili s’était rendue coupable de complicité avec des clercs dévoyés qui avaient gravement nui à la crédibilité de l’institution ecclésiale et à la diffusion du message évangélique.
Dépité d’avoir été trompé et d’avoir lui-même tergiversé dans cette affaire, le pape prit en avril 2018 les décisions cruciales que l’aggravation de la situation imposait à ses yeux. Il convoqua à Rome tous les évêques en exercice du Chili (une trentaine), laissant à leur charge les frais de leur voyage et de leur hébergement. Après avoir explicitement reconnu devant eux ses propres erreurs, sa souffrance et sa honte, il dénonça sans ambages les abus de pouvoir et le narcissisme qu’il imputait à l’épiscopat chilien et l’invita à lui présenter collectivement sa démission. Des mesures d’autant plus humiliantes pour les évêques que trois des victimes de la pédophilie ecclésiastique, dont les frais de voyage avaient été pris en charge par le Vatican et qui étaient logées dans les appartements pontificaux, ont été invitées à assister à l’Angélus au balcon de Saint-Pierre avec leurs familles, après avoir été longuement reçues par le pape individuellement et ensemble. Conscient d’avoir mal apprécié l’affaire et réagi de façon regrettable dans un premier temps, le pape leur a explicitement demandé pardon en son nom propre et au nom de l’Église universelle.
Cette intervention papale s’est soldée, au niveau de la hiérarchie, par la démission de huit évêques dont Barros, par l’exclusion de deux d’entre eux du statut clérical, et par le désaveu du cardinal-archevêque de Santiago (évincé du Conseil privé du pape). Au niveau du laïcat contestataire, une bataille a incontestablement été gagnée à la faveur d’une longue et coriace persévérance. Mais la résistance idéologique et institutionnelle du cléricalisme face au contre-pouvoir surgi à Osorno s’est ressaisie rapidement. L’épuration imposée par le pape n’a pas transformé la configuration intrinsèque du système établi et ne pouvait de ce fait pas mettre fin à la subordination des laïcs, ni supprimer à leurs racines les pratiques que celle-ci favorisait. De l’emprise psychologique et spirituelle aux agressions sexuelles, les anciennes dérives impliquant des prêtres n’ont pas tardé à reprendre. Pour enrayer cette spirale délétère, le mouvement contestataire prit en 2019 une initiative tout à fait inédite dans l’Église catholique en organisant un synode « autoconvoqué et autogéré ». Sans rien demander aux évêques et sans rien en attendre directement, 350 laïcs originaires de toutes les régions du Chili se réunirent pour stigmatiser le dévoiement de la religion par des prêtres pervers et son instrumentalisation au service des puissants et des nantis, et pour tracer des perspectives d’avenir conformes à leur foi en l’Évangile.
Quelles conclusions tirer de cet ouvrage ? Il est rare que des contestations laïques l’emportent face aux autorités ecclésiastiques, et rarissime qu’un pape accepte de se dédire. Mais, en réalité, ce n’est qu’en mobilisant des moyens de pression profanes, notamment les médias, que le mouvement laïc a réussi à s’imposer. La « bataille d'Osorno » a-t-elle, dans ces conditions, entraîné un véritable tournant dans l’Église ? On peut en douter : la plupart des évêques compromis dans l’affaire sont restés en place, et si la Curie a perdu une bataille, elle n’a nullement capitulé. Constitutif du système de pouvoir catholique, le cléricalisme s’est maintenu en dépit des efforts faits par le pape pour l’éradiquer. C’est qu’en amont des exhortations, injonctions et sanctions d’ordre moral et disciplinaire, les principaux ressorts du cléricalisme relèvent de croyances archaïques érigées en vérités dogmatiques. Hérité de rites sacrificiels païens et judaïques, le sacerdoce catholique englue l’Église dans une sorte d’autisme verrouillé par des formes religieuses qui privilégient le culte et les pouvoirs qui s’ensuivent, alors que l’avenir de l’Évangile se joue de plus en plus hors des sanctuaires. N’est-ce pas au plan éthique et sociopolitique, parmi les hommes qui œuvrent sur le terrain à l’avènement d’une humanité plus juste et plus fraternelle, que se révèle le plus clairement la puissance subversive de l’Évangile, et que s’actualise, loin de « Jésus conservé dans les tabernacles », la vivifiante « présence réelle » du Christ dans le monde ?
Un adolescent demande à son grand-père ce qu’il pense d’un cambriolage récemment survenu dans la paroisse où il se prépare à la confirmation. On ignore s’il s’agit d’un petit larcin ou du vol d’un ciboire, voire d’un ostensoir de grande valeur. Mais peu importe puisque, comme tout le monde le sait, « qui vole un œuf volera un bœuf » et les vases sacrés n’ont pas de prix…
S’ensuit un fructueux échange en famille qui se conclut de façon inattendue à l’apéritif par un sermon impromptu composé par le grand-père. D’allure intentionnellement traditionnelle pour corser l’affaire et par jeu, l’homélie est présentée comme provenant du site Internet de la paroisse victime du vol. Personne n’est dupe, mais l’ado lit ce texte et se l’approprie, plutôt content d’étonner ceux qui l’écoutent et s’étonnant lui-même des réflexions suscitées par sa question – « C’est mon premier sermon ! »
Chers frères et sœurs en Jésus-Christ, mes très chers paroissiens,
Je dois, ce matin, vous annoncer une bien triste nouvelle : un vol a été commis dans notre sacristie. Et cela, comble d’impiété, pendant la célébration du saint sacrifice de la messe ! Divers recoupements permettent d’incriminer des SDF roumains. Pauvres de nous - ils iront jusqu’à voler le bon Dieu lui-même ! Nous voici, me direz-vous, à la merci d’immigrés vagabonds et mafieux qui se déclarent chrétiens, alors que notre catholique terre d’Alsace est déjà envahie par toutes sortes d’étrangers sans foi ni loi !
Que faire à présent ? Le conseil de fabrique a déposé plainte, mais la police ne retrouvera sans doute pas les voleurs qui sont et resteront efficacement protégés par le maléfique prince des ténèbres qui les a poussés à commettre le sacrilège. En bonne logique religieuse, il ne nous reste donc qu’à prier. À confier notre sort au Dieu tout-puissant qui est censé garantir l’ordre du monde : depuis la nuit des temps, il bénit les gens honnêtes qui ont reçu leurs biens de sa main et ne volent pas leurs semblables.
Inspirée par l’air d’une époque qui boude le Saint-Esprit, la prière qui monte spontanément à nos lèvres est courte, claire et percutante. Que les voleurs aillent au diable à défaut d’être emprisonnés ou d’être prestement expulsés de chez nous ! Une demande plus concrète doit par ailleurs vous être adressée, chers paroissiens : si les biens qui nous ont été dérobés ne peuvent pas être retrouvés, que votre générosité se mobilise pour les remplacer - c’est au centuple que le ciel vous récompensera !
Mais, chers amis (pour reprendre, loin des usuelles appellations ampoulées, le terme simple et sûr utilisé par Jésus pour s’adresser à ses disciples), tout cela pose quand même problème au regard de la foi chrétienne. Deux questions au moins s’avèrent d’une importance cruciale. Quelle est l’utilité de ces biens auxquels nous sommes si attachés : sont-ils réellement indispensables pour célébrer et mettre en pratique notre fidélité au message de Jésus ? Et la seconde question : d’où, au juste, nous viennent tous ces biens ?
L’Évangile nous recommande de vivre pauvrement, de renoncer aux mille choses inutiles qui nous encombrent, et de partager ce dont nous disposons avec les malheureux qui ont faim, ne peuvent pas se loger décemment, n’ont pas les moyens d’aider leurs enfants à s’épanouir, sont rejetés en tant qu’étrangers, etc. Or l’inégalité entre les hommes ne cesse de croître, ici comme partout, et il est indéniable que l’Église a depuis longtemps partie liée avec les possédants et les puissants alors que, d’après les Écritures et la Tradition, Dieu leur préfère les petits.
Si nous sommes riches et si l’Église est riche par rapport à d’autres, le surplus de nos biens n’a-t-il pas été prélevé sur les ressources des pauvres, ici et au loin, par l’exploitation directe ou indirecte de leur travail et par les profits tirés de nos politiques de rapine ? S’agissant des richesses procurées à l’Église par les pauvres eux-mêmes, ne faut-il pas reconnaître qu’on a trop souvent abusé de leur crédulité pour les inciter à se priver au bénéfice de la religion au lieu de les inviter à pourvoir d’abord à leurs propres besoins ?
Nous pouvons à juste titre être fiers de ce que le christianisme a apporté au monde. Ses valeurs de justice et de fraternité ont été reprises dans la devise de notre République et dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais cela ne nous dispense pas d’être lucides : que de larmes et de sang entachent nos richesses et celles des Églises ! Et surtout, cela ne nous dispense pas de lutter, avec force et sans violence, contre ceux qui entretiennent l’iniquité et bafouent la dignité humaine pour défendre leurs privilèges.
Au risque de vous surprendre, chers amis, je conclurai ce sermon en vous invitant à louer Dieu de nous avoir portés, à la faveur du piètre vol commis dans notre sacristie, à réfléchir aux graves questions dont dépend notre avenir. Le plus banal comme le plus fâcheux des événements peut se révéler providentiel dès lors qu’il nous ouvre le cœur et l’esprit par delà nos horizons habituels. Il n’est pas acceptable qu’une infime minorité accapare à son profit la majeure partie des biens qui reviennent à tous, et les plus démunis n’ont pas tort d’en ôter directement leur part en cas de nécessité.
Béni soit Dieu de nous faire comprendre que l’Église n’a besoin d’aucun coffre-fort, d’aucun autre trésor que la miséricorde et la générosité qui nous viennent de lui. Non, le Christ n’a rien à voir avec les ciboires et les ostensoirs, il ne se calfeutre pas dans les tabernacles et n’est pas prisonnier de nos sanctuaires. Il est dehors, et d’abord là où des hommes et des femmes sont écrasés et aspirent à la justice et à la bienveillance. C’est là qu’il souffre aujourd’hui encore sa passion, que ses plaies restent béantes comme sur le Golgotha, et que le miracle de l’amour partagé fait luire l’aube de Pâques pour actualiser la résurrection ici et maintenant.
Ainsi soit-il !
P.S. Préparé avec sollicitude par la grand-mère et servi sur une table soigneusement dressée, le repas dominical pris dans la foulée de l’apéritif a revêtu une dimension que l’on peut considérer comme « eucharistique » à sa façon.
Un partage de nourritures appréciées et une lumineuse espérance au milieu de nos joies et de nos peines mêlées, en communion avec l’immense foule anonyme des hommes de bonne volonté qui, avec ou sans religion, pratiquent l’Évangile. Par la grâce de Dieu, cette forme inédite de « messe », à la fois moins et plus que bien des messes officielles, peut « transfigurer » les convives sans qu’il soit nécessaire de « transsubstantier les espèces »… Ce vécu pourra éventuellement faire l’objet d’une réflexion ultérieure.
Manifeste pour un christianisme d’avenir -Paris, Karthala, 2020
Robert Ageneau, Serge Couderc, Robert Dumont et Jacques Musset (éd.)
J.S. Spong, J. Moingt, J.-M. de Bourqueney...
(Recension publiée dans la revue Parvis n° 100)
La lecture de ce livre récemment paru chez Karthala éclairera et réjouira celles et ceux qui, attachés à l’Évangile de Jésus de Nazareth, s’interrogent sur la portée actuelle du christianisme et veulent contribuer à en sauvegarder l’essentiel. Que faire de ce précieux héritage, pléthorique et souvent contradictoire, qui se délite après deux millénaires de sublime rayonnement et de trahisons sans nombre ? N’est-ce pas vers un naufrage annoncé que dérivent les Églises qui le fossilisent pour pérenniser de façon illusoire leur puissance passée ? Faut-il donc se résigner à la mainmise des mouvements évangéliques, charismatiques et identitaires sur ce patrimoine ? Ou faudra-t-il résolument reprendre la route ouverte par le Nazaréen ? Toujours neuve et créatrice est l’humble Parole initiale qui, avec ou sans religion, en deçà et par delà toutes les constructions dogmatiques, balise la voie prophétique du plus intégral des humanismes, la voie subversive et divine des béatitudes et des paraboles.
À l’origine de cet ouvrage, une démarche hors les murs qui s’est voulue pragmatique et évolutive. Une journée d’études[1] rassemblant autour de travaux théologiques novateurs près de 150 militants et penseurs de diverses appartenances, invités à confronter leurs croyances et leurs questions face au devenir profane et religieux du monde contemporain. Lancement d’une recherche conjuguant approches théoriques et engagements sur le terrain, en collaboration avec des associations œuvrant à ce double niveau. Au programme, l’analyse des publications de John Shelby Spong et de Joseph Moingt respectivement par Jacques Musset et Jean-Pol Gallez, deux conférences de Jean-Marie de Bourqueney, et une synthèse produite par Robert Dumont. Outre plusieurs autres contributions intéressantes, le livre rapporte une partie des échanges intervenus avec l’assemblée.
Parmi les nombreux thèmes abordés figure en premier le problème du fondamentalisme et des multiples formes de traditionalisme qui pétrifient et décrédibilisent les Églises. Il est de fait que le christianisme n’est concevable qu’à partir de ses racines, des Écritures et de la Tradition, mais il ne peut vivre et se transmettre qu’en symbiose avec les cultures humaines qui évoluent au fil de l’histoire. D’où l’absolue nécessité de réinterpréter sans cesse les récits et les « vérités » du passé pour cheminer vers l’inaccessible transcendance qui offre aux hommes de pouvoir enfanter l’amour et Dieu en ce monde, et de tisser ainsi l’éternité. Le Credo de Nicée a permis de penser la foi au IVème siècle, mais ses énoncés ne sont plus soutenables aujourd’hui. Les prodigieux progrès des sciences physiques, biologiques et humaines obligent à tout repenser sans relâche, en tension entre la Parole fondatrice et l’évolution de l’humanité conjointement avec son environnement, surtout en ce temps de mutations plus radicales encore que ne le furent celles du néolithique.
Qu’en est-il de Dieu ? Sont récusées les représentations de la divinité qui, depuis des millénaires, prévalent jusqu’à nos jours. Images d’une toute-puissance arbitraire surplombant l’univers et les humains, exigeant de ceux-ci soumission et prières pour échapper aux malheurs et obtenir les bienfaits qu’ils espèrent, avec l’immortalité en fin de compte. Une conception relevant d’une ère civilisationnelle révolue qui s’avère désormais indigne à la fois de Dieu et de l’homme, car servile et marchande. La réflexion théologique et la spiritualité actuelles situent Dieu au cœur de la vie et au plus profond de l’homme, parfois même jusqu’au sein de la matière en tant que dynamique créatrice. Du Dieu Père révélé par les évangiles au Dieu perçu comme énergie cosmique par la théologie du Process, le lecteur est invité à s’interroger sur les projections théologiques proposées dans l’ouvrage en partant de l’intime expérience de son rapport personnel au divin.
Pour ce qui est de Jésus, les analyses fournies dans ce livre s’attachent plus à ce que l’exégèse permet aujourd’hui de savoir du vécu et du message de ce prophète galiléen qu’aux spéculations dogmatiques dont il a fait l’objet par la suite. Surinvesti par les Églises pour fonder le christianisme comme religion, son supplice ne pouvait pas être imaginé et voulu par un Dieu de sagesse et d’amour pour sauver l’humanité d’un supposé péché originel, et l’enseignement de sa vie importe plus que sa mort glorifiée pour elle-même. Ce qui a mené Jésus au Golgotha, c’est la contestation de l’ordre établi par son annonce universaliste d’un Royaume de justice assurant paix et bonheur aux pauvres et autres laissés-pour-compte, c’est l’opposition à la puissance politico-religieuse des prêtres et des docteurs de la Loi. Un assassinat pour défendre le Temple de Jérusalem et les privilèges liés au culte et à ses retombées économiques. Suprême témoignage d’une vie donnée pour libérer les humbles.
Décisives pour comprendre l’évolution du christianisme sont les analyses que l’ouvrage consacre à la naissance de l’Église en rapport avec une christologie présentant Jésus comme le Fils unique de Dieu venu instaurer une nouvelle religion. Ébauchée très tôt dans le prolongement de la théologie des sacrifices de la religion juive, la lecture sacrificielle de la mort de Jésus, proclamé ultime et souveraine victime expiatoire, a conduit à l’émergence d’une caste sacerdotale sacralisée et à une vision hypertrophiée et magique de l’eucharistie – clés de voûte du catholicisme romain, aux antipodes des perspectives originelles de l’Évangile. Alors que le « culte en esprit et en vérité » devait se substituer aux immolations et rites du Temple, que la « pureté du cœur » devait l’emporter sur les obsessions de la pureté rituelle et sur le moralisme, et alors que l’Évangile avait inauguré un humanisme laïque placé sous le signe d’une fraternité sans frontières, le christianisme a été intrinsèquement perverti par le cléricalisme et s’est peu à peu réifié en religion. Conçue dans le judaïsme, conceptualisée dans le cadre de la philosophie grecque, romaine et fille de l’Occident politique ensuite, cette religion est à présent prisonnière de son passé.
Réformer de nouveau, voire refonder le christianisme. L’ouvrage propose de pertinentes perspectives pour avancer dans cette direction. Tous les intervenants se sont accordés pour considérer que c’est au niveau des options doctrinales que se trouve la source du conservatisme mortifère et de la corruption systémique de la religion chrétienne – de ses dérives politico-organisationnelles, spirituelles et morales. Ne réaménager que les structures ecclésiastiques et les pratiques cultuelles, les ministères, la liturgie et la discipline, serait vain. Mais il revient aux lecteurs de découvrir, d’évaluer et de conjuguer les apports originaux de chacune des théologies exposées dans l’ouvrage – l’importance de l’herméneutique chez J.S. Spong, l’insistance de J. Moingt sur le rôle de l’Esprit et du sacerdoce baptismal dans la vie personnelle et communautaire, le dynamisme créateur d’une divinité présente en tout ce qui existe pour J.-M. de Bourqueney, etc. La recherche ainsi entreprise a, bien entendu, vocation à s’enrichir d’apports complémentaires – comme notamment ceux, d’un holisme très créatif, de José Arregi.
Est-il permis, pour conclure, de s’interroger sur le titre de l’ouvrage ? S’agit-il vraiment d’un « manifeste » traçant – avec la cohérence et la force souhaitables sous cet intitulé – des perspectives claires et sûres pour un « christianisme d’avenir » ? Par quels engagements pratiques donner corps aux visées théoriques ? Il va sans dire qu’il n’est pas aisé de se dégager des ruines du passé et de l’hétérogénéité des présupposés anciens et actuels qui encombrent l’horizon du christianisme. L’ardent désir d’ouverture évangélique et le souci de rigueur intellectuelle et éthique qui ont animé la journée d’études du 5 octobre 2019 ont cependant été de nature « manifestement » prophétique. Et la quête inédite ainsi entamée est à poursuivre pour essayer d’élaborer un nouveau plaidoyer ou « manifeste » qui sera mieux à même, dégagé des matériaux de la déconstruction aujourd’hui incontournable, de dévoiler pour l’époque présente l’Évangile de Jésus de Nazareth dans sa lumineuse et universelle simplicité.
Jean-Marie Kohler
[1] Cette journée d’étude, qui s’est tenue le 5 octobre 2019 au Centre Sèvres à Paris, a été initiée par l’équipe éditoriale de la collection Sens et conscience des éditions Karthala (Robert Ageneau, Serge Couderc, Robert Dumont, Jacques Musset).
À paraître dans la revue Parvis - n° 95, novembre 2019
« Qu’avez-vous fait de Jésus ? » Christine Pedotti, Albin Michel, 2019, 172 p.
« Le cléricalisme est une maladie contagieuse, transmissible par imposition des mains » (op. cit., p. 71)
C’est bien d’une « sainte colère » qu’il s’agit, inspirée par le souvenir de Jésus de Nazareth. Une indignation à la mesure de la passion évangélique qui habite Christine Pedotti, mais que même le simple bon sens des gens honnêtes suffit en grande partie à justifier. Écrivaine, journaliste et éditrice connue pour son attachement à l’Église catholique ainsi que pour ses compétences théologiques et son discernement dans les affaires humaines, l’auteure interpelle sans ménagement la hiérarchie ecclésiastique sur les dessous cachés du scandale de la pédophilie des clercs. Une première au sein de l’Église de France : ce sont les instances épiscopales en tant que corps constitué qui sont directement mises sur la sellette. L’épiscopat est désigné comme principal responsable de la calamiteuse situation actuelle du catholicisme, et ce quelles que soient les qualités personnelles de ses membres… Après de multiples alertes restées sans suite, les accusations énoncées à l’endroit de « Messieurs les responsables de l’Église catholique » sont à dessein d’une certaine violence pour être entendues.
Les dérives sexuelles des prêtres pédophiles sont dénoncées comme particulièrement graves parce que commises par des personnes investies d’une autorité religieuse, et parce qu’elles brisent à jamais l’avenir d’enfants sans défense dont, selon l’Évangile, l’innocente simplicité préfigure les valeurs du « royaume des cieux ». Pareillement condamnable, pour les mêmes raisons et quelques autres en plus, est la dissimulation de ces crimes par la hiérarchie ecclésiastique qui, au mépris de la souffrance des victimes et des exigences de la justice, a pris l’habitude de se montrer avant tout obsédée par l’honorabilité et la stabilité des institutions qu’elle préside, et par sa propre image mondaine. La pédocriminalité n’a été prise en considération que dans ses aspects honteux et peccamineux. Mais Christine Pedotti ne s’en tient pas à ces dénonciations. Avec autant de courage que de clairvoyance, elle dévoile l’idéologie et les modes de fonctionnement du système ecclésiastique qui, en amont des responsabilités individuelles et sous couvert de la doctrine promulguant l’essence surnaturelle de l’Église, sont sous-jacents aux comportements incriminés.
Un dévoiement systémique
Le mal dont souffre l’Église ne se limite pas aux fautes commises par des clercs délinquants ou pervers et par des prélats négligents, pleutres, ou peu scrupuleux. Systémique, ce mal corrompt en profondeur l’institution ecclésiale à la suite d’un dévoiement théologique qui a instauré une funeste disparité et débouché sur une redoutable omerta. Le sacerdoce est proclamé prédominant et de compétence quasi universelle, et les laïcs sont relégués dans la subordination. L’autorité hiérarchique, abusant de la symbolique familiale et féodale sous le signe du « père » et du « seigneur », s’est autosacralisée et se reproduit hors de tout contrôle extérieur dans un entre-soi ambigu et surplombant. La sexualité des fidèles fait l’objet d’une minutieuse supervision polarisée sur la reproduction et foncièrement répressive, exercée par un clergé masculin et célibataire. En résultent un système autoritaire de type pyramidal, couramment machiste et gérontocratique, et une divinité à l’avenant. Priorité est donnée aux doctrines et aux normes édictées par le magistère pour conforter un ordre social à sa convenance. Le droit canon l’emporte sur le droit commun, le Vatican l’emporte sur la République, la liberté et la sécularisation restent vilipendées en dépit des progrès réalisés par rapport aux contraintes en usage dans les siècles passés. Alors que Jésus était d’abord attentif aux personnes, et notamment aux souffrances et aux aspirations des plus vulnérables, les dignitaires qui se prétendent ses successeurs attitrés privilégient le règne des idées et des prescriptions qui fondent et perpétuent leurs pouvoirs.
Vaines sont par conséquent, à défaut de lucidité et de sérieuses réformes, les pénitences et les prières adressées à Dieu pour sauver le catholicisme du naufrage en cours. Inutiles sont les cultes visant à obtenir du ciel des vocations sacerdotales pour assurer la survie, en l’état, des institutions religieuses héritées de la chrétienté. Et pas plus que les dévotions, les remèdes préconisés par le management pastoral et la « com » ne sauraient être efficaces. Il s’avère en effet de plus en plus évident que, face au risque de se transformer en secte intégriste sous l’influence d’un courant réactionnaire en constante progression, l’Église catholique doit procéder à de profondes révisions théologiques et réformes organisationnelles si elle veut vraiment annoncer de façon crédible l’Évangile au monde contemporain. Le catholicisme aura certes toujours besoin de responsables dévoués et compétents, d’évêques et de prêtres notamment, mais ils devront concevoir leurs fonctions autrement et les pratiquer autrement. Pour ébaucher les lignes de force des changements nécessaires, Christine Pedotti se réfère à la vision du pape François qui demande solennellement et fermement à l’ensemble des fidèles – sans tenir compte des prérogatives coutumières de la hiérarchie – d’éradiquer le cléricalisme sous tous ses aspects.
Mais le catholicisme peut-il changer compte tenu du poids de son héritage bimillénaire ? Saura-t-il se repenser et se réorganiser en fonction de sa vocation évangélique plutôt que des déterminations de son passé ? Ce n’est nullement certain. Dans l’immédiat, le croyant de base peut parfois s’avancer plus loin dans les propositions et les pratiques que le pape qui a la charge de sauvegarder l’unité institutionnelle censée protéger la communion ecclésiale… De telles initiatives peuvent même constituer un devoir, et ce n’est pas le moindre mérite de Christine Pedotti d’esquisser diverses perspectives d’avenir prometteuses. Pour que l’Église soit audible aujourd’hui, il est urgent qu’elle quitte les divagations ontologiques de l’obsolète théologie qui professe une religion exclusive dominée par une prêtrise sacralisée. Quand le sacerdoce des chrétiens sera conçu et mis en œuvre comme un humble service universel, et non plus comme un pouvoir magico-religieux accordé par Dieu pour l’éternité à des élus formant une sorte de caste, l’Évangile pourra refleurir dans l’Église. Les sacrements, la messe et la liturgie dont l’auteure fait l’apologie seront à repenser dans leur fond et leurs formes.
Résistances et créativité
Qu’en est-il de la prise de conscience que devait déclencher la publication, en janvier 2019, du pamphlet incontestablement prophétique de Christine Pedotti ? Bien qu’il provienne de la plume d’une laïque et, qui plus est, d’une femme…, chaque évêque aurait dû avoir à cœur de méditer les questions soulevées par cet écrit, et de pousser le corps épiscopal à prendre la mesure des réformes à entreprendre. Mais, à de rares exceptions près, « Nos Seigneurs », les « Excellences » et « Très Révérends Pères », n’ont guère été bouleversés par la pertinente vigueur de cette interpellation que beaucoup ont jugée impertinente… Ils n’ont même pas daigné faire un premier petit pas symbolique dans la direction souhaitable en renonçant par exemple, collectivement et publiquement, à leurs titres qui font injure à l’Évangile et sont aujourd’hui plus dérisoires que jamais… Quand donc se lèvera l’évêque qui osera réveiller et entraîner ses pairs à se mobiliser réellement, en simples frères au service des hommes et de Dieu, dans le sillage de Jésus venu annoncer leur libération aux humbles et aux opprimés, au grand dam des puissants et des prêtres ? Combien d’évêques suivront, dans un jour proche, ceux de leurs prédécesseurs qui, au lendemain du concile Vatican II, ont signé le « Pacte des catacombes » avec Helder Camara ?
« Il y a dans le christianisme une puissance de subversion de l’ordre établi et une préférence pour les faibles et les pauvres, que les rois, les princes et les tyrans… et même les papes, n’ont jamais réussi à étouffer. » (op.cit., p. 125)
Christine Pedotti rappelle que l’Église de Jésus-Christ ne se réduit pas aux institutions qui l’incarnent dans l’histoire, trop souvent coupables de trahir les idéaux dont elles se réclament. Dans ces institutions comme dans toutes les communautés humaines, la médiocrité ordinaire ballotée par les contingences et les opportunismes prédomine entre le meilleur et le pire. D’où la nécessité de confronter sans cesse la foi aux réalités du monde et à leur évolution : recherches et combats sans fin, et bien des nuits et des morts à traverser pour entrevoir les aubes pascales... À la source des dérives cléricales analysées par l’auteure se trouve, entre autres, le fait que le destin de Jésus a très tôt été interprété selon l’antique idéologie sacrificielle des traditions sacerdotales, puis selon les schémas politico-religieux régissant les souverainetés royales. Mais, par delà ces sédiments archaïques, un nouveau christianisme se cherche et se construit aujourd’hui dans les Églises et hors d’elles, en s’ancrant prioritairement et de manière résolument pragmatique sur l’Évangile. Loin d’être passéiste, la fidélité ne se réalise que dans la créativité. Un immense défi qui impose de revisiter la théologie - et en particulier la christologie et l’ecclésiologie - pour accompagner les engagements concrets qui, en dépit des résistances, font advenir Dieu dans le monde à travers les œuvres de justice, de fraternité et de paix, dans le respect de toutes les créatures.
Jean-Marie Kohler
« Un catholique s’est échappé »… pour devenir plus catholique !
« Je ne suis ni révolutionnaire ni réactionnaire, je suis attestataire (op.cit., p. 145). » J.-P. Denis (1)
Sous un titre inattendu, ce nouveau livre de Jean-Pierre Denis – « Un catholique s’est échappé », Paris, Éditions du Cerf, 2019, 185 p. – se lit avec le plaisir que procure toujours la plume alerte de cet auteur et avec, en dépit d’éventuels désaccords, l’intérêt que suscite la question sous-jacente aux divers problèmes abordés : qu’en est-il aujourd’hui de l’Évangile ? Une question cruciale en ce temps d’effondrement religieux. Mais d’où, au juste, Jean-Pierre Denis s’est-il échappé ? Et quelle destination, quel itinéraire envisage-t-il pour la suite de sa mystérieuse évasion ? Dès 1977, le magazine « La Vie » – dont il est directeur de rédaction depuis 2006 – avait abandonné le qualificatif « catholique » de son appellation initiale pour mieux atteindre le grand public lassé de la religion… Maintenant, de quel catholicisme ou de quoi plus précisément faut-il se libérer pour devenir vraiment « catholique » selon l’acception originelle de ce terme (« à vocation universelle »), et pour être reconnu comme tel (ou comme un vrai chrétien tout simplement) ? Il se dit que même le très catholique pape François, plus attiré par les périphéries du monde que par le faste des pompes vaticanes, rêve parfois de s’échapper…
Mais qu’est-il donc arrivé à Jean-Pierre Denis pour l’inciter à revenir sur la confrontation entre la foi et la modernité après la parution, en 2010, de son monumental ouvrage intitulé « Pourquoi le christianisme fait scandale » (Paris, Éditions du Seuil, 348 p.) ? La société et l’Église ont entre temps vécu de graves bouleversements qui ont donné à réfléchir à l’auteur et, par ailleurs, il s’est décidé à livrer son cheminement religieux d’une manière plus confidentielle. Il retrace, dans son nouvel écrit, comment le « catholique retenu » qu’il a longtemps été – « prisonnier » consentant et résigné d’un milieu religieux plutôt conformiste – s’est « converti » à la faveur de trois rencontres fortuites qui l’ont amené à découvrir les prescriptions évangéliques sous un jour plus exigeant. Introduit et conclu autour d’une question qui lui a été posée par son père peu avant sa mort – « Quel est le chemin ? » –, l’ouvrage constitue un survol autobiographique visant à réévaluer le témoignage de foi à proposer au monde contemporain. En scrutant les fluctuations catho-catholiques de Jean-Pierre Denis dont l’horizon confessionnel est réputé immuable, le lecteur s’interrogera à son tour sur les vicissitudes actuelles du christianisme.
Si le livre est d’une lecture aisée, en mesurer la juste portée est plus délicat, et les citations reproduites plus loin relèvent d’une sélection et d’un agencement sans doute discutables. Cela est, entre autres, dû au fait que l’auteur manie avec une rare dextérité les paradoxes bibliques, les ambivalences anthropologiques et les contradictions sociopolitiques pour se situer en tant que « catholique attestataire » entre les bords opposés de la « révolution » et de la « réaction ». Il récuse pareillement ces deux positions tout en se montrant avec une même ardeur tantôt audacieusement subversif et tantôt conservateur impénitent. À l’instar des Écritures et de la Tradition qu’il invoque, son témoignage reflète à la fois des valeurs absolutisées et la complexité hétérogène et évolutive de la vie des hommes et des sociétés, avec de multiples va-et-vient entre des pôles antinomiques. D’où maintes assertions plus ou moins divergentes que la fluidité du style parvient à faire confluer. Les thèmes abordés sont éclairés par quatre convictions solidement étayées : la logique suicidaire du système socio-économique dominant, l’effondrement du christianisme sociologique, l’urgence d’une profonde conversion, et la puissance intrinsèquement subversive de l’Évangile. Plus problématiques sont certaines des options pratiques de l’auteur aux plans religieux, sociétal et politique.
L’humanité et le christianisme en péril
La planète est dévastée par le « Marché », « cette idéologie immanente et invisible qui prône, outre la libre circulation des marchandises, la marchandisation des hommes et le libre commerce de leurs désirs (p. 148) ». La sécularisation liée à cette évolution agit « comme un rouleau compresseur, qui écrase tout, et pas seulement la religion, car plus rien de vertical ne tient (p. 69) », et génère un individualisme forcené, un matérialisme et un relativisme généralisés. Dissolvant les anciennes vertus, la fuite en avant du consumérisme entraîne une « individuation progressive de la culture, centrée sur la quête de l’épanouissement immanent et immédiat (p. 70) ». À la « culture du soin » tournée vers les autres succède la « culture de soi qui caractérise le business du ‘développement personnel’ (p. 170) ». Au service du bien commun est substitué, sous couvert de liberté, la satisfaction des désirs et des droits de chacun : « Au bout du compte, notre époque est si complètement libérée que rien ne semble plus tenu par rien – ni la nation, ni la vie publique, ni les familles, ni les personnes (p. 68). » La « tyrannie de la réussite, de l’éternité sur terre et de la jeunesse éternellement souriante (p. 96) » instaure le règne de l’insignifiance « où la fluidité se noie elle-même dans la futilité (p. 147) ». Cette liquéfaction du système social entraîne une profonde angoisse collective qui se traduit par l’obsession d’un retour aux identités perdues et aux frontières censées les protéger.
Le diagnostic émis sur l’état du christianisme n’est pas moins alarmant : « Les Églises historiques déclinent. Le luthérianisme d’État des Scandinaves est usé à force de servir le conformisme ; le calvinisme est exsangue ; l’anglicanisme agonise. La progression évangélique, charismatique ou pentecôtiste, marginalise des institutions sclérosées, déjà presque entièrement dissoutes dans la sécularisation. Le protestantisme le plus libéral semble céder sur tout. Le catholicisme se lézarde. Le Vatican est vermoulu. L’Europe n’a plus la foi (p. 65). » Jean-Pierre Denis considère que l’hypothèse d’un renouveau de la religion sociologique n’est qu’une illusion : « Le christianisme d’habitude est voué à l’extinction démographique, cultuelle et culturelle. Les propos lénifiants que tiennent tant de catholiques, des simples fidèles jusqu’aux évêques les mieux informés, n’y changeront rien. Bien au contraire (p. 71). » L’héritage n’est plus que souvenir : « Le christianisme peut survivre comme une forme de nostalgie, mais il semble alors difficile de savoir ce qui l’emporte de la nostalgie de Dieu et de la nostalgie de soi, de l’enfance perdue, avec ses rêves, sa foi naïve, son enthousiasme. Comme la nostalgie des grandes vacances, elle n’engage pas à grand-chose (p. 93). » Face à ces constats, l’auteur ne cache pas son désarroi personnel : « Parfois l’Église me semble de plus en plus inconsistante, vague, creuse, éteinte. Proche de la mort cérébrale (p. 70). »
Cette situation est aggravée par deux réactions contradictoires : « L’Église a tendance à la fois à ‘nier le problème’ et à s’obstiner à ‘le considérer comme une fatalité’, et non, justement, comme ‘un problème à régler’ (p. 158). » En s’aveuglant ainsi, cette institution se condamne à dépérir : « Si la catholicité se replie sur son nombril, elle ne fera qu’accélérer la sécularisation (p. 80). » Recroquevillée sur elle-même dans des formes et selon des normes dépassées, elle se pétrifie : « (Notre christianisme) sait ce que sont des paroisses et des clochers, pas des passants ubérisés. Il ne propose que deux options. Tout ou rien. Pour toujours ou jamais (p. 152). » Il faut certes s’occuper des communautés qui survivent, mais se limiter à cette tâche sans visée missionnaire, et notamment « sans stratégie de reconquête des ‘brebis égarées’ (p. 164) », est dénué d’avenir. Pour se remettre en route, l’Église devrait en premier lieu se soucier des chrétiens « qui se sont éloignés, qui ont été déçus ou blessés, avec lesquels on n’a pas su maintenir le contact, passé le stade du catéchisme ou du mariage (p. 164) », et ce sans vouloir à tout prix les « faire rentrer dans les cadres de la pratique normalisée (p. 159) » (2). Mais, prisonnière d’un « christianisme constitué comme contre-société (qui regarde en) arrière », elle a peur de se projeter en avant, de se transformer en « contre-culture » capable de témoigner de l’Évangile par des initiatives inédites comme, par exemple, « la fondation de petites communautés marginales, utopiques, créatives (p. 149)».
L’urgence d’une conversion
Jean-Pierre Denis ne désespère cependant pas de l’avenir. Il affirme que le monde attend l’annonce de l’Évangile malgré tout ce qui s’y oppose : « Peut-être que le monde n’est plus chrétien et pourtant, de ce monde qui n’est plus chrétien monte, sans que nous osions l’entendre, un immense besoin de christianisme (p. 103). » Il va même jusqu’à affirmer : « En fait, nous n‘avons rien à faire. Le christianisme est attendu. Il suffit de se rendre au rendez-vous (p. 62). » Le salut surgissant parfois de la pire adversité, ce rendez-vous pourra réveiller les croyants et revivifier le christianisme : « (D’aucuns) haïssent ce que nous avons fait du Christ et, grâce à eux, nous deviendrons peut-être, à nouveau, de vrais chrétiens (pp. 61-62). » Interpelés malgré les trahisons de l’Église, malgré leurs propres doutes et leur tiédeur, les chrétiens doivent prendre au sérieux « la violence des objections qui (les) déstabilisent », et s’interdire d’y répondre par des « colifichets » ou des « pétards mouillés » : « Si nous ne sommes pas un peu anticléricaux, voire violemment anticléricaux, si nous ne sommes pas un peu athées, voire violemment anti-idolâtres, c’est que nous sommes bien benêts (p. 111). » Pour retrouver la crédibilité qu’elle a perdue, l’Église doit foncièrement changer son rapport au monde moyennant « une réforme radicale afin qu’elle sorte de ses murs (p. 154). »
Mais quelles sont, dans le marasme ambiant, les valeurs qui tracent « le juste chemin, (…) à la fois ‘universel’ et ‘personnel’ (p. 142) » ? La réponse coule de source : l’Évangile invite sans ambages à mettre en œuvre, aux plans éthique et théologique, une véritable révolution copernicienne face aux normes et aux pratiques du monde. « N’oublions pas que le christianisme met tout sens dessus dessous. Que les intuitions évangéliques sont ’renversantes’. Que rien ne tient debout, tout s’effondre pour être rebâti à l’envers. Que l’enseignement des prophètes bibliques de l’Ancien Testament puis du Christ inverse tout : les valeurs socialement valorisées (richesse, honneur, prestige, pouvoir) sont des valeurs maudites, les ruses du diable (p. 142). » N’est-ce pas dans la plus totale déréliction, jusque dans l’expérience de l’abandon de Dieu, que Jésus a témoigné de la puissance subversive de l’amour sur le Golgotha ? Après avoir cité l’apôtre Paul proclamant que c’était dans sa faiblesse que se déployait la force lui venant de Dieu, Jean-Pierre Denis affirme que « la faiblesse est le ressort le plus puissant jamais inventé (p. 129) ». Autre leçon majeure : « L’école de la pauvreté est la plus grande école de l’Évangile (p. 130). » D’où cette profession de foi : « Je crois en un christianisme désarmé. (…) La faiblesse de Dieu n’est pas son crépuscule, mais sa forme christique. Elle n’est pas sans puissance, puisqu’elle sauve (p. 127). » L’Église doit par conséquent s’obliger à pratiquer ce qu’elle enseigne : « Une Église en crise, minée par des décennies d’abus d’autorité et de scandales sexuels, ne peut se réinventer et devenir audible qu’en se découvrant servante, en lavant les pieds du monde (pp. 141-142). »
Imputé à la sécularisation qui rejette Dieu au profit du règne de l’argent et de la marchandise, le désamour de la religion est également dû à la démission des chrétiens eux-mêmes : «Nous qui avons tant reçu, nous ne voulons plus donner. (…) Nous avons enfoui le trésor. (…) Nous sommes des dégonflés (p. 45). » Pierre de touche : « Les chrétiens veulent-ils encore du christianisme ? Sont-ils prêts à en payer le prix (p. 80) ? » Pour sa part, Jean-Pierre Denis déclare avoir opté pour une conversion radicale : « Un jour, j’ai compris que mes bonnes pratiques bien raisonnables n’étaient que l’autre nom de la peur, et que la peur n’était qu’un brouillard. (…) Il faut avancer. Il faut soit mourir, soit être. J’ai choisi. Un catholique s’est échappé (p. 34). » Résolution a donc été prise d’échapper à la fausse pudeur, au respect humain, aux interprétations erronées de l’histoire, aux intimidations de la politique, et de « chasser une fois pour toutes ces ombres maléfiques (p. 33) ». La maxime du véritable témoin est aussi simple qu’impérative : <I Un engagement total : « (On doit) se taire si on ne joue pas sa vie (p. 126) », car le monde attend un « christianisme qui assure et qui assume » : « ‘Celui-qui-dit’ et ‘celui-qui-est’ ne font qu’un. Sous peine de ‘discrédit’ du credo (p. 107). »
Comment incarner cette foi ? Dieu n’est pas à chercher dans les cieux, mais se rencontre dans le monde : « C’est en se faisant inconnu que Jésus se donne à reconnaître (p. 42) ». Accueillir et servir autrui, quel qu’il soit et le plus malheureux d’abord, c’est accueillir et servir le Christ, c’est enfanter Dieu et sauvegarder sa présence parmi les hommes. « Nous avons vu le Christ, cet homme qui dort dans la rue (…). Nous avons vu le Christ par la porte entrouverte d’une chambre d’hôpital, dans ces amours impossibles ou brisés (…). Il visite notre ennemi pour le libérer de ses démons (…) (p. 114-115). » (3) Telle est la foi qui n’est ni savoir ni avoir : « L’Évangile, c’est les autres (p. 37) » - inconditionnelle tendresse et préservation de notre commune humanité, folle et suprême sagesse, écho de la prodigalité divine ; « Il ne faut pas chercher à ‘conserver’ : on ne met pas Dieu en conserve. Il s’agit de dilapider la foi, de la gaspiller, de la multiplier, de la répandre, de l’offrir à qui la voudra (p. 149). » La foi est confiance accordée à la vie et service de la vie sans mesure, au diapason d’un don gracieux venu d’ailleurs : « Tu n’as pas la foi ? Moi non plus. C’est pour ça que je suis chrétien. Je n’ai pas la foi. C’est elle qui, parfois, s’empare de moi. Alors, je vois l’invisible. C’est comme l’amour. Exactement pareil. Aimez et vous aurez. Donnez et vous recevrez (p. 110). »
Prégnance du « modèle catho »
Jean-Pierre Denis se dit enthousiasmé par l’« attestation » décomplexée des jeunes militants de la « génération ‘catho+’ et même ‘catho++’ (p. 31) » qui s’affirme avec une détermination croissante dans l’espace public comme dans l’Église : « On a craché dans le bénitier, ils font le signe de croix. On a dit que Dieu est mort, ils vivent de lui. On a désacralisé la religion, ils demandent des signes, du mystère, des sacrements. On a banalisé Dieu, Dieu balise leur chemin. On leur a dit d’être des hommes et des femmes debout, libres, autonomes, ils se mettent à genoux parce qu’ils savent que c’est la meilleure façon d’être debout, libres, autonomes. Ils portent une petite croix (…) (p. 32). » Mais ce positionnement socio-religieux témoigne-t-il de façon juste et crédible, comme le présume l’auteur, de l’Évangile et du Dieu de Jésus dans l’environnement culturel contemporain ? Sans juger les croyants qui promeuvent cette forme de religion, on peut en douter. Très en aval de la divine et modeste source des Béatitudes dont l’accès s’offre aux humbles sans préalables doctrinaux et rituels, le parti pris de « transcendance transgressive (p. 32) » de ces chrétiens « attestataires » apparaîtra à beaucoup comme trop catho pour être vraiment « catholique », trop intransigeant, voire même sectaire et souvent lié à un conservatisme sociétal pour le moins contestable.
« C’est un évangélique qui m’a converti » (p. 45)», « Un ‘fermé’ m’a appris ‘l’ouverture’ (p. 57) », déclare Jean-Pierre Denis, et les « non-chrétiens qui évangélisent (p. 53) » l’ont édifié. En attribuant sa « conversion » à des chrétiens charismatiques et traditionalistes, à des croyants d’autres religions et à des personnes sans religion, l’auteur affirme que toute rencontre peut devenir « chemin d’Emmaüs (p. 57) ». Féconde ouverture assurément ! Mais les rencontres relatées dans le livre ont apparemment surtout consisté en l’interpellation d’un catholique qui s’est senti renvoyé à sa foi catholique par ses interlocuteurs. Et l’œcuménisme affiché par l’auteur n’est, semble-t-il, pas exempt de restrictions. Jean-Pierre Denis n’a-t-il donc jamais dialogué utilement avec un croyant venant des mouvances chrétiennes dites progressistes ? Et pourquoi n’a-t-il signalé aucune recherche émanant des théologiens qui essayent, avec bonheur malgré d’inévitables tâtonnements, de repenser les doctrines et les rites du christianisme en tenant compte des questionnements actuels ? Leur catholicité serait-elle suspecte parce que suspectée en haut lieu ? (4) C’est à tort que la prise en compte de la relativité des événements historiques concernant la formation et la transformation des croyances est assimilée à un relativisme érigé en dogme – « Le relativisme s’érige en nouvel absolu, d’autant plus impérieux qu’il se donne comme la contestation même de l’absolu (p.146). »
Il est indéniable que les croyances énoncées dans le credo de Nicée se délitent : « Qui pense encore que le Seigneur est tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible ? Qui professe que Jésus est mort et ressuscité pour nos péchés ? Qui éprouve le besoin d’être sauvé (p. 70) ? » Et l’Église porte, selon Jean-Pierre Denis, une part de responsabilité dans l’« apostasie » en cours : « Il n’est pas étonnant et il est presque rassurant que tant de fidèles se détournent d’une Église assez hérétique pour ne plus sembler croire ni au péché, ni au diable ni à l’invisible (p. 171). » L’auteur estime que le christianisme s’est étiolé dans sa dimension charnelle en même temps que la société s’est émancipée des contraintes globalisantes de la chrétienté : « En se désincarnant, (la religion de l’incarnation) s’est incarcérée, désormais prisonnière d’une sèche abstraction (p. 171). » Mais l’incarnation du Verbe n'est pas figée dans les énonciations socio-religieuses de ce mystère intervenues au cours de l‘histoire écoulée, et le croyant doit s’interroger sur ce que peuvent encore signifier aujourd’hui les formulations anciennes des doctrines du credo. Professer telles quelles les vérités d’hier qui ne sont plus crédibles et obliger les fidèles à les célébrer selon des rituels anachroniques contribue à discréditer la religion et à décourager les fidèles les plus exigeants. Beaucoup quittent la religion par simple honnêteté : parce qu’ils ne peuvent plus adhérer à des croyances désormais incroyables, officiellement maintenues par peur du changement et par inertie sous couvert de fidélité.
Pour sauvegarder la foi, il ne suffira pas de « renverser la table de réunion paroissiale (p. 81) », ni d’ironiser sur les politiques pastorales en rejetant pêle-mêle l’ensemble des initiatives, adéquates ou inadéquates, prises par l’Église pour essayer de s’ajuster aux changements et aux tendances affectant la pratique religieuse, le recrutement sacerdotal et l’évolution des conceptions théologiques : « ‘On sait s’adapter.’(…) En bradant les murs à des promoteurs immobiliers. En fusionnant les paroisses. En confiant aux laïcs la célébration des funérailles. En soldant – pardon, en ‘réorganisant’, en ‘rassemblant’, en ‘rationalisant’. (…) L’essentiel est mis dans l’accompagnement palliatif du déclin, pour ne pas dire de la faillite (p. 79). » Par ailleurs, le temps de la chrétienté étant définitivement révolu, pourquoi prêter aux croyants progressistes la naïveté de croire que « la sortie d’un régime de chrétienté ramènerait le christianisme à sa condition évangélique première (p. 79) », alors que la tentation du mimétisme et de la restauration caractérise plutôt les milieux conservateurs ? Qu’on le veuille ou non, il faudra repenser la foi à frais nouveaux : « Si l’on n’admet pas que le catholicisme est mort, il n’y a aucune chance de le ressusciter (p. 158). » Cette affirmation est aussi claire qu’abrupte, mais l’ouvrage n’apporte guère d’indications précises sur la façon de sauver l’essentiel en acceptant de renoncer aux croyances et aux pratiques obsolètes.
Procès à charge contre la modernité
C’est de leurs problèmes concrets que le prophète de Nazareth a parlé à ses contemporains, dans leur langue et leur culture. La même attitude s’impose aujourd’hui. Pour annoncer l’Évangile du Christ crucifié et ressuscité que l’apôtre Paul qualifiait de « scandale pour les Juifs et folie pour les païens », il faut être proche des hommes et des sociétés auxquels le message est adressé, comprendre les situations, compatir aux souffrances du monde, et partager ses espoirs – « sans compassion, pas d’Évangile (p.154) ». Il faut habiter la modernité. Or, aussi ambivalente et dangereuse qu’elle soit, elle ne se réduit pas à la société individualiste et matérialiste accusée de « sécheresse et ricanement, déconstruction et piétinement, saturation et ‘packaging’ (p. 184) ». La générosité et la créativité qui la pétrissent en son fond méritent plus de bienveillante attention : elles appellent à scruter avec empathie ses désirs profonds, à intérioriser ses nouveaux savoirs et à en découvrir les promesses, sans incriminer ensemble les personnes et le système qui les régit. Jean-Pierre Denis est d’accord sur ce principe, mais ses jugements sur les pratiques sont d’une extrême sévérité. Loin de n’être qu’un processus mortifère, la sécularisation comporte d’indiscutables effets bénéfiques en libérant les hommes et les sociétés d’une sacralité archaïque et des pouvoirs qui s’en réclament.
Peut-on expliquer « le mouvement d’apostasie matérialiste qui saisit l’Occident » par « le scientisme et le consumérisme (p. 84) » en taisant l’obscurantisme ecclésiastique qui, très fréquemment durant des siècles, s’est opposé aux découvertes scientifiques, et en occultant la résignation qui a été habituellement prêchée aux pauvres par ceux qui les pressuraient à leur bénéfice, tenants d’un ordre social de type théocratique ? Doit-on vraiment, en oubliant les mystifications et les abus du passé, regretter « les forces de structuration christianisées qui ont régi la société et donné sa cohérence à la culture occidentale (autorité, tradition, rétribution lointaine sous forme de vie éternelle ou de damnation sans appel…) (p. 145) » ? Et faut-il, dans la foulée, vouer aux gémonies indistinctement et en bloc les « forces d’innovation » de la modernité : « progrès technique, primauté des individus et de leurs aspirations, liberté de choix quant au mode de vie et aux usages du corps, jouissance rapide plutôt qu’épargne symbolique, contestation de la spécificité humaine… (p. 146) » ? Il est incontestable que la collusion entre les pouvoirs religieux et les forces politiques a, depuis l’époque constantinienne, gravement nui au rayonnement de l’Évangile. Et la vertu n’a jamais eu pour berceau la terreur religieuse inspirée par la menace de châtiments éternels. L’émergence de la conscience personnelle, de la liberté et de la responsabilité individuelles, a, par contre, représenté un incontestable progrès pour l’humanité.
Bien que largement héritées du christianisme, les « valeurs républicaines » sont à leur tour vilipendées dans l’ouvrage : « Ces certitudes en caoutchouc, ce libéralisme ivre de lui-même, ce moralisme insidieux au contenu vague et d’autant plus étouffant, ce grand bain tiède et visqueux (…), ce ‘vivrensemble’ sympathique mais parfois un peu tocard, que ressasse un certain discours cathocucul, genre ‘si tous les gars du monde se donnaient la main’ (p. 128). » Dans le domaine du politique marqué par la Révolution française, puis par Mai 68, l’auteur se laisse trop facilement emporter par sa plume, et plus précisément par un goût pour la polémique que renforce un sentiment de répulsion systémique face aux principales innovations sociétales des temps modernes. Au reste, il est à noter que le livre est émaillé d’assez nombreuses formules à l’emporte-pièce qui sont plus expressives que pertinentes : « On ne croit plus en Dieu, tout simplement, parce qu’on ne le croise pas dans son smartphone. (…) On s’en tient à son moi – la seule vénération qui tiendra toujours est celle du ‘moijenisme’ (p.70). » Ne s’agit-il pas là d’une légèreté doublée d’un manque de respect ? Jean-Pierre Denis sait bien que les causes de l’incroyance sont beaucoup plus complexes et plus profondes, et que leur élucidation exige une approche anthropologique et théologique plus sérieuse.
Funeste ou salutaire « décatholicisation » ?
L’Église est couramment accusée des croisades, de l’inquisition et des guerres de religion, de misogynie, d’homophobie et de pédophilie ecclésiastiques, etc. L’auteur reconnaît que les trahisons et les crimes de la religion catholique ont été innombrables au cours de l’histoire, et que les scandales sexuels qui la souillent aujourd’hui sont aux antipodes du message qu’elle proclame. Plus importants toutefois sont, aux yeux de Jean-Pierre Denis, la transmission de l’Évangile par l’Église durant deux millénaires et le travail apostolique – spirituel et humanitaire – qui continue à se réaliser par son intermédiaire en dépit des dérives et des obstacles. Il en conclut que le catholicisme romain peut poursuivre sa route sur sa lancée s’il procède aux reformes qu’il a ébauchées, et que l’action missionnaire doit par conséquent être primordiale pour chaque fidèle comme pour l’Église dans son ensemble : l’ « attestation » doit l’emporter sur les déceptions et les polémiques. Quoi qu’il arrive, la rédemption reste toujours promise : « Si l’Église était une société de gens parfaits, personne n’y trouverait place. Heureusement, elle est corrompue, mesquine, médiocre. Cela me laisse une chance. Saisis la tienne. (p. 110-111). » Autrement dit, les « portes de l’enfer » ne prévaudront jamais contre le catholicisme…
Au plan idéologique, Jean-Pierre Denis observe que « les maux qui, au fil du temps, ont touché les institutions religieuses ont leurs racines dans l’auto-référence, une sorte de narcissisme théologique (p. 156) », et il fait observer qu’il faut « sortir la parole des ornières du connu (p. 38) » en renonçant à considérer la foi comme « un bloc à prendre ou à laisser (p. 160) ». Il rejette les obsessions et manipulations des mouvances identitaires ainsi que les solutions du tout ou rien : « L’identitarisme est la maladie sénile d’un christianisme occidental déjà profondément sécularisé (p. 82) ». Mais, face aux profondes remises en question qui s’avèrent aujourd’hui nécessaires, il se contente d’un énoncé à vrai dire aussi regrettablement vide que vague : « Dans une société liquide, il nous faut professer un credo solide, mais concevoir aussi une Église capable de s’adapter aux transformations culturelles majeures. (…) Il faut un christianisme non pas flottant, mais fluide, capable de se déplacer, de changer de point de vue (pp. 153-154). » En fait, le « dépôt de la foi » formulé en l’an 325 dans le Credo de Nicée, prétendu sacré dans sa forme comme dans son contenu, est à réinterroger. Qu’en est-il de la cosmologie, de l’anthropologie, de la théologie qu’il postule, et particulièrement de la conception de la divinité définie comme toute-puissante et omnisciente ? Dieu est-il encore pensable – après les guerres mondiales, la Shoah et les mutations culturelles de la modernité – comme le maître absolu du monde qui exige des prières et des cultes hérités des religions sacrificielles et des royautés primitives ? Des réponses à ces questions dépendra très largement l’évolution de la religion (5).
La « folklorisation » du christianisme imputée à la sécularisation est bien décrite par Jean-Pierre Denis : « Au mieux, c’est le maintien des apparences en costume plus ou moins artificiel. Au pire, c’est le dernier soupir d’une culture moribonde réanimée par des réactionnaires (p. 86). » Mais ce constat en appelle un autre qui, pareillement lourd de conséquences, n’est guère analysé dans l’ouvrage : le catholicisme se prête lui-même avec complaisance à sa « folklorisation » en sacralisant et en réifiant son passé de manière à se donner l’illusion de pouvoir survivre en l’état. Cette option est déterminante du côté traditionaliste où l’on affectionne de jumeler les coutumes profanes et les coutumes religieuses d’autrefois pour défendre et restaurer l’héritage issu de la chrétienté. Mais elle opère également dans le catholicisme officiel comme en témoignent les récits chosifiés qui sont censés transmettre les vérités doctrinales, ainsi que les cérémoniels et rites liturgiques issus de cultures à jamais mortes, sans parler du caractère dérisoire des titres ecclésiastiques et des prérogatives qui s’y rattachent… Il n’est nullement certain que la « décatholicisation (p. 162) » en cours entraîne en tout état de cause une régression de la foi chrétienne : elle peut au contraire, si elle se double d’une « défolklorisation » du christianisme, ramener les croyants vers la source d’où jaillit l’essentiel.
C’est à la faveur des voyages de l’apôtre Paul autour du bassin méditerranéen que l’évangélisation s’est propagée de façon fulgurante, loin de la timorée et dévote communauté judéo-chrétienne primitive restée à Jérusalem auprès du Temple, attachée aux prescriptions juives de la circoncision, des interdits alimentaires et des règles de pureté. C’est en quittant son identité première de secte juive que le christianisme s’est forgé sa propre identité qui a conquis le monde, se muant en un mouvement prophétique de libération universelle par delà les clivages ethniques, sociaux ou de sexe. Une incontestable révolution : « … il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme » (Ga 3, 28). Quitter les terres natales est déchirant pour les individus et pour les collectivités, mais la vie ne s’enfante qu’en chemin vers des aubes nouvelles. « S’échapper » de Jérusalem avec Paul, « s’échapper » du Vatican et de Rome avec François, « s’échapper » des structures et des idéologies « totalitaires » qui entendent imposer au nom de Dieu leurs vérités comme étant « la Vérité »… Essayer d’incarner au jour le jour l’universelle catholicité de l’Évangile dans l’humble et pluriel quotidien des hommes qui cheminent de vérité passagère en vérité passagère vers l’inaccessible plénitude de la vérité divine…
Somme toute, les cathos n’ont pas fini de devoir « s’échapper » pour devenir « catholiques »…
Le lecteur attaché à l’Évangile se réjouira de retrouver dans ce livre de Jean-Pierre Denis un énoncé clair et convaincant du message prophétique de Jésus de Nazareth, ainsi qu’une vive interpellation de l’Église, aussi pertinente que courageuse. Mais les implications pratiques de ce message restent partiellement enlisées dans les méandres d’un conservatisme religieux et sociétal suranné qui relève d’un catholicisme encore trop déterminé par son passé (6). La Parole ne peut certes se révéler parmi les hommes qu’en s’incarnant dans des langages et des institutions enracinés dans l’histoire ; mais pour servir la vie, ces langages et ces institutions doivent accompagner la vie dans ses changements.
Il est heureux que l’auteur s’affirme convaincu que « chaque jour, depuis les premiers temps, le christianisme commence (p. 27) », et qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde. Mais alors, pourquoi ne pas libérer cette foi des amas stériles d’un passé révolu, et ce tout en demeurant fidèle à la source originelle de la créativité chrétienne qui est gage de son avenir ? Pour vivre pleinement la libération offerte par l’Évangile, il faut résolument « s’échapper » des carcans dogmatiques, des liturgies archaïques, des idéologies traditionalistes, et de toutes les formes d’enfermement qui s’opposent à l’humanisation du monde. Mais comment le croyant qui ne peut plus s’accommoder de l’ordre religieux et profane dominant va-t-il se risquer à le contester – et à le combattre si nécessaire – pour rester chrétien ? Comment va-t-il lutter contre le mensonge et l’iniquité en se conformant aux valeurs des Béatitudes ? Très « attendu » sur ces questions primordiales pour l’avenir du christianisme, le prochain livre de Jean-Pierre Denis le dira peut-être…
La grande rupture intervenue sur le Golgotha et confirmée par Pâques a instauré des temps inédits qui sans cesse se renouvellent : le voile déchiré du Temple de Jérusalem n’est pas à raccommoder. Dieu a quitté l’Arche d’Alliance et le « Saint des Saints » de ce sanctuaire pour habiter parmi les hommes de toutes les nations comme l’avaient déjà annoncé les anciens prophètes. Ne sont désormais saints en ce monde que la tendresse et le service, ne sont sacrés et salvateurs que le respect, le pardon, la justice et l’amour. Comme les cieux sont plus vastes que notre planète, l’Évangile est plus vaste que les traditions qui l’ont transmis aux chrétiens : il est toujours à venir dans le vécu de l’humanité.
À travers la mort qui l’a mené à la résurrection, Jésus de Nazareth a « attesté » une fois pour toutes la vérité « révolutionnaire » de son Évangile face aux positions « réactionnaires » de la caste sacerdotale d’Israël et de tous les pouvoirs sacralisés ou systèmes profanes et religieux qui asservissent.
Jean-Marie Kohler
Notes
(1) La ligne religieuse du « catholicisme attestataire » remonte à une dynamique d’évangélisation lancée par le pape Jean-Paul II, mise en œuvre lors des JMJ, puis dans le cadre de divers mouvements militants de l’Église.
(2) La foi peut, estime l’auteur, se perpétuer à travers diverses sortes d’engagements personnels et associatifs, caritatifs notamment, en-dehors de la pratique cultuelle. Aussi faut-il cesser de se focaliser sur les pratiques religieuses usuellement imposées par le catholicisme : « La pratique religieuse n’est plus la mesure de toute chose. Il faut mesurer d’autres pratiques que la pratique. Pour savoir qui est catholique, on devrait inventer un nouvel outil (pp. 165-166). »
(3) D’une immédiate proximité pour tous, ce Christ souffrant peut être directement accompagné et secouru. Mais il n’est pas donné à tout le monde de le reconnaître en gloire dans les sculptures des cathédrales et des monastères. Le passage de l’un à l’autre par la médiation de l’art est moins évident que l’auteur ne semble le penser lorsqu’il écrit : « Alors, ne l’as-tu pas vu en gloire, au ciel d’été, Pantocrator, en majesté, en gloire, roi de l’univers par qui tout fut créé (…) ? As-tu seulement regardé ? (p. 115). »
(4)Jean-Pierre Denis analyse l’évolution du monde profane à la lumière des sciences humaines, mais les références et les arguments classiques tirés des Écritures et de la Tradition semblent d’ordinaire lui suffire en matière de théologie. Bien des questions dont il traite pourraient cependant être utilement éclairées par les recherches historiques et épistémologiques contemporaines : l’intelligibilité et la crédibilité de la foi sont à ce prix aujourd’hui. Exemple : l’approche historico-critique des textes ne débouche ni sur la foi ni sur son rejet, mais elle s’impose au plan méthodologique pour situer les récits et interroger les vérités doctrinales véhiculées par la religion. On peut croire que l’apôtre Paul et les Pères de l’Église ont été « inspirés » pour expliciter l’Évangile en leur temps, mais leurs constructions théologiques ne sont pas à répéter indéfiniment à l’identique, investies d’une valeur absolue et de ce fait immuable. Ne faut-il pas plutôt, à leur exemple, s’armer de la même audace inspirée qu’eux pour faire vivre la parole initiale dans le présent ?
(5) Suffit-il, aujourd’hui, de remplacer la notion de royauté divine par celle de paternité divine ? « La ‘paternité’ n’est pas le ‘patriarcat’, ce système d’écrasement que l’on se plaît à décrier. Est père celui qui, après avoir tenu la main de l’enfant s’efface devant lui, pour qu’il vive sa propre vie (pp. 139-140). » Soit, mais il reste que la primauté accordée au rapport vertical renvoie à la position dominante et sacralisée du « père » qui fonde, aux plans biologique et symbolique, la soumission des enfants et les relations entre frères. Du père des hordes primitives aux chefs claniques, des rois et des tyrans vénérés comme pères de leurs peuples aux monarques républicains, et, dans le domaine religieux, des « révérends pères » de l‘Église au « Très Saint Père » qui gouverne le catholicisme à Rome, etc., l’histoire humaine s’est continûment inscrite dans ce rapport surplombant. Et le modèle patriarcal prévaut encore largement malgré les manipulations et les abus qu’il a couverts et continue de couvrir. Est-il cependant certain que le pouvoir et la fraternité ne sauraient exister et se développer que dans le cadre de cette verticalité telle qu’elle s’est réifiée dans des formes archaïques ? Le contrôle des structures sociales et les idéologies qui le légitiment donnent couramment lieu à des rapports de domination qui, au regard de l’Évangile et de l’humanisme contemporain, sont à l’opposé des rapports de service. La promotion de l’égale dignité des personnes et de la démocratie, facteurs d’humanisation dans la modernité, sont-ils donc intrinsèquement étrangers au catholicisme qui s’arc-boute sur la primauté du magistère rattaché à la succession apostolique, sur le pouvoir réservé au sexe masculin sous l’égide d’une divinité principalement « Père et Fils », sur l’efficacité magico-religieuse des rites, sur la morale naturelle, etc. ?
(6) En ligne sur le site (et partiellement repris sur Amazon sous l’intitulé « Subversion évangélique, ordre social et orthodoxie religieuse »), le commentaire consacré à l’ouvrage « Pourquoi le christianisme fait scandale » peut encore s’appliquer, sur divers points, à la nouvelle publication de Jean-Pierre Denis. Il débutait par le constat d’une érosion de la religion chrétienne en tant que force prophétique et subversive : « Le titre du livre surprend puisque le christianisme ne fait depuis longtemps plus scandale aux yeux du monde. Et il surprend d’autant plus que c’est précisément cette absence de scandale qui constitue, au regard de l’Évangile, le véritable scandale du christianisme ! » <br
Article paru dans Golias Magazine n° 185 mars- avril 2019
La foi chrétienne au défi des mutations contemporaines
Fidélité créatrice ou fossilisation identitaire
Depuis la révolution néolithique, le monde n’a pas connu de découvertes et de mutations aussi radicales que celles qui le bouleversent actuellement dans tous les domaines. Intelligence artificielle et robotique, nanosciences et nanotechnologies, physique quantique et astrophysique, conquête de l’espace ; biologie et neurosciences, médecine et sciences humaines ; droit des gens et des personnes, rapports entre les peuples et les sexes, etc. Le transhumanisme prospère et ses rêves les plus fous envahissent l’imaginaire collectif. Promesses et prodiges : des progrès qui semblent sans limites. Illusions et menaces : une dangereuse fuite en avant qui engendre de violentes crispations en plus d’une prudente méfiance. Vers quelle terre, vers quels paradis ou quels enfers va l’humanité ? Dans les pays européens, les réactions des Églises et autres mouvances chrétiennes face aux fulgurantes avancées de la technoscience et aux changements culturels qu’elles induisent sont grosso modo de trois sortes[1].
L’option la plus commune consiste à méconnaître l’ampleur des mutations en cours et à leur opposer une résistance de principe tout en procédant à quelques ajustements superficiels ; la vérité étant considérée comme éternelle, la foi en la Providence est invoquée pour perdurer à l’identique en comptant sur l’erre du passé. Les tenants de la seconde option, conquérante et de type sectaire, exaltent la valeur unique et déclarée immuable de l’héritage chrétien avec la volonté de le restaurer dans ses modalités anciennes, ou de l’investir en le subjectivant dans la mouvance évangélico-charismatique. Enfin, à l’opposé des postures identitaires et se situant plutôt sous le signe d’une sortie de la religion pour mieux s’inspirer de l’Évangile, la troisième option consiste à se projeter dans une perspective interreligieuse ou interconvictionnelle, résolument laïque parfois, à la faveur d’un bond spirituel et éthique par dessus les sédiments des croyances devenues obsolètes.
En se méprenant sur la puissance subversive des mutations contemporaines, les adeptes des deux premières options se placent en dehors des courants majeurs de l’évolution sociétale, séquestrent la religion et dénaturent la foi chrétienne. Une position de repli ou de contre-culture qui, de connivence avec d’autres forces du conservatisme social, peut aller jusqu’à soutenir des poussées populistes. Pour occulter les contradictions théologiques et socio-politiques qui les minent, les Églises historiques ont tendance à bouder les analyses qui diagnostiquent les causes profondes de la crise du christianisme confronté à la sécularisation et au pluralisme religieux. Il leur semble plus commode, pour expliquer leurs difficultés, d’incriminer le matérialisme et le relativisme ambiants, les machinations internes à la Curie romaine, ou le désastre des scandales sexuels de certains membres du clergé. De leur côté, les mouvances évangélico-charismatiques surfent – en usant avec une remarquable habileté des moyens médiatiques et financiers de la modernité – sur les courants réactionnaires alimentés par les ratés d’une forme sauvage et destructrice de la mondialisation, et par les peurs qui en découlent.
Pour évaluer la troisième option, marginale mais d’apparence prometteuse malgré – ou grâce à – son rapport problématique aux croyances héritées, il s’avère indispensable de s’interroger sur la nature de la religiosité en éclairant la situation présente par un détour anthropologique et historique. Que signifient et comment s’incarnent les aspirations religieuses ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’advient-il de la spécificité de l’Évangile au milieu des autres spiritualités, sagesses et philosophies ? Et, dans le sillage de ces questions, quel sursaut de lucidité, d’imagination et de courage pourrait éventuellement permettre aux institutions ecclésiales de renaître dans le cadre de communautés croyantes désentravées, fidèles au message prophétique de Jésus de Nazareth ? Mais peut-être n’est-il pas à exclure que le Christ a toujours été et sera toujours à chercher par delà les christianismes historiques…
Métamorphoses de la divinité au fil de l’histoire
L’aspiration des hommes vers un au-delà des contraintes et des limites de leur existence immédiate est aussi vieille que l’humanité et, en son fond, elle n’a pas considérablement changé à travers le temps et l’espace. Face aux angoisses causées par la maladie et la mort, par les aléas de l’accès aux ressources vitales, par les multiples violences de la nature et des sociétés, les humains ressentent un besoin instinctif de sécurité et un désir de plénitude, voire d’immortalité. Aux préoccupations utilitaires se sont très tôt ajoutées des inquiétudes quant au sens de l’existence humaine prise dans les contradictions d’un environnement à la fois hostile et prometteur. L’art a ouvert des portes sur l’invisible en lien avec les premières pratiques magico-religieuses ; mais pour beaucoup d’hommes jusqu’à l’époque moderne, seules de supposées forces surnaturelles, variables selon les cultures, ont été considérées capables de vraiment protéger l’existence quotidienne et d’assurer la survie. L’histoire des dieux constitue de ce fait un éloquent miroir de l’histoire des hommes : toutes les religions véhiculent des vestiges de la religiosité archaïque, notamment de type matriarcal avec priorité de la fécondité sur le pouvoir, et restent marquées par les empreintes des grandes innovations survenues au cours de l’histoire des civilisations. Le décryptage des croyances et des spiritualités passe par là.
Globalement, les dieux ont suivi les progrès technologiques, socio-économiques et scientifiques des sociétés humaines – comment auraient-ils pu faire autrement ? Mais ce constat ne préjuge, par lui-même, ni de la spécificité propre au domaine religieux, ni de la possibilité de phénomènes qui transcendent le cours ordinaire de la vie. Si le capital religieux de l’Occident perpétue, plus ou moins camouflées, des croyances et des pratiques magico-religieuses léguées par la Préhistoire, il a d’abord résulté, pétri par le génie spirituel des divers peuples qui l’ont élaboré, du formidable progrès des connaissances et des techniques de production intervenu dans le cadre des grandes civilisations anciennes du Moyen-Orient. C’est à la suite de la sédentarisation facilitée par le développement de l’agriculture et de l’élevage – et particulièrement de la culture attelée et de l’irrigation –, que se sont constituées les concentrations démographiques, rurales puis urbaines, qui ont permis l’instauration de systèmes politico-religieux spécialisés et complexes. Aux structures de parenté se sont superposées des royautés ; les divinités lignagères ont peu à peu été évincées par des dieux dotés de prérogatives royales ; puis les autels familiaux ont été délaissés au profit de temples desservis par des castes sacerdotales liées aux pouvoirs politiques.
Peu ou prou pressenti en Mésopotamie et en Égypte dès avant sa progressive émergence chez les Hébreux, le modèle patriarcal et royal de la divinité a trouvé son aboutissement dans la figure d’un Dieu unique et tout-puissant relayé sur terre par des instances politico-religieuses déléguées. De la royauté d’Israël aux monarchies de la Chrétienté, avec l’époque charnière de l’empire constantinien, l’évolution des pouvoirs terrestres a continuellement remodelé, enrichi et diversifié cet archétype de la divinité. Au règne des affaires du monde s’est superposé le Royaume des cieux. À droite du trône occupé à la cour céleste par Dieu le Père est « assis » son Fils, le Seigneur Jésus proclamé Christ-Roi « pantocrator », « souverain universel » – titre antérieurement réservé à Jupiter. Et à la seconde personne de la Trinité a été adjointe, à son tour plus ou moins divinisée dans la religion populaire, la Vierge Marie promue « Mère de Dieu, reine de la terre et du ciel », etc. Les liturgies, l’iconographie et les théologies officielles illustrent et entretiennent jusqu’à présent ce rapport entre le religieux et le politique – célébration de la puissance, décorum et gestuelle, code lexical, encadrement des cultes par des catégories spécialisées, doctrines et pratiques cérémonielles sacralisant la soumission à un ordre dominant. Mais cette figure plurimillénaire d’un Dieu royal et tout-puissant a commencé à vaciller dès l’aube de la modernité. Puis, après avoir été mêlée au scandale des deux guerres mondiales et des génocides qui ont marqué le XXème siècle[2], cette divinité s’est écroulée et se trouve maintenant engluée dans les survivances obsolètes d’un passé révolu.
L’évolution politico-religieuse des croyances concernant Dieu ne reflète certes qu’un aspect du vécu religieux, mais elle indique selon quelles lignes majeures se sont structurées l’idéologie et l’organisation sociale du christianisme. Par ailleurs, cette religion a puisé une part importante de son dynamisme dans le potentiel affectif de la masse des fidèles, dans des sentiments qui opèrent en marge des stratégies de pouvoir et des considérations abstraites. La théologie, quant à elle, s’est développée entre ces deux pôles de créativité souvent antagonistes en se réclamant de la raison et de la foi, de préférence au service des institutions dominantes. S’il était sociologiquement quasi inévitable que la foi s’incarne dans la société en calquant les formes politiques de la royauté profane, il est cependant à noter que cet emprunt n’a pas réduit Dieu à n’être qu’une icône du pouvoir aux yeux des croyants, n’a pas restreint la chrétienté à ses seules dimensions politiques, et n’a pas empêché le christianisme de transmettre les valeurs de la subversion évangélique. Les cathédrales ont témoigné d’une ineffable piété populaire en même temps qu’elles devaient magnifier, aux frais des petits, la gloire mondaine des grands et de leur Dieu. Et la théologie de la libération ne s’est embarrassée ni du droit canon ni des injonctions hiérarchiques pour pratiquer l’Évangile sur le terrain en Amérique latine. L’amour vécu par les humbles a toujours prévalu, du point de vue de la foi, sur les folies des puissants comme sur les prétentions des savants. Et dorénavant, l’avenir de cette foi se jouera sans doute davantage à travers des engagements prophétiques au service des hommes qu’à travers les dogmes et les stratégies idéologiques et politiques qui ont présidé à l’agencement du christianisme de feu la chrétienté.
Depuis que le Dieu et le diable d’autrefois ont été congédiés
Jusqu’à récemment, Satan était chez lui sur terre, urbi et orbi comme en chaque individu, à l’affût des humains pour les séduire et les entraîner vers la damnation. L‘éternité se jouant dans la banalité du quotidien, la crainte des démons et la hantise de l’enfer ont littéralement aliéné et torturé les croyants durant des siècles. La possession diabolique illustrait le pire, mais tous les maux – de la maladie aux guerres et aux catastrophes naturelles – ont couramment été assimilés à des punitions infligées aux individus et aux collectivités pour des offenses faites à Dieu le Père. Siégeant dans les cieux, le Créateur et sa cour étaient d’ordinaire perçus comme plus lointains que les omniprésentes puissances infernales. Malgré la suprême bienveillance divine et l’assistance des saints secondés par les anges gardiens, l’accès au paradis et à la félicité éternelle s’annonçait incertain et difficile, exigeant quasi nécessairement un passage plus ou moins long par le purgatoire. La justice devait passer avant la compassion et l’amour. L’existence concrète se trouvait de ce fait tragiquement écartelée entre les pôles antagonistes d’une inatteignable perfection et d’une culpabilité mortifère liée à l’inévitabilité du péché – notamment d’ordre sexuel. Les fidèles se sentaient corps et âme à la merci des autorités ecclésiastiques qui, censées gérer les conditions du salut et plus ou moins complices du « Dieu pervers » stigmatisé par Maurice Bellet, fondaient leur pouvoir sur ces croyances et sur leur manipulation.
Aujourd’hui, la prédication et les croyances ont beaucoup changé. Le Satan d’autrefois s’est volatilisé ; le ciel a perdu son emplacement attitré dans le cosmos ; et Dieu lui-même – tel que les hommes se l’imaginaient – est de plus en plus absent, au point que d’aucuns l’ont déclaré défunt. Au reste et non sans dérision, il se chante que « nous irons tous au paradis » si toutefois ce lieu existe encore quelque part… Les connaissances et les capacités matérielles de l’humanité se sont accrues de manière exponentielle, et la religion a été largement congédiée au sein des sociétés dites avancées : la modernité se passe de ses promesses et de ses remèdes pour régler ses problèmes. Tous les domaines de la vie individuelle et sociale ont leurs spécialistes bardés de science et de technologie, dépositaires d’une sorte de foi nouvelle de nature profane. Les savants et les ingénieurs, les médecins et les psychologues, et même les artistes, remplacent les prêtres et leurs compétences sacrées ; la gestion des risques est confiée aux experts des assurances et aux responsables politiques ; et l’opinion publique dicte les lois au nom de la démocratie, etc. La sécularisation et le pluralisme religieux accélèrent inexorablement une relativisation rampante des croyances héritées. Loin de ne constituer que des phénomènes superficiels, ces changements renversent les représentations anciennes de l’ordre du monde et de la vie humaine, et par voie de conséquence l’ordre de la religion dans son ensemble. Le champ d’intervention traditionnel des Églises s’en trouve dévasté et, en même temps que libéré des démons, l’homme se découvre orphelin des puissances tutélaires de jadis.
Il est indéniable que le vide ainsi laissé par l’effacement des figures habituelles du diable et du bon Dieu est envahi, comme sous l’effet d’un appel d’air, par une marée de superstitions et de doctrines plus ou moins nouvelles, à la faveur d’initiatives de toutes sortes – du commercial au politique en passant par le spirituel –, avec ou sans rapport avec l’irruption d’autres religions. La chronique des faits divers, le cinéma et la littérature, une large gamme d’innovations marchandes et de manœuvres sociopolitiques l’attestent : la religion revient directement ou en contrebande sous de multiples formes recyclées ou inédites, séductrice ou menaçante, géniale et bienfaisante parfois, ou toxique à plus ou moins brève échéance pour les individus et pour la société. Il n’en reste pas moins que les mœurs ont globalement et profondément changé. Le souci du bien-être sur terre l’emporte désormais sur les préoccupations surnaturelles. Et le délitement des croyances traditionnelles se poursuit implacablement en dépit des timides reformulations dont elles font l’objet, sans que soit sérieusement prise en compte la fécondité des recherches herméneutiques les plus perspicaces – comme celles menées par John Shelby Spong par exemple[3]. D’où l’inévitable effondrement en cours : l’anachronisme des liturgies en brouille la compréhension et les églises se vident, les ministres du culte se raréfient et leur influence s’étiole[4].
Le ciel a largement perdu la réputation de répondre aux prières qui lui sont adressées pour obtenir un bienfait ou échapper à un malheur, les célébrations laudatives sont de plus en plus souvent jugées aussi inutiles que lassantes, et nombre de doctrines autrefois considérées comme fondamentales sont aujourd’hui minées par le doute. Combien de fidèles croient encore réellement, dans la foulée de ceux du passé, à la résurrection physique de Jésus et à son ascension dans les cieux, à la virginité biologique de Marie et à son assomption, à la résurrection finale de la chair, sans parler de la transsubstantiation des « Saintes Espèces » ou de l’infaillibilité pontificale, etc. ? En amont de ces dogmes, la Révélation biblique qui était censée les fonder apparaît elle-même fragilisée par le traitement historico-critique des Écritures, tandis que l’autorité de la Tradition et du Magistère est discréditée par le dévoilement des nombreuses contradictions qui ont jalonné l’histoire de l’Église et par l’amoncellement de scandales venu encore récemment s’y ajouter. Une considérable partie de ce qui était croyable et porteur de sens hier ne l’est plus, sous sa forme ancienne, dans l’environnement culturel présent.
En réalité, c’est depuis l’avènement d’une rationalité autonome à l’époque des Lumières que la crédibilité de la religion s’affaisse continûment, et que l’émancipation des pouvoirs politiques marginalise les Églises – à commencer par le catholicisme romain que sa prééminence exposait particulièrement. Face aux menaces inhérentes à cette évolution profane de nature hégémonique, les autorités ecclésiastiques se sont crispées sur ce qui subsistait de leurs prérogatives passées, multipliant les anathèmes et renforçant les pouvoirs hiérarchiques. Mais, comme le montrent les travaux de Jacques Musset sur le « modernisme »[5], l’obsession de vouloir maintenir en l’état les doctrines et les institutions religieuses a pétrifié celles-ci dans des contours identitaires qui contredisent la dimension évangélique et universaliste du message chrétien. Les ouvertures apportées par le concile Vatican II ont certes été notables à plusieurs niveaux, mais elles ont rapidement été contrecarrées par un intégrisme qui, lié aux conservatismes politiques, s’accroche au principe de l’intangibilité du « dépôt de la foi » et à la défense de « la civilisation chrétienne ». Quant aux initiatives novatrices prises par le pape François, leur portée reste limitée en raison des résistances qu’elles suscitent dans les milieux ecclésiaux majoritairement traditionalistes, et faute d’avancées doctrinales pour soutenir les avancées pastorales. À moins d’un profond et vigoureux revirement, les Églises risquent fort de dériver vers des formes de plus en plus intégristes et sectaires, aux antipodes de l’Évangile[6].
Idéologies mortes et idoles en travers du chemin
Dans le sillage de la parole originelle qui, selon la Bible et d’autres mythes fondateurs, a imposé l’ordre au chaos pour en faire surgir la vie et l’humanité, l’homme crée depuis toujours ses idées et ses idéaux à peu près comme il crée ses instruments et ses biens matériels. Hautes tâches pratiques, intellectuelles et artistiques qui, combinant inspiration et habileté, façonnent son histoire en se conjuguant. Il essaye de répondre à ses désirs et à ses besoins avec les moyens concrètement à sa disposition au long de son parcours – avec ce qui garnit momentanément sa « boîte à outils » à chaque étape. C’est de cette manière qu’il a imaginé, entre besoins et moyens, ses rois et ses dieux, ses systèmes politiques et religieux. Mais alors qu’il abandonne les outils qu’il fabrique au fur et à mesure des progrès qui les rendent caduques aux plans matériel et social, il a tendance à réifier certaines de ses idées en leur attribuant une validité sacrée qu’il déclare immuable pour en user à des fins de pouvoir, se constituant lui-même prisonnier de ses croyances. Ainsi se sont cristallisés, en marge des valeurs essentielles qui transcendent le devenir de l’humanité, les résidus des anciennes productions religieuses dénaturés en idéologies mortes et en idoles. La sacralisation du passé entraîne la fossilisation de la religion et l’aliénation des fidèles, et les idoles finissent par vampiriser et par dévorer ceux qui les adorent.
Les conceptions et le vocabulaire concernant la divinité n’ont pas échappé à ces processus de détérioration. Le terme « Dieu » a fini par être si usé aux yeux de beaucoup, si insignifiant, voire même si insensé et dangereux, que la foi peut obliger le croyant qui se veut lucide à se reconnaître paradoxalement « athée au nom de Dieu » pour récuser des idées et des formules devenues idolâtres par chosification. Dieu ne peut en effet pas être ce que les religions et les pouvoirs qui leur sont associés se plaisent trop souvent à répéter à son sujet pour servir leurs intérêts. Mais comment se détacher des images de la divinité qui font injure à Dieu sans renier les racines historiques de la foi et la fécondité du passé ? S’il faut, comme l’affirment les Écritures, des outres neuves pour recevoir le vin nouveau, le christianisme doit aujourd’hui faire preuve d’une éminente créativité pour être en mesure de témoigner de façon crédible du message de la foi chrétienne. Un défi dépassant de loin les banales initiatives qui privilégient la pédagogie religieuse, l’aménagement des ministères ou les modalités des célébrations liturgiques. Ne pouvant se construire qu’avec le matériel conceptuel des cultures dont elles émanent, très différent selon les époques et les pays, les théologies devront se remettre au diapason de la vie, entre la parole initiale véhiculée par la Tradition et le devenir du monde, compte tenu de la pluralité et de la fluidité des interrogations intellectuelles et spirituelles actuelles. Les déclarations conciliaires et les encycliques ne constituent pas des forteresses de vérité éternelle, ni les Écritures dans leur intégralité et dans chacune de leurs affirmations ; et même les conceptions et paroles attribuées à Jésus sont toujours à resituer et à réinterpréter.
Est-il pensable que Dieu ait pu ignorer durant des dizaines de millénaires les aspirations religieuses de l’humanité primitive, fussent-elles balbutiantes, pour ne se préoccuper que de l’émergence d’un peuple élu susceptible d’accueillir « son Fils » pour racheter une hypothétique offense originelle au prix d’un sacrifice humain ? Peut-on croire que la Bible, production culturelle d’une société moyen-orientale de type rural d’il y a plus deux ou trois mille ans, offre une anthropologie et une théologie parfaitement cohérentes et valables telles quelles pour le monde entier jusqu’à la fin des temps ? Comment admettre comme exclusivement et à jamais véridique la révélation judéo-chrétienne d’un Dieu patriarcal et tout-puissant alors que les Écritures présentent la divinité sous de multiples images contradictoires, jalouse et belliqueuse ou aimante sans réserve, passant d’un dieu ethnique d’origine polythéiste à une divinité unique et universelle finalement incarnée en Jésus de Nazareth ? Proclamé homme-Dieu, ce prophète galiléen profondément juif a-t-il vraiment eu l’intention de fonder une religion nouvelle, et plus précisément le catholicisme romain avec sa structure hiérarchique, ses dogmes et ses sacrements ? Il est indéniable, d’autre part, que la philosophie grecque qui a servi de moule pour penser la Trinité lors des premiers conciles œcuméniques – avec les notions de « personne » et de « nature » – n’est pas en soi le seul cadre conceptuel permettant de s’interroger sur le mystère de la divinité. Les autres religions – des animismes et des polythéismes aux différents monothéismes en passant par les spiritualités orientales – ont, elles aussi, pu enseigner de profondes et irremplaçables vérités. Et l’athéisme ne mérite sans doute pas d’être stigmatisé en bloc comme un matérialisme inepte et fallacieux alors même qu’il a libéré Dieu – ou l’idée de Dieu – de maintes identités idolâtres, et que l’humanisme des athées peut dépasser celui des dévots.
Le survol de l’histoire religieuse révèle que « la Vérité », notion constamment invoquée par les Églises, ne se trouve pas plus contenue dans les strates anciennes que dans les inventions nouvelles des religions, et qu’elle ne peut être détenue par aucune institution. Ne se figeant jamais et ne pouvant d’aucune façon être conservée et emmagasinée sous forme de « dépôt », la vérité ne se donne à entrevoir que de manière fugitive au long d’une quête sans fin. C’est le chemin de cette quête et non les définitions formulées en route, simples jalons, qui révèle aux hommes la part de vérité qui s’offre passagèrement à eux et qui peut légitimer la parole de ceux qui en témoignent. Il en va de même pour ce qui est de la divinité. Dieu est à chercher encore et encore, toujours plus loin, et sur terre plutôt qu’au ciel ou dans des abstractions intemporelles. Ne faut-il pas en conclure que la métaphysique théiste est aussi inappropriée que la multiplicité des dieux du polythéisme pour embrasser son mystère ? Dès lors que son image n’est accessible aux humains qu’à travers son itinéraire tel qu’il s’inscrit dans le leur, Dieu ne peut être approché que dans le mouvement historique de l’existence individuelle et sociale. Aucune des représentations dont il fait l’objet ne peut donc prétendre à une valeur absolue et définitive, et toute chosification sacralisée des représentations divines est idolâtre. Les conceptions de la vérité et de la divinité étant ainsi relatives en raison de leur historicité – incontournable relativité à distinguer du relativisme érigé en dogme –, il en découle que les institutions ecclésiastiques qui relèvent d’elles le sont pareillement par la force des choses. Les doctrines et les pratiques qui ont reflété la vérité en portant la vie dans le passé peuvent par la suite perdre leur pertinence, se trouver vidées de leur signification ou même se transformer en contre-vérités.
Une Présence transcendante au cœur du réel
La rationalité métaphysique qui enserre la théologie classique peut paraître sèche et indigente au regard de la foi vécue et des expériences mystiques ou, plus communément, au regard de la prodigieuse beauté de l’univers, de son immensité et de sa complexité. De Maître Eckhart ou Giordano Bruno à Baruch Spinoza ou Pierre Teilhard de Chardin entre autres, une multitude de penseurs ont bousculé les limites des constructions dogmatiques étroites et figées, replaçant la quête de Dieu dans la dynamique du devenir de l’humanité et du monde. Dans une optique interreligieuse dépassant les divisions et les dualités contradictoires, Raimon Panikkar – né d’une mère catalane catholique et d’un père hindou – a essayé d’imaginer une christologie cosmique de portée universelle[7]. Et aujourd’hui, les propositions novatrices sont nombreuses dans des registres variés. Démarche poétique d’une joyeuse humilité franciscaine avec José Arregi par exemple[8], ou ambitieux projet de la théologie dite du Process élaborée en dialogue avec les sciences de pointe du côté protestant[9], etc. Comment penser la déité après le théisme qui la situait en dehors et au-dessus de la Création, et ce tout en évitant de l’engloutir dans le monde à la manière panthéiste ? Comment dégager le Christ de la christolâtrie propre à la religiosité chrétienne traditionnelle pour entrevoir, sous une appellation ou une autre, sa dimension universelle par delà les christianismes historiques ? Questions décisives ; mais les aborder exige autant de discernement que d’audace, ne serait-ce que pour se garder des réenchantements du monde prétendument conduits par l’Esprit, mirages aussi dangereux au plan spirituel qu’en politique – entretenus par divers courants charismatiques comme par le New Age.
En théologie de même qu’en d’autres disciplines, le suffixe « -isme » a d’emblée tendance à enclore, et donc à hypothéquer ce qu’il est censé définir. La conception de la divinité ébauchée par le « panenthéisme » – « Dieu en tout », à ne pas confondre avec « Tout est Dieu » – mérite néanmoins d’être méditée. Elle explicite une lumineuse intuition ouverte sur l’infini, et ce même si ses présupposés holistiques ne permettent pas de résoudre le terrible problème du mal qui, en fin de compte, s’avère insondable pour toutes les théologies. Identifiée à l’amour qui fait battre le cœur du monde, la divinité est conçue comme présente dans l’intégralité des éléments qui forment l’univers – jusque dans l’énergie qui constitue la matière – sans s’y dissoudre. Elle est origine, fondement et finalité de tout ce qui existe, et tout a vocation à s’accomplir en elle. Il s’en suit que pour se réaliser pleinement en tant qu’amour au sein de la Création, cette divinité se trouve elle-même à la merci du monde – sublime gloire du don total dans l’humilité la plus absolue. L’amour impliquant intrinsèquement la liberté, la volonté de Dieu ne peut être, dans cette optique, que respect de l’altérité et prière : ardente espérance, aspiration à un inconditionnel et infini partage de la bienveillance et de la tendresse, du pardon et de la communion. La foi consiste alors à se fier sans réserve à la vie qui a sa source dans la divinité : à vivre en Dieu en essayant de partager sa passion pour le monde et sa prière, et d’incarner ainsi la dimension divine de la Création.
Ouverte sur l’immensité et assumant en même temps les réalités les plus ordinaires, cette vision de la divinité immergée dans la Création tout en la transcendant n’est certes pas exposée telle quelle dans les Écritures, mais est-ce de nature à la disqualifier par principe ? L’esprit n’est prisonnier d’aucune lettre et, la divinité dépassant toujours ce qui peut en être dit, la foi ne peut s’accomplir que dans le cheminement vers son avenir. La Bible ne s’impose donc pas en surplomb à l’histoire des hommes comme étant – complet et fermé – « Le Livre de Dieu » ; en écho avec d’autres grandes traditions religieuses, elle est parole de vie offerte pour être sans cesse réinterprétée et réinvestie. D’où la légitimité et la fécondité des questionnements que soulèvent le vécu singulier de chaque personne, la transformation du monde et des cultures humaines. Jésus n’avait-il pas déjà proposé une conception renouvelée de la divinité en parlant de son intime union avec son « Père » perçu comme dispensateur et protecteur de toute vie ? Et son existence n’a-t-elle pas inauguré, dans une perspective qualifiée par l’apôtre Paul de « scandale pour les Juifs et folie pour les païens », la possibilité d’une communion mystique avec Dieu dans le Christ crucifié et ressuscité ?
Crucial carrefour. Que devient la religion quand, en lieu et place d’un Dieu autosuffisant, omniscient et omnipotent, se révèle un Dieu de désir, humble et vulnérable, qui s’expose aux risques de l’amour ? Quand à un Dieu souverain qui exige d’être adoré, supplié et obéi, succède un Dieu qui est lui-même voué à prier pour se faire connaître et accepter ? Ou quand, situation foncièrement paradoxale dont a témoigné Dietrich Bonhoeffer, la foi mène à vivre devant Dieu l’expérience de l’absence de Dieu ? C’est de fond en comble que la religion se trouve bouleversée par la révolution copernicienne qu’entraînent ces changements de paradigme théologico-philosophiques. L’ensemble des doctrines et des pratiques religieuses ainsi que leurs implications éthiques sont à repenser en rapport avec les questions qui taraudent l’humanité actuelle. Cette approche différente de la source originaire de l’être et de l’amour que les hommes identifient à Dieu transcende les particularismes archaïques des religions, et éclaire d’un jour nouveau la pluralité des chemins par lesquels les humains peuvent rejoindre le divin pour transfigurer le monde sous l’égide de la justice et de la bonté. Mais sclérosées par deux millénaires de religion dogmatique, les Églises sont-elles encore capables de se mettre en question pour renaître, pour imaginer une voie à la fois fidèle et nouvelle permettant de reconnaître et d’accompagner Dieu hors des voies étroites qu’elles lui ont depuis si longtemps assignées ? S’il est sociologiquement improbable que le changement puisse venir des sphères dirigeantes, la foi porte à espérer que surgiront à la base, au sein des structures ecclésiales et hors d’elles, des personnes et des communautés qui sauront vivre et transmettre les vertus évangéliques.
À quelle parole se fier poursauvegarder la vie ?
L’Évangile n’est pas un manuel de recettes, mais un horizon. Il n’est pas un catéchisme de savoirs religieux et d’injonctions morales pour gagner le ciel, mais une invitation universelle à faire advenir Dieu en humanisant la vie et le monde – et ce quelle que soit la dénomination de ce qui est considéré comme divin. Portant à l’action sans se perdre dans les explications, cette parole tient sa sublimité et sa force de sa modestie et des engagements pratiques qu’elle suscite, loin des constructions théoriques. Transversale à toutes les grandes religions en leur fond, elle n’appartient à aucune d’elles en propre. Plus empreints de préoccupations théologiques que soucieux de stricte historicité, les écrits néotestamentaires qui fondent cette parole pour les chrétiens sont certes marqués, en tant que productions humaines, par les croyances particulières et en partie dépassées des milieux qui les ont rédigés, et l’usage qui en a été fait les a sollicités dans des directions divergentes dès l’époque des apôtres. Mais peu importent les discordances et les possibles contradictions qui caractérisent entre eux les évangiles synoptiques et les diverses couches rédactionnelles des textes johanniques ou pauliniens, serait-ce sur des points aussi déterminants que la divinité du Christ ; seule compte finalement la portée essentielle de ces écrits, plus spirituelle et éthique que dogmatique, toujours aussi pertinente quelles que furent les conceptualisations changeantes auxquelles leur lecture et leur usage ont donné lieu au cours des siècles.
Que l’apocalypse attendue par Jésus et ses disciples n’ait pas eu lieu et ne soit plus à l’ordre du jour n’y change rien, l’espérance annoncée par l’Évangile dans la foulée des grands prophètes d’Israël reste d’une brûlante actualité. Dans un monde soumis à la puissance aveugle et cynique du capitalisme financiarisé et de ses idolâtries, les exigences de l’Évangile apparaissent toujours pareillement simples et pragmatiques, conformes aux critères énoncés par Jésus à propos du Jugement dernier. N’ont été retenus pour trancher entre le bien et le mal que les secours remédiant aux privations et aux souffrances des malheureux, à l’exclusion de toute considération spécifiquement religieuse (Mt 25, 31-46). La justice et la bonté sont considérées comme infiniment plus importantes que le culte : ce n’est pas la religion qui sauve, c’est la parole qui soigne et recrée, qui humanise et divinise les partenaires qui la partagent. Et les enjeux de l’Évangile n’ont pas varié. La croix du Golgotha se tient toujours dressée sur le monde face au mal qu’il faut combattre et face à l’illusoire optimisme qui, jusque dans les Églises parfois, prévaut aujourd’hui sous les impératifs d’un consumérisme focalisé sur le marché de la jouissance individuelle – sur cette nouvelle version du salut que représentent le bien-être et le bonheur des nantis. Quant au symbolique et incroyable récit de la résurrection, il a proclamé une fois pour toutes que la vie et l’amour ne resteront prisonniers d’aucun tombeau.
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : cette ultime et déchirante plainte prêtée à Jésus sur la croix n’a-t-elle pas exprimé, de façon poignante, une rupture objective avec l’ancien système des croyances – une quasi-sortie de la religion ? Pour affranchir l’homme des asservissements religieux et politiques, Jésus n’a pas fui le sort trop souvent réservé aux prophètes. Il est mort nu sur un gibet, en rupture avec le Temple et les pouvoirs se réclamant du ciel, livré au plus ignominieux des supplices par les prêtres et les docteurs de sa religion, dans l’indifférence du peuple prétendu élu et abandonné des siens, sans que se produise la fin du monde qu’il avait crue imminente en se référant aux Écritures. Mais, selon le message d’espérance véhiculé par la tradition biblique ainsi que par d’autres religions ou grands mythes de l’humanité, le mal ne devait pas avoir le dernier mot. La foi de Jésus en son Dieu et en la vie émanant de lui a été plus profonde, plus vaste et plus efficace que le règne du Temple, de ses prescriptions et de ses rites, d’où cette autre parole également prêtée au supplicié dans son agonie : « Entre tes mains, Seigneur, je remets ma vie ». Cette confiance l’a conduit au delà du mal et de la mort, accompagné d’un Dieu de vie qui, selon la foi des chrétiens, transcende toute mort en acceptant d’être lui-même crucifié avec les victimes de la violence auxquelles il s’identifie. Une foi qui manifeste et célèbre la victoire de l’amour sur toutes les puissances de destruction, quelles que soient les formes particulières et transitoires que revêtent les croyances religieuses.
Vivre l’Évangile au milieu du monde
Que beaucoup de fidèles désertent les lieux de culte n’est pas étonnant là où les Églises s’obstinent à vouloir maintenir à flot, en leur état actuel, des institutions ecclésiastiques obsolètes qui sont en train de sombrer. Plutôt réconfortant, à vrai dire, est le comportement des croyants qui se détournent de pratiques qu’ils jugent insignifiantes – car extérieures à leur vécu personnel et aux problèmes du monde d’aujourd’hui –, et qui refusent de se laisser aliéner par des doctrines et des appartenances d’ordre plus sociopolitique qu’évangélique. Le cléricalisme, le machisme et la gérontocratie propres au système institutionnel catholique sont devenus particulièrement insupportables. Pour expliquer le désamour de la religion, il ne suffit pas de dénoncer, comme le font trop volontiers les Églises, l’individualisme et le matérialisme des structures sociales qui se sont substituées à la domination de la chrétienté. Loin d’être négative, l’exigence critique est une précieuse qualité qui conditionne l’accès à la liberté sans laquelle il n’y a pas de dignité, et l’homme contemporain demeure – malgré le féroce contexte social qu’il subit – travaillé par une profonde aspiration spirituelle, capable de fraternité et de solidarité comme en témoignent ses engagements humanitaires. C’est donc hors les murs, dans les périphéries plutôt que dans les sanctuaires, que peut se rencontrer, sous diverses figures et dénominations, la mystérieuse incarnation de Dieu parmi les hommes que les premiers chrétiens ont reconnu dans le Christ Jésus.
Au plan social, les exigences évangéliques commandent de lutter pour la justice, la fraternité et la liberté en subvertissant la suprématie des puissants qui oppriment les faibles et dévastent la planète. Telle est la voie du salut, car même la foi la plus hautement mystique n’est rien sans mise en œuvre de l’équité et de l’amour à ras de terre. Relever ce défi rassemble les hommes de bonne volonté sans préalable de religion. Creuset de l’humanité de demain et de son avenir divin, le combat contre la souffrance, l’exclusion et la haine promeut le respect et la solidarité qui sont les premiers fondements d’un vivre ensemble pacifique et fécond, apte à retisser la nouvelle symbolique spirituelle et éthique dont le monde a besoin. Dans une perspective plus spécifiquement chrétienne, la théologie de la libération inhérente au message évangélique invite les croyants à se battre contre l’iniquité et les détresses pour humaniser le monde à la lumière de Pâques, dans l’espérance d’une résurrection pour toutes les vies brisées. L’Évangile ne proclame-t-il pas que le Royaume de Dieu accueillera d’abord les laissés-pour-compte, et que les grands de la société n’y occuperont au mieux, sous les débris de leurs couronnes et de leurs mitres de toutes sortes, que les dernières places ?
Dans quel cadre incarner cette foi ? Nul ne pouvant grandir seul, c’est dans la réciprocité et la solidarité avec ses semblables que l’homme a vocation à développer librement la meilleure part de lui-même, et qu’il peut aider les autres et les communautés dont il est membre à progresser. Toutes les institutions méritent de ce fait reconnaissance et appui tant qu’elles sont porteuses de vie, et notamment l’Église qui a transmis l’Évangile en dépit de ses trahisons. Mais personne n’est voué à appartenir corps et âme à quelque structure sociale que ce soit et il peut arriver que la fidélité à l’essentiel oblige à des ruptures[10]. Contrairement à ce qui a longtemps été affirmé par Rome, le catholicisme n’a pas le monopole du salut, et la voie de l’Évangile emprunte des médiations communautaires variées, religieuses et profanes, toujours à réinventer. Les institutions ne pouvant survivre qu’en engendrant la vie dans sa perpétuelle nouveauté, il faut se réjouir de l’émergence de formes inédites en acceptant que les anciennes meurent comme toutes choses en ce monde[11]. C’est donc dans son vécu concret, dans la conjugaison de ses engagements personnels et sociaux au sein de l’environnement particulier et fluctuant où il se trouve, qu’il revient à chacun de réaliser sa part de vérité et son salut parmi et avec les autres. Seule certitude, source d’une confiance absolue : secourir son prochain dans malheur et combattre pour la justice participe à l’œuvre de divinisation du monde, vient en aide à Dieu – qu’il soit ou non reconnu comme tel. Ce faisant, l’homme obtient de traverser à son tour les ténèbres et la destruction sans avoir besoin d’en savoir plus sur les modalités de son salut.
L’heure n’est plus, pour annoncer l’Évangile, aux grand-messes exaltant l’appartenance religieuse et les convictions identitaires moyennant de vaines prières de glorification et d’intercession. Dieu ne peut être honoré et servi qu’à travers le service des hommes, et les célébrations ne sont justes et saintes qu’en étant liées à de réels engagements concrets à ce niveau. Dès le VIIIème siècle avant J.-C., le prophète Amos avait parlé comme suit au nom de Yahvé: « Je hais, je méprise vos fêtes ; pour vos solennités, je n’ai que dégoût. Quand vous m’offrez des holocaustes, vos oblations, je n’en veux pas ; vos sacrifices de bêtes grasses, je ne les regarde pas. Éloignez de moi le bruit de vos cantiques, que je n’entende pas le son de vos harpes ! Mais que le droit coule comme l’eau, et la justice comme un torrent qui ne tarit pas. » (Am 5, 21-24). Se référant explicitement au prophète Osée, Jésus a dit la même chose : « C’est la miséricorde que je veux, et non les sacrifices » (Mt 9, 13). Les Béatitudes, les paraboles et bien d’autres paroles de cet ineffable Galiléen demeurent aujourd’hui aussi lumineuses dans leur radicalité qu’au jour où elles furent formulées en Palestine. C’est sur les parvis et dans le monde qu’il faut désormais mettre en pratique l’Évangile. Les mutations sociales et religieuses en cours ou à venir ne sont pas à craindre comme si elles relevaient d’une funeste fatalité, car l’Évangile demeurera « Bonne nouvelle », annonce de la possibilité de sauvegarder l’humanité de l’homme et de protéger la nature qui enfante la vie. Devenir plus humain en servant autrui et en prenant soin de notre terre libère, ressuscite et rend divin dès aujourd’hui et pour toujours, avec ou sans appartenance religieuse.
Jean-Marie Kohler
<www.recherche-plurielle.net>
[1] L’objectif de cet article n’est que de formuler et de situer dans un contexte global les questions que se posent beaucoup de fidèles au sujet de la crédibilité de leurs croyances, et d’ébaucher quelques perspectives à explorer. Loin de toute intention polémique comme de toute tentative visant à « sauver la religion » à tout prix, son unique enjeu concerne les conditions actuelles de la transmission de l’Évangile. Mais, banale et insuffisante pour les connaisseurs, cette approche simplifiée d’un problème complexe risque d’apparaître longue et compliquée aux lecteurs non avertis. Un gouffre sépare les croyances usuellement dispensées par les Églises de ce que la recherche théologique est en mesure de proposer.
En plus des auteurs cités dans l’article, il faudrait renvoyer à de très nombreux autres penseurs comme Albert Schweitzer, Marcel Légault, Claude Geffré, Joseph Moingt, etc. Par ailleurs, il faudrait prendre en compte le fécond travail de réflexion mené à partir des luttes engagées sur le terrain au nom de l’Évangile. Devraient également faire l’objet d’une attention particulière les approches spécifiquement féminines des problèmes théologiques.
[2] Carnages entre peuples chrétiens, avec un même Dieu mobilisé de part et d’autre pour bénir et gagner les guerres. « Gott mit uns » - « Dieu avec nous » - sur les fermoirs du ceinturon des soldats allemands, exaltation nationaliste sous la bannière de Sacré-Cœur de Jésus-Christ du côté français, etc. ; sans compter une assez longue compromission des hiérarchies ecclésiastiques avec le nazisme et le régime de Vichy respectivement. S’agissant de la Shoah : « Quel Dieu a pu laisser faire cela ? » cf. la réflexion philosophique et théologique de Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages, 1994.
[3] S’il n’est fait mention ici que des travaux de J. S. Spong alors que des dizaines d’études mériteraient d’être citées, c’est pour l’éclairage particulier qu’ils apportent sur la genèse et la portée symbolique des récits sur lesquels se fondent les principaux dogmes définis par les Églises. Cf., ouvrages traduits en français : John Shelby Spong, Jésus pour le XXIe siècle, Karthala, 2013 ; Né d’une femme. Conception et naissance de Jésus dans les évangiles, Karthala, 2016 ; La Résurrection. Mythe ou réalité ?, Karthala, 2016 ; Sauver le Bible du fondamentalisme : un évêque repense le sens des Écritures, Karthala, 2016.
[4] Il est indéniable que le christianisme produit encore d’admirables engagements aux plans religieux et humanitaire. Toutes les enquêtes sociologiques mettent cependant en évidence la régression des Églises historiques, contredisant la rumeur d’un « retour du religieux » au bénéfice de ces institutions (« Jésus fait recette » sur les écrans, sur les planches et en librairie ; récupérations diverses – obsèques de vedettes, nouvelle martyrologie, etc.). Est également à relativiser la portée de l’activisme déployé en matière sociétale et au plan politique par les minorités traditionalistes ; l’Évangile ne peut pas fructifier sur des positions de repli comme celles de l’électorat catholique obnubilé par l’évolution des normes socio-éthiques, par le spectre des migrations, voire par la menace d’une invasion de la chrétienté par l’islam.
[5] Cf., entre autres : Jacques Musset, Être chrétien dans la modernité : comment réinterpréter l’héritage pour qu’il soit crédible ?, Golias, 2012 ; Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Karthala, 2015 ; Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ?, Karthala, 2016.
[6] Que faire quand les chrétiens ouverts quittent les paroisses où ils ne se sentent plus à l’aise et que, du coup, celles-ci se réduisent de plus en plus à leur composante traditionaliste ? Au petit nombre d’évêques qui discernent clairement les enjeux de cette situation s’oppose, à côté d’une minorité franchement réactionnaire, une majorité molle qui s’emploie à vouloir prioritairement retenir les fidèles traditionalistes au risque d’aggraver l’exode des autres. Les incantations adressées au Saint-Esprit ne suffiront pas pour changer le cours des choses.
[7] Pour aborder la pensée de Raimon Panikkar, cf. entretien avec Gwendoline Jarczyk :Entre Dieu et le cosmos. Une vision non dualiste de la réalité, Albin Michel, 2012.
[8] Cf. entre autres : José Arregi, Jésus pour le monde d’aujourd’hui : esquisses de christologie, L’Harmattan, 2014 ; articles publiésdans DEIA et Fe Adulta accessibles sur le net : <José Arregi-Fe Adulta> ou <José Arregi-NSAE>. La question de Dieu, interview réalisée par Rose-Marie Baradiaran ;
Article publié dans "Golias Magazine" n° 183, novembre-décembre 2018
Le Credo étant devenu un obstacle à la foi,
il faut revenir à l’Évangile
Que retenir du livre intitulé « Dieu ? » d’Albert Jacquard ?
N’est-il pas dramatique et scandaleux que de nombreux croyants, laïcs et clercs, se croient obligés de continuer à « croire » et à proclamer des choses incroyables qu’en réalité ils ne croient plus et ne pourront plus jamais croire ? Est-ce cela que dicte – « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » – la fidélité à la foi chrétienne qui est ferment de vérité et de liberté à sa source ? Que valent donc, en fin de compte, les orthodoxies et les liturgies qui les mettent en scène par rapport aux engagements pratiques qui, incarnant l’Évangile au service des hommes, donnent corps à Dieu sur cette terre ?
« Chrétien non croyant » : cette identité revendiquée par Albert Jacquard est assurément paradoxale. Mais n’exprime-t-elle qu’une absence ou un déficit de foi, ou bien dévoile-t-elle une perspective de foi inédite aux plans éthique, spirituel et même théologique ? Les questions posées par cet ouvrage restent d’une brûlante actualité à l’heure où les églises se vident cependant que des chrétiens se battent au nom de leur foi, sur tous les fronts, pour la dignité humaine, pour la justice et la paix (1).
Un incontournable questionnement
D’une lecture très abordable hormis quelques passages techniques, ce petit livre paru en 2003 chez Stock/Bayard (142 pages d’une typographie aisée) s’interroge sur Dieu en procédant à une évaluation rationnelle des croyances explicitées dans le Credo du concile de Nicée réuni en 325 par l’empereur Constantin (2). Quelle est, en l’état actuel des connaissances, la crédibilité des affirmations de ce Credo qui constituent depuis près de deux millénaires le fondement doctrinal de la foi véhiculée par les Églises ? Tandis que les savoirs scientifiques ne peuvent progresser qu’à travers une succession de « modèles » partiels et provisoires exclusivement validés par leur efficacité pratique, est-il pensable qu’une religion soit à même de transmettre des vérités abstraites immuables – universelles et définitives ? Et ce à la faveur d’une Révélation divine dont l’interprétation est, d’après l’Église catholique, confiée par Dieu à un Magistère instauré et cautionné par lui, « infaillible » en certaines circonstances ? (3) Sacrilège pour les croyants conformistes et ne menant qu’à enfoncer des portes ouvertes pour des esprits émancipés, la mise en question de la crédibilité du Credo de Nicée peut aujourd’hui ouvrir sur un nouvel horizon pour la foi.
L’intelligence raisonnée du contenu de la foi, de ses conditions et de ses limites, n’est pas récusable par l’intelligence du cœur ou la soumission inconditionnelle qui sont souvent privilégiées en matière religieuse. Exempt d’intentions polémiques tout en étant critique, le questionnement qui préside aux analyses développées dans cet ouvrage apparaît donc légitime en soi malgré le présupposé rationaliste qui en inspire la méthode. Généticien de renom international, Albert Jacquard expose les raisons qui l’ont détourné des croyances de son enfance et l’ont par la suite retenu dans les seuls domaines du vérifiable – dans ce qu’il appelle « l’en-deçà » empirique, aux portes de « l’au-delà » qui échappe aux savoirs des hommes. On peut certes regretter qu’il ait négligé la dimension symbolique, mythique et mystique de la religion ; mais, s’il est évident que l’agnosticisme qu’il professe se trouve marqué par les délimitations restrictives de sa démarche, l’ensemble de son essai s’avère néanmoins de nature à éclairer les croyants de plus en plus nombreux que la lucidité empêche désormais, au nom de la raison, d’adhérer à tout un ensemble de doctrines traditionnelles toujours en vigueur dans les Églises.
L’auteur souligne d’emblée que la vision du monde encore communément prêchée par les confessions chrétiennes est surannée, engluée dans les savoirs maintenant périmés qui lui ont servi de moule originel, puis de support. Les Églises n’ont pas sérieusement pris en compte les découvertes majeures de l’époque contemporaine rappelées dans l’ouvrage, comme la théorie de la relativité qui a révolutionné les concepts de temps et d’espace, la physique quantique qui a bouleversé la manière de concevoir la matière, l’expansion de l’univers dans le sillage d’un supposé big bang initial, l’hypothèse proposant « l’indécidable » comme créneau logique entre le vrai et le faux, le décryptage du fonctionnement de la molécule d’ADN, l’intime interdépendance biologique entre la vie et la mort, etc. Ces découvertes étant en contradiction avec les constructions dogmatiques, les autorités ecclésiastiques n’ont pas cessé de se montrer pusillanimes face au risque d’une réaction en chaîne dévastatrice par effet domino (4). D’éminents théologiens, parfois dotés de solides compétences scientifiques, se sont à bon escient et de façon perspicace affrontés à ces questions, mais la foi commune contrôlée par les institutions religieuses n’en a guère bénéficié (5).
L’ouvrage passe au crible de la raison les divers articles de foi du Credo dans l’ordre de leur énonciation. Les principaux dogmes du christianisme se trouvent ainsi soumis aux grilles d’analyse qu’utilisent les sciences, notamment pour l’étude des phénomènes physiques et biologiques. Jacquard interroge la confession monothéiste et la Création, la Trinité et l’Incarnation du Fils de Dieu, la mort sacrificielle de Jésus-Christ pour la rémission des péchés et sa Résurrection, le Jugement dernier, la Résurrection de la chair et la Vie éternelle, sans oublier l’Église et la Communion des saints. Avec, transversalement, une même problématique initiale : est-il possible d’avancer « des discours compréhensibles à propos de concepts qui défient notre compréhension (car échappant aux catégories du raisonnable) » (6) ? Globalement et à l’étonnement de l’auteur lui-même, l’opération débouche sur « un champ de ruines » (7) : ce que les générations chrétiennes du passé ont cru n’est plus croyable aujourd’hui d’après Jacquard. Le Credo qui a porté la foi s’est métamorphosé en obstacle à la foi. Reste cependant l’espérance ouverte par l’importance que l’auteur accorde à la conscience qui est le propre de l’être humain, et à la communauté – « En réalité l’éternité, c’est ici et maintenant » ose-t-il affirmer (8).
Portée des approches scientifiques
Jacquard ne se prononce pas sur l’existence de Dieu, une supposition insaisissable dans son système conceptuel, et son analyse ne porte que sur le discours formulé à ce sujet en l’an 325. La divinité dont il traite est de ce fait le produit d’une double réduction : entité théologico-métaphysique définie dans le contexte particulier du concile de Nicée, et soumise au prisme spécifique des méthodes scientifiques modernes. Cette divinité ne reflète donc que de manière partielle et arbitraire le Dieu du vécu des croyants. Aussi le lecteur peut-il, à juste titre, rester dubitatif face à la portée des démonstrations mathématiques exposant les difficultés de penser le monothéisme trinitaire ou la Création. Et il peut rester pareillement dubitatif face aux questions de reproduction ou de procréation soulevées à propos de la paternité de Dieu et de sa masculinité, ou encore face à la supposition d’un déficit chromosomique d’humanité du Fils de Dieu dans l’hypothèse d’une conception virginale de Jésus. Il s’interrogera également sur la pertinence du recours à la physique quantique pour explorer, sans même l’éclairage de la philosophie, l’opposition entre déterminisme et liberté. Par contre, s’agissant de la place de la planète terre et de l’homme dans le cosmos, l’édifice des croyances traditionnelles est forcément ébranlé par les données nouvelles relatives aux dimensions spatio-temporelles de l’univers et à la nature des processus biologiques (9). Cet appel aux lumières des sciences exactes est intéressant, mais ne saurait enclore le débat, et moins encore le clore (10).
Le recours aux sciences humaines pour traiter de la genèse des croyances chrétiennes et de l’Église s’avère moins problématique. S’agissant de la foi en Jésus, l’auteur insiste sur la distinction qu’il convient de faire entre croire à l’historicité des faits rapportés par les Écritures et adhérer aux idées professées par le prophète de Nazareth. Quand on sait que les Évangiles ont été rédigés plusieurs décennies après les événements relatés, et qu’ils l’ont été en fonction de considérations théologiques en partie divergentes et marquées par le contexte culturel de l’époque, la stricte historicité des faits apparaît assez secondaire (11). Au reste, les contradictions de la dogmatique paulinienne avec la simplicité évangélique de la prédication de Jésus avaient compliqué la situation dès le départ. D’où une nécessaire distance critique pour définir le contenu de la foi. À la suite de cet utile rappel des apports de l’exégèse historico-critique concernant Jésus, Jacquard examine, en invoquant l’histoire, les affirmations du Credo relatives à l’Église. Il relève, entre autres, que le christianisme – qui a produit le meilleur et le pire – a été profondément perverti, dans ses pratiques et jusque dans ses doctrines, par l’instrumentalisation politique qui en a été faite par les pouvoirs profanes et religieux à partir de l’époque constantinienne. Innombrables ont en effet été les crimes commis au nom de Dieu sous l’empire de la chrétienté. Somme toute, ce que l’on sait de Jésus est incertain sur nombre de points, et le passé de la religion chrétienne est loin de toujours témoigner en faveur du Dieu dont les Églises se réclament.
Une foi prophétique par delà le non-savoir
« Un champ de ruines » constate l’auteur du livre à propos du Credo de Nicée, mais ce n’est pas pour autant qu’il se détourne du christianisme, ou du moins de ce qui en constitue l’essentiel à ses yeux, c’est-à-dire du message de Jésus qui a traversé les siècles et suscité des prodiges de service et d’amour en dépit des multiples trahisons dont il a fait l’objet. Pour suivre les préceptes du Sermon sur la montagne, point n’est besoin en fin de compte, selon Jacquard, de savoir précisément qui est Dieu ni où il réside, de quelle nature a été l’éventuelle divinité de Jésus-Christ, ou de se soumettre aveuglément à quelque Église que ce soit. Ce qui seul importe est aussi simple que radicalement révolutionnaire et s’incarne dans l’action : vivre selon les Béatitudes et les paraboles, aimer jusqu’aux ennemis, pardonner même l’impardonnable, servir sans conditions et sans limites, promouvoir la communauté humaine en venant d’abord en aide aux plus humbles. On sait quels ont été, aux antipodes de l’inhumaine société ultralibérale actuellement régnante, les engagements humanistes et humanitaires d’Albert Jacquard : ils ont constitué la plus belle et la plus efficace signature de ses convictions (12). Une foi sans religion, ou par delà la religion ?
Se cantonner dans le périmètre scientifique imposait à Jacquard de se dire agnostique puisqu’il ne pouvait rien « savoir » des réalités non accessibles à la rationalité qu’il privilégiait. Soit, mais sa position était en réalité moins singulière qu’il ne paraît à première vue puisque tout croyant clairvoyant se trouve, au fond, à peu près pareillement dépourvu au niveau des assurances rationnelles. Croire ne s’identifie jamais à savoir, et l’homme qui opte pour la foi n’en reste pas moins agnostique d’une certaine façon : le non-savoir demeure, et l’inévitable doute qui l’accompagne n’épargne pas le croyant. En se déclarant « chrétien non croyant », Jacquard récusait avec une incontestable pertinence le dogmatisme qui caractérise la foi ordinaire ; mais, question cruciale, sa pratique n’a-t-elle pas surpassé l’agnosticisme théorique qu’il affichait ? Ne reconnaître comme réelle que la sphère qui peut être embrassée par la rationalité condamne à ne pas pouvoir connaître ce qui dépasse l’homme, à ignorer l’infini d’où lui viennent son souffle et la grâce d’être plus que lui-même, conscient et solidaire de ses semblables (13). Or l’adhésion militante de Jacquard au Sermon sur la montagne ne pouvait pas relever, au nom de ce qu’il appelait « lucidité » ou « réalisme », d’une injonction exclusivement rationnelle. Choix éthique porté par une inspiration prophétique que n’imposent pas les réalités immédiates, cette adhésion impliquait un saut par delà la seule raison – une sorte de foi (14).
La science ne peut pas trancher en matière de foi. Il n’est cependant pas nécessaire de se ranger dans le détail à l’argumentation de Jacquard pour partager ses conclusions que bien d’autres raisons imposent par ailleurs. Non, Dieu ne saurait être ce qui en a trop communément été dit et ce que les Églises continuent d’ordinaire à prêcher (15). Restent-ils nombreux, même au sein du clergé, les chrétiens qui peuvent aujourd’hui encore proclamer en toute sincérité qu’ils croient vraiment à l’existence surplombante, dans les cieux, d’un Père tout-puissant et omniscient (16), « consubstantiellement un avec son Fils unique » envoyé par lui sur terre pour une expiation sacrificielle des péchés de l’humanité (17), pareillement « un » avec le mystérieux Saint-Esprit qui a fécondé la Vierge Marie, gouvernant à sa guise l’univers qu’il a créé pour l’homme en même temps que pour sa propre gloire, accordant le salut éternel à une partie de ses créatures et infligeant une damnation non moins éternelle aux autres, etc. (18)? La question de Dieu ne s’épuise pas dans les formulations périmées du Credo de Nicée et, même d’après Jacquard, « Dieu vaut mieux » que les représentations qui circulent à son sujet (19). Il s’en suit que la religion et ses métaphores sont radicalement à repenser, à dépasser sous leur forme dogmatique. « La croyance en une toute-puissance à laquelle il suffirait de s’adresser pour orienter selon nos désirs le cours des événements est surtout un résidu de nos réflexes d’enfants (…). Devenir adulte, s’intégrer à la communauté humaine, nécessite de quitter cette attitude et de ne plus mêler Dieu à nos insuffisances. (20)»
Pourquoi donc ne pas essayer d’imaginer, dans la fidélité à l’essentiel, un nouvel avenir pour la foi, pour les croyants et les communautés ecclésiales, en délaissant les spéculations douteuses pour donner résolument la priorité aux tâches concrètes à accomplir dans le sillage de l’Évangile (21)? N’est-il pas urgent que se lève le jour où la foi se réinventera sur le terrain en libérant les croyants des doctrines du passé qui ne sont plus crédibles, en leur redonnant accès à la source originelle de la vérité et de la liberté évangéliques qui renforcera leur attachement au message de Jésus et les aidera à en réaliser les promesses ? Les Églises ont certes raison de relever qu’il n’y a pas de foi sans pratique ; mais ce n’est pas le dénombrement des pratiquants fréquentant les sanctuaires qui indique la vitalité de la foi, ce sont les engagements de ceux qui – messalisants ou non – pratiquent leur foi pour faire advenir la justice et la paix là où Dieu souffre parmi les hommes. Avec ou sans religion, le devenir du christianisme se jouera d’abord à travers la mise en œuvre du message subversif de la « bonne nouvelle » prophétique prêchée par Jésus de Nazareth – une révolution spirituelle et sociale toujours à reprendre (22).
Jean-Marie Kohler
Notes
(1) Révélateurs d’un mal systémique, les scandales sexuels survenus dans l’Église ont ébranlé les fidèles et gravement entaché l’image médiatique du catholicisme. Mais le délitement qui affecte de façon rampante le corpus doctrinal s’annonce encore bien plus lourd de conséquences à terme que ces scandales. Régis par les doctrines, l’agencement institutionnel et la liturgie révèlent de plus en plus leur inadéquation aux idéaux proclamés par l’Église en même temps qu’à la culture contemporaine ; le statut et les postures du clergé ne sont-ils pas, avec ce qui s’y rattache, la matrice du cléricalisme dénoncé par le pape François ? Pas de quoi désespérer cependant. Alors qu’une forme d’Église meurt, la foi chrétienne continue à accomplir des miracles sur les chemins qui mènent de nos multiples Golgotha vers l’avènement pascal d’un monde plus humain. La vitalité de cette foi ne se mesure pas au nombre des messalisants.
(2) Unifier le christianisme alors très divisé (notamment par l’arianisme) devait contribuer à affermir l’unité politique de l’empire romain que Constantin venait de rétablir après ses victoires sur les empereurs rivaux - sur Maxence en 312 au pont de Milvius près de Rome, et sur Licinius en 324 à Andrinople en Asie Mineure. Première ébauche du césaropapisme ? Jacquard présente comme suit le Credo qu’il analyse dans son livre : « Affirmations proclamées intangibles, car présentées comme venues de l’au-delà, (consignées dans) le Credo enseigné par l’Église tel qu’il a été rappelé sous le titre ‘Symbole des Apôtres‘, parallèlement au ‘Credo de Nicée-Constantinople’ adopté par le Concile de Nicée en 325, dans le ‘Catéchisme de l’Église Catholique’ publié en 1992. » in op. cit., p.19.
(3) L’ouvrage porte d’abord sur la foi catholique, mais le protestantisme est semblablement concerné par la critique du Credo de Nicée.
(4) Renforcée par la peur de la masse des fidèles face au vide que risque d’entraîner l’effondrement des croyances héritées, la crainte qui paralyse les instances ecclésiastiques a des causes souvent plus « sociopolitiques » que proprement religieuses.
Il est compréhensible que les tenants de l’agnosticisme ou de l'athéisme soient portés à reprocher aux croyants de se calfeutrer dans la foi pour échapper au spectre d’un monde sans Dieu et sans religion. Mais les agnostiques sont-ils tous « sans peur et sans reproche » ? D’aucuns, parmi eux, se réfugient également dans une situation de relatif confort : écarter la foi permet d’écarter du même coup les risques et les doutes qui accompagnent toute foi lucidement assumée. À qui, à quoi peut-on se fier ?
(5) Pierre Teilhard de Chardin, prêtre jésuite et scientifique réputé (paléontologue et théoricien de l’évolution), a été un précurseur dans ce domaine. Avant d’être finalement reconnu, il a longtemps été suspecté d’hérésie par le Vatican.
(6) Dieu ? p. 35.
(7) Ibid., p. 125.
(8) Ibid., p. 133.
(9) La mortalité, dont la fonction est essentielle en biologie, est présentée par l’Église comme liée au péché : « Selon les rédacteurs du nouveau catéchisme (1992), l’homme a été créé immortel ; il est devenu mortel par le péché ; par celui-ci ‘la mort a fait son entrée dans l’histoire de l’humanité’. De telles phrases ramènent la réflexion sur la condition humaine à un niveau préinfantile. » in op. cit., p. 123.
(10) La science peut-elle « révéler » en creux une image inédite de Dieu ? Jacquard écrit de façon assez inattendue et énigmatique : « Ne Lui attribuer ni le rôle de créateur ni la toute-puissance ne rapetisse pas Dieu ; cela permet au contraire à ceux qui cherchent une rencontre indicible de l’espérer avec plus de confiance. » in op. cit., p.78.
(11) Pour s’approprier les événements qui marquent leur existence, les hommes inventent diverses sortes de récits, des contes et des mythes. Ce qui est raconté n’est pas forcément vrai au sens d’une stricte conformité à ce qui est réellement arrivé, mais peut véhiculer des vérités qui sont porteuses de signification et de vie par delà la matérialité des faits historiques. L’interprétation de ces récits est elle-même évolutive comme tout ce qui est humain. Or les religions ont tendance à fixer ce qui les transcende dans des formulations fermées, à sacraliser leurs récits pour les transformer en foi réifiée sous couvert de Révélation divine.
(12) À propos du Sermon sur la montagne : « Malheureusement ce passage de l’Évangile est en contradiction radicale avec ce qui est à la base même de notre société occidentale : la compétition considérée comme source du dynamisme aussi bien individuel que collectif (…) – constamment s’efforcer de l’emporter sur l’autre. » in op. cit., p.119.
(13) Pourquoi faudrait-il, pour évaluer la portée de l’analyse de Jacquard, se cantonner dans le champ d’investigation circonscrit par lui ? De prodigieuses découvertes ont de fait été réalisées par les sciences (notamment neurophysiologiques et neurocognitives) dans les domaines du comportement amoureux, de la créativité artistique, de la vie religieuse, etc., mais rendent-elles compte de ce qu’est vraiment l’amour, du génie des poètes ou des musiciens, de l’expérience d’un infini qui nous habite et nous dépasse ? Rien ne permet d’affirmer que les sciences réussiront à tout expliquer un jour comme certains le prétendent – mais Jacquard n’a pas été de ceux-là.
(14) Il ne s’agit nullement de faire de Jacquard un croyant malgré lui. Le plus agnostique ou le plus athée des hommes peut, sans adhérer à quelque doctrine religieuse que ce soit, être plus vertueux que le plus fidèle des croyants… Mais il ne va pas toujours de soi de distinguer foi, agnosticisme et athéisme comme on croit pouvoir – bien à tort parfois – distinguer aisément le vrai et le faux. L’athéisme n’est pas toujours exempt d’idolâtrie, et la foi peut conduire le croyant à se déclarer « athée au nom de Dieu » pour signifier son rejet des faux dieux… Entre des termes apparemment contradictoires mêlant métaphysique et social – de quoi parle-t-on au juste ? – peuvent s’établir de fécondes tensions qui mènent au delà des identités chosifiées.
(15) De nombreux ecclésiastiques sont plus ou moins confusément conscients de l’inadéquation actuelle du Credo de Nicée ; d’où le florilège de nouvelles confessions de foi dans les communautés attentives à l’évolution culturelle en cours. Pour sa part, Jacquard rêvait d’un credo n’évoquant ni Fils, ni Seigneur, ni conception virginale, mais « mettant en évidence ce que le discours de Jésus a apporté d’inouï » in op. cit., p. 91 et 95.
(16) L’icône religieuse du Père est issue de l’organisation socioculturelle des anciennes sociétés patriarcales, à l’opposé des divinités féminines héritées des sociétés matriarcales primitives qui, elles, étaient davantage centrées sur la fécondité que sur le pouvoir.
Le fait que Jésus se soit adressé à Dieu comme à son « père » - allant même, audacieuse innovation, jusqu’à l’appeler abba en araméen, « papa » – exprime un rapport d’absolue confiance, mais n’implique aucune révélation dogmatique concernant une domination divine et, qui plus est, de nature masculine. Marqué par son milieu socioculturel et religieux et s’adressant à ce milieu en employant ses concepts usuels, il ne pouvait faire autrement. La prière du « Notre Père » continue d’en porter la trace, non sans poser question.
(17) Dans le sillage de certaines religions premières, c’est bien d’un horrible sacrifice humain qu’il est question. Le très populaire « Minuit, chrétiens » commémore la rédemption en ces termes : « C’est l’heure solennelle où l’Homme-Dieu descendit jusqu’à nous, pour effacer la tâche originelle et de son Père arrêter le courroux ». À la théologie de la sanglante expiation nécessaire pour arrêter le courroux du Père céleste offensé par la désobéissance d’Ève s’oppose l’intuition de la mort en Jésus-Christ du Dieu de la religiosité archaïque, la révélation du Dieu-Amour qui se livre aux hommes pour se partager. La seconde strophe du cantique de Noël cité esquisse cette perspective : « Le Rédempteur a brisé toute entrave : la terre est libre et le ciel est ouvert. Il voit un frère où n’était qu’un esclave ; l’amour unit ceux qu’enchaînait le fer ».
(18) Les milieux fondamentalistes et, plus généralement les milieux traditionnalistes, continuent à professer ces croyances. Mais coupés de la culture contemporaine, ils se condamnent à évoluer vers des formes sectaires et tentent d’entraîner l’Église dans cette direction qui est contraire aux valeurs essentielles du message évangélique.
(21) Une telle option correspond parfaitement à la veine prophétique de la Bible. Amos, entre autres, a vilipendé très durement les pratiques religieuses lorsqu’est ignorée la justice due aux plus vulnérables (Am, 5, 21-27). Et Jésus n’a pas fait la moindre allusion aux convictions et aux pratiques religieuses quand il a énuméré les critères qui présideront au Jugement dernier (Mt, 25, 31-46).
Est-il erroné d’interpréter dans cette optique les initiatives pastorales du pape François ? Le mouvement amorcé dans cette direction peut paraître bien timide au regard de la gravité et de l’urgence de la situation actuelle, mais les contraintes liées à la fonction papale ainsi qu’à l’environnement socioreligieux dominant sont désespérément écrasantes.
Il se raconte que lors de la prise de Constantinople par l’armée ottomane le 29 mai 1453, une assemblée de théologiens se consacrait à débattre fort doctement du sexe des anges - d’où l’expression « querelle byzantine »… Que de spéculations dérisoires aujourd’hui encore dans les Églises alors que rôde la mort en leur sein et à travers le monde !
(22) Il serait anachronique et indu de solliciter la pensée d’Albert Schweitzer à propos des positions d’Albert Jacquard sur le Credo. Mais il est à noter que le théologien protestant qui a été un remarquable précurseur de l’humanitaire s’est montré, lui aussi, très critique face au dogmatisme des Églises, et qu’il a opté pour l’action médicale au service des plus démunis en se détournant du classique prosélytisme missionnaire.
« Nous ne ressentons aucun besoin de nous accrocher à l’idée sophistiquée et indémontrable d’une Révélation », affirmait-t-il entre autres (sermon prononcé le 16 janvier 1910 à l’occasion du 50e anniversaire de l’Union du protestantisme libéral de Strasbourg, in Jacqueline Kohler, Divinement humain, l’Évangile prêché par Albert Schweitzer). Répondre à l’appel de Jésus à le suivre transcendait, à ses yeux, toutes les doctrines et toutes les spéculations théologiques et métaphysiques.
Les perspectives des théologies de la libération ouvrent, par divers aspects, sur le même horizon.
Usages et mésusages politiques de la religion
Article paru dans la revue Parvis n° 85, mars-avril 2018
Usages et mésusages politiques de la religion
Pour libérer ou pour soumettre
Le sacré est réputé puissant, et la puissance se prétend sacrée. Dès l’ère des cavernes, le religieux et le politique se sont conjugués. Pour faire face aux menaces pesant sur sa vie, l’homme a toujours cherché à se concilier la faveur de forces surnaturelles ou à se prémunir contre leur hostilité. Il a divinisé la nature, ses ancêtres et ses rois, et diabolisé les forces adverses. La puissance qu’il prête au sacré confère de fait des pouvoirs d’ordre social à ceux qui s’en revêtent. Ainsi le contrôle politique de l’espace et du temps, des ressources vitales et de la reproduction de l’autorité se renforce-t-il par la maîtrise religieuse. Des territoires de chasse de la préhistoire aux vastes empires de la modernité, et tout au long de cette évolution, le religieux et le politique se sont imbriqués et se sont souvent instrumentalisés réciproquement. Rapprochant ou discriminant et opposant les individus et les sociétés, ils ont déterminé les identités et le rapport aux autres, pour libérer ou pour soumettre.
La révolution universaliste du christianisme primitif
Tout en respectant la Torah en tant que Juif d’une exigeante piété, Jésus a privilégié la vision libératrice et universaliste des grands prophètes d’Israël. La Loi étant, selon lui, faite pour l’homme et non l’inverse, il a déclaré la justice et la bonté plus importants que les purifications, les prières, les sacrifices et le Temple. Résumant les critères du Jugement dernier sans faire la moindre allusion aux croyances ethno-religieuses et aux pratiques rituelles, il n’a retenu que l’aide apportée aux malheureux – à ceux qui ont faim et soif, qui manquent de vêtements, qui sont malades ou prisonniers, aux étrangers. Soucieux d’accueillir les exclus et de secourir les nécessiteux, Jésus n’a cependant pas conçu de projet à proprement parler politique : sa croyance en l’imminence de la fin des temps remettait l’avenir entre les mains de Dieu.
Mais l’apocalypse attendue ne s’est pas produite à la mort de Jésus, et les apôtres regroupés autour de Jacques n’osèrent pas de suite se démarquer du judaïsme. Il a fallu la fulgurante conversion de Paul pour expliciter la singularité de la foi chrétienne et pour propager jusqu’aux confins de l’empire romain cette folle espérance chargée d’enjeux politiques. À la prééminence élective d’une ethnie et à ses normes rituelles et sociales s’est substituée une perspective radicalement révolutionnaire dans le monde antique : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, ni circoncis ni incirconcis, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre, car tous ne font qu’un dans le Christ qui est tout en tout » (cf. lettres aux Corinthiens, aux Galates et aux Colossiens). Encore faut-il noter, pour éviter les anachronismes, que cette proclamation de l’égale dignité de tous les humains n’a pas débouché ipso facto sur sa mise en œuvre.
La dérive hégémonique de feu la chrétienté
« Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue » : ce raccourci formulé par Alfred Loisy suggère comment le projet évangélique s’est mué en aventure institutionnelle et politique. Les événements fondateurs les plus décisifs à cet égard furent la conversion de l’empereur Constantin et la convocation par lui du premier concile œcuménique en 325, puis la substitution officielle du christianisme au paganisme comme religion de l’empire sous Théodose en 380. Des initiatives politico-religieuses cruciales : le dogme trinitaire l’emporta alors sur la théologie unitaire d’Arius qui fut condamné comme hérétique, et l’Église s’attribua les temples païens épargnés par la destruction. Le politique avait besoin de la religion pour élargir et affermir sa suprématie, et les pouvoirs religieux avaient besoin de l’empire pour s’imposer. Pendant deux millénaires, l’histoire de l’Occident et de l’Orient chrétien s’est tissée à travers la collaboration et les antagonismes de ces pouvoirs, pour le meilleur et le pire.
La collusion entre religion et politique a permis aux instances dominantes de contrôler l’ensemble de la vie individuelle et collective. Au nom de la soumission à Dieu, tout devait en principe être soumis à l’Église, à ses doctrines et à ses intérêts. De type théocratique, ce système de pouvoir était intrinsèquement totalitaire, enclin à légitimer une hégémonie illimitée et une farouche hostilité à tout ce qui lui échappait. Menées de concert par les rois et les dirigeants ecclésiastiques sous couvert de servir la gloire de Dieu, les croisades illustrent de façon impressionnante le mépris que la chrétienté nourrissait à l’égard de ce qui se situait hors d’elle. La traite esclavagiste fournit un autre exemple de la cruelle inhumanité qui prévalait envers « les autres ». Et les entreprises missionnaires n’ont pas été exemptes, elles non plus, de présupposés et de pratiques ethnocentriques et racistes.
Les enjeux politiques de l’Évangile aujourd’hui
Se réclamant d’une divinité qui s’est identifiée aux victimes de la violence des hommes, l’Église n’a jamais complètement oublié que la nature subversive de l’Évangile commande de contester les puissants lorsqu’ils bafouent l’idéal d’une fraternité universelle d’abord attentive aux plus démunis. Du reste, elle aime à le rappeler par de solennelles déclarations. Mais, en pratique, la prudence l’incline – realpolitik oblige ! – à préserver sa séculaire entente avec les représentants de l’ordre social qu’elle a souvent contribué à installer ou à perpétuer. La révolution non violente qui, du temps de Paul, s’était répandue comme le feu dans l’empire romain est-elle donc définitivement éteinte ? Le christianisme est-il voué à s’étioler dans la cité comme dans les sanctuaires après avoir transmis son idéal éthique aux sociétés sécularisées (« liberté, égalité, fraternité » notamment) ?
Les récents scandales sexuels, financiers et autres qui ont terni l’image du clergé et du Vatican ont assurément nui à la crédibilité de l’Église. Mais le traditionalisme religieux et sa fréquente inféodation aux politiques conservatrices ont depuis longtemps enlisé le christianisme bien plus profondément. La sacralisation des doctrines, des rituels et de la moralité reçue a figé la vie religieuse dans des formes obsolètes qui paraissent de plus en plus dénuées de signification. En se dégageant de la tragique hantise de l’enfer et de l’obsession du salut individuel, l’homme contemporain s’est éloigné de la religion. Mais l’Évangile n’a pas perdu sa pertinence pour autant. Il serait cependant illusoire de s’imaginer que des réformes théologiques, liturgiques ou institutionnelles pourraient, par elles-mêmes, débloquer cette situation. Pour indispensable qu’il soit de produire un nouveau discours sur Dieu, de revisiter la christologie et l’ecclésiologie, de réformer les ministères, cela ne saurait suffire à replacer l’Église sur les chemins où se joue aujourd’hui réellement l’avenir de l’humanité.
La mondialisation de l’ultralibéralisme financiarisé ruine la nature et détruit l’humanité. Privilégiant la compétition et la rapine qu’induit l’avidité du profit, elle renforce les puissants, appauvrit et criminalise les petits, exacerbe les nationalismes populistes et xénophobes, favorise les courants sectaires, pousse à la violence sociale et aux guerres. Face à ces maux, une autre mondialisation s’impose. L’Évangile appelle d’audacieuses initiatives prophétiques pour transformer la société sous l’égide de la justice et de l’amour, pour l’humaniser au diapason d’une spiritualité qui transcende le cours immanent des choses, pour refléter le divin et l’éternel dans le présent. Un appel qui peut être entendu par delà toutes les frontières séparant les humains – telle est la véritable catholicité de l’Évangile : son universalité. Ce n’est pas d’une irréalisable utopie qu’il s’agit là, mais de combats spirituels, éthiques et politiques possibles et urgents. Aux antipodes des idéologies de la soumission, l’Évangile propose à tous les hommes de bonne volonté une voie de libération personnelle et communautaire, avec ou sans religion.
Jean-Marie Kohler
P.-S. Au terme de cette analyse critique, il s’impose de saluer la clairvoyance et le courage du pape François en matière d’économie politique et d’écologie. Mais, étant donné les pressions qu’exercent les milieux traditionalistes au sein des institutions ecclésiastiques, où va vraiment l’Église ?
Olivier Merle,
La Méduse, Chronique d’un naufrage annoncé,
Éditions de Fallois, Paris, 2017.
À la merci des privilégiés et de l’océan
Consacré à La Méduse naufragée en juin 1816 et à son tristement célèbre radeau peint par Théodore Géricault, ce nouveau roman d’Olivier Merle se lit comme les précédents, sans désemparer. La dramatique aventure dans laquelle l’auteur embarque ses lecteurs est rapportée avec autant de rigueur aux plans documentaire et maritime que de talent littéraire. Se référant au journal tenu à bord de la frégate par son ancêtre Charles Brédif, géologue missionné pour des prospections minières, l’auteur retrace de façon passionnante la navigation vers le Sénégal, l’échouage sur un banc de sable, et les suites de la catastrophe – le sauvetage prioritaire des personnes haut placées et l'ignoble abandon des autres.
Le déroulement des événements est minutieusement reconstitué, et la psychologie prêtée aux protagonistes de la tragédie s'impose comme si on les côtoyait. Mais il y a plus : au-delà de son historicité, le vécu particulier relaté dans ce roman dévoile des aspects universels du comportement des hommes et des sociétés. Envenimés par de banales mondanités, des antagonismes sociopolitiques ont mené La Méduse à sa perte, puis une féroce inhumanité a pris le relais de la médiocrité ordinaire. La vanité, l’injustice et la violence ravagent le monde. Et pourtant, la foi en l’humanité de l'homme, aussi imparfaite soit-elle, peut sauvegarder au milieu du pire ceux qui l'abritent en eux, et peut même entrouvrir un coin de ciel pour les autres.
Du "naufrage annoncé" à une tuerie annoncée
Les richesses de l’outre-mer et l’esclavagisme réinstauré par Napoléon alimentent l'espoir de profits considérables. Par mer clémente et accompagnée de trois autres navires, La Méduse fait route vers Saint-Louis du Sénégal pour y rétablir la colonie restituée à la France par l’Angleterre. Le capitaine Hugues Duroy de Chaumareys, aussi incompétent que frivole, se laisse circonvenir par un de ses amis embarqué comme passager civil, et opte pour un trajet barré par un haut fond. Des rancœurs issues de la Révolution, de l'Empire et de la Restauration gangrènent la vie à bord – nostalgie des gloires envolées, haines tenaces, multiples ambitions. Et, difficulté supplémentaire, une détestable ségrégation sépare les matelots et les soldats qui sont traités avec mépris et dureté, d’une catégorie privilégiée qui se compose des officiers de marine, des autorités civiles et militaires, de quelques savants et d’un groupe de pionniers coloniaux. Le drame était quasiment inévitable, et au « naufrage annoncé » a succédé, faute de place sur les embarcations de secours, une tuerie pareillement annoncée des laissés-pour-compte.
La chaloupe et les canots de la frégate sont d'office réservés aux autorités et autres passagers de rang supérieur (et même à quelques-unes de leurs malles !). Des quatre cents naufragés, cent cinquante sont entassés sur un radeau exigu construit à la hâte. Aux soldats s'ajoutent, sur ce radeau, les marins non indispensables sur la chaloupe et les canots, sous la direction d'un petit nombre d'officiers occupant avec leurs armes la place la moins exposée. Ils dériveront sans vivres et sans moyens de navigation au gré des vents et des marées, assaillis par les vagues. Une situation de crise absolue qui révélera la cruauté des forces primitives régissant ces hommes confinés dans la détresse. Bien que désarmés d'entrée par précaution, les soldats se révolteront et seront massacrés – un "sale boulot" considéré comme incontournable pour la survie de l'élite. Olivier Merle relate méticuleusement comment la soif, la faim et l'angoisse face à la mort ont mis en branle le monstrueux processus qui a mené au pillage, au carnage, au cannibalisme et au rejet à la mer des plus faibles. Une indépassable horreur à laquelle ne survécurent en fin de compte que quinze personnes !
Une bonté qui traverse le mal
Tout le monde avait les mains tachées de sang et le ciel vide ne répondait plus à aucune prière. La mort éliminait méthodiquement et avec une extrême brutalité les plus vulnérables au profit de la minorité dominante. Mais Olivier Merle montre aussi comment certaines personnes ont réussi à ne pas se laisser engloutir dans cet enfer. Ainsi, parmi d’autres, le lieutenant Jean Espiaux qui est retourné sur l’épave de La Méduse pour en ramener des naufragés abandonnés alors même que le radeau dont il avait la responsabilité était déjà surchargé, le capitaine Daniel Dupont qui ne s’est jamais départi de son attachement à ses pitoyables soldats, Jean-Daniel Coudein qui a entretenu jusqu’au bout une émouvante affection pour un petit mousse, Grillon du Bellay qui a émis la fulgurante et fort simple idée qui a permis d’interrompre l’hécatombe – "Les armes, il faut les jeter à la mer !" Admirables témoignages d’une bonté qui affronte le mal et transfigure le monde, et qui encourage à l’espérance en dépit des périls et des échecs !
Somme toute, l’atroce violence qui a submergé La Méduse pourra réveiller chez certains lecteurs d'effrayants cauchemars renvoyant à des traumatismes personnels – comment en sortir ? –, mais tous seront sensibles à la dimension sociale et politique du récit, et à sa portée éthique. Ce roman illustre les menaces qui pèsent sur l’ensemble des sociétés dès lors que des individus ou des groupes se sentent gravement menacés dans leur survie. La peur engendre la diabolisation de l'autre, la haine et le meurtre. Elle contribue puissamment à générer les exclusions, les assassinats et les génocides qui précipitent périodiquement les humains dans la barbarie. Une mystérieuse part d'humanité peut cependant subsister. Sans être des héros ou des saints et bien qu'étant eux-mêmes compromis, des femmes et des hommes arrivent à préserver les vertus de compassion et de solidarité qui sont source de fraternité, et à les mettre en œuvre contre la funeste emprise d’une prétendue fatalité.
Jean-Marie Kohler
Chronique et problématique de l’éméritat épiscopal
Recension du livre :
Les évêques émérites
Dans l’Église d’aujourd’hui, quel rôle pour les retraités de l’épiscopat ?
Mgr Joseph Doré, Bernard Xibaut,
La Nuée Bleue/Éditions du Quotidien, Strasbourg 2017
«Quand je dis que je suis évêque, les gens écarquillent les yeux (…),
quand je leur précise que je suis émérite, le regard s’éteint ! »
Mgr Maurice de Germiny (op. cit., p. 141)
Pour tout savoir sur les évêques retraités de France – avantageusement qualifiés d’émérites (hormis Mgr Jacques Gaillot qui, aux yeux du Vatican, a démérité… !) –, c’est ce livre qu’il faut lire ! Les deux tiers de ses 315 pages se composent de témoignages : une présentation circonstanciée des questionnements et des activités de Mgr Joseph Doré depuis qu’il a quitté le siège archiépiscopal de Strasbourg, et une suite de vingt-neuf contributions biographiques plus succinctes, rédigées par d’autres prélats ayant dirigé un ou plusieurs diocèses. Le dernier tiers du livre, étayé par de nombreux textes émanant du Magistère, est consacré à une « réflexion historique et théologique, canonique et pratique » portant sur le statut de l’épiscopat en général et sur celui des évêques émérites en particulier.
Les questions traitées dans l’ouvrage sont globalement nouvelles. Vaillant ou grabataire, l’évêque d’autrefois restait à la tête de son diocèse jusqu’à sa mort. Mais la décision prise par le pape Paul VI en 1966 de demander à tous les évêques de démissionner à l’âge de soixante-quinze ans s’est soldée par une croissance exponentielle du nombre des prélats retraités (qui surpassera à terme celui des évêques en activité), et par des problèmes inédits concernant leur insertion socioreligieuse. Comment peuvent-ils réussir à vivre heureux et à se rendre utiles après avoir quitté leurs fonctions, privés du prestige et des ressources qui s’y attachaient, et tout en gardant le statut issu de la consécration épiscopale ? Maints témoignages sont, en dépit des répétitions et de certaines longueurs, d’une belle richesse humaine et religieuse – à la mesure des engagements passés et actuels de leurs auteurs. Et même dans leur banalité parfois surprenante, les situations décrites sont instructives, ne serait-ce qu’aux niveaux psychologique et sociologique.
Les évêques retraités qui s’expriment dans ce livre sont unanimes pour relever les services qu’ils rendent encore à l’Église et l’importance de leur assiduité à la prière. À leur nouvelle place et selon leurs possibilités, presque tous tiennent à rester disponibles pour les célébrations liturgiques, la formation du clergé et des fidèles, et l’accompagnement spirituel – messes et autres sacrements, aumôneries, prédication de retraites et conférences, publications, etc. Des activités qui les maintiennent dans la sphère ecclésiastique où ils ont leurs habitudes, et qui renforcent leur conviction de continuer ainsi à œuvrer selon leur vocation spécifiquement épiscopale. L’humilité, voire même l’effacement, est cependant présentée comme une vertu à privilégier dans l’éméritat, et la solidarité avec le monde profane – notamment avec les autres retraités – n’est pas ignorée. Dans une société où beaucoup de pauvres gens n’ont jamais eu de visage ni de parole reconnus, Mgr Albert Rouet fait observer que l’évêque âgé a d’abord pour mission de « vivre l’espérance jusqu’au bout, en communion avec ceux et celles qui végètent sans espérance ».
Mais les témoignages présentés révèlent aussi que le passage à la retraite s’est avéré délicat pour certains évêques, voire douloureux. Bien des lecteurs seront sans doute tentés de sourire à l’évocation des embarras plus ou moins futiles qui ont assailli tel ou tel prélat au moment de quitter le palais et les fastes épiscopaux, lorsqu’il a subitement découvert en fin de carrière qu’il n’est qu’un homme ordinaire, peu ou prou contraint d’accepter la condition commune de retraité… Et d’aucuns seront choqués d’apprendre que plus d’un évêque émérite, encore sensible aux courbettes et aux flatteries qu’attirent la mitre et la crosse, s’avoue frustré de se retrouver relativement anonyme et dénué après avoir compté parmi les personnalités en vue dans l’Église et dans la société. Pourquoi ne pas compatir, cependant, à la pathétique solitude (souvent imaginaire) des évêques retraités les plus vulnérables que taraude l’angoisse d’avoir à se composer un nouveau visage pour survivre au dignitaire qu’ils ont été ?
Pour expliciter les enjeux fondamentaux de l’ouvrage, les auteurs plaident en conclusion la pertinence et l’efficacité qu’ils prêtent à la théologie de la sacramentalité épiscopale énoncée par le concile Vatican II – sans omettre de noter les avantages matériels et sociaux qui en découlent. Alors que tous les attributs du sacerdoce étaient octroyés à la totalité des prêtres durant des siècles – les évêques n’étant crédités en supplément que de pouvoirs juridictionnels –, l’affirmation conciliaire de la sacramentalité épiscopale a entraîné un changement de paradigme assimilé à une révolution copernicienne… ! Dans cette optique, seul l’évêque incarne pleinement le sacerdoce tel qu’il est censé avoir été voulu et institué par Jésus-Christ, collégialement partagé à travers le temps et l’espace à la faveur de la succession apostolique. Une suprématie légitimée par « une configuration au Christ Pasteur, Grand Prêtre et Prophète ». Les autres membres du clergé ne bénéficient dès lors plus que d’une position de collaborateurs subalternes.
***
Peut-être ne convient-il pas de s’interroger ici sur les impressions que laisse ce livre au lecteur n’appartenant pas au sérail ecclésiastique, et qui ne s’oblige pas à croire inspirée l’intégralité des productions magistérielles (assez variables au demeurant, et parfois contradictoires). On relèvera néanmoins combien les préoccupations qui sous-tendent l’ouvrage – les activités et les états d’âme des évêques retraités, en lien avec l’hypothétique postulat du suprême sacerdoce ontologique de l’épiscopat – paraissent éloignées des questions qui sont aujourd’hui cruciales au regard de l’Évangile pour la crédibilité et l’avenir du christianisme. La souffrance du monde est tellement plus tragique…, et elle appelle d’urgence des engagements si radicalement différents…
Au plan mondain, pourquoi donc ce dérisoire attachement aux titres et aux insignes honorifiques (des « Mgr » à foison, jusqu’à 24 sur la seule page 286 !) et aux prérogatives catégorielles (y compris pour les funérailles et le caveau proche de la cathèdre !) ? Ces distinctions sont, quelles que soient les justifications avancées, aux antipodes de l’Évangile qui a inspiré le « Pacte des catacombes » signé à la suite de Vatican II par l’archevêque Helder Camara et plusieurs dizaines d’évêques (cf. « Ne m’appelez plus Monseigneur ! » sur www.recherche-plurielle.net). Par ailleurs, doit-on admettre que le « Peuple de Dieu » (et notamment sa composante féminine), dont le sacerdoce baptismal est privé de réelle portée sociale, continue à être traité comme une catégorie mineure, exclue des instances décisionnelles de l’Église, et ce en dépit des avancées de Vatican II concernant le diaconat et le laïcat ? Enfin, pourquoi accorder autant d’importance aux normes canoniques qui, pour perpétuer en l’état l’Église Catholique Romaine sous le contrôle des « Excellences » ou des « Éminences » de la Curie et de « Sa Sainteté, le Souverain Pontife » (sic), émoussent la tranchante simplicité et la sublime créativité du message évangélique ?
Il est certes heureux que les évêques retraités, tout en apprenant à renoncer, continuent à servir l’Église. Mais, la crainte de gêner leurs successeurs et la force des choses font que leur activité s’inscrit d’ordinaire dans la continuité d’une Église passablement figée par la sacralisation de ses structures et de son idéologie – hiérarchisée outre mesure, sous domination masculine et gérontocratique, engluée dans des traditions dogmatiques et liturgiques obsolètes, quasi hermétique à l’anthropologie. Face à la gravité des défis, les plus intrépides des évêques émérites ne pourraient-ils pas, libérés des contraintes institutionnelles et s’appuyant sur une évaluation critique de leurs parcours personnels, contribuer avec plus d’audace et de passion à susciter l’élan prophétique dont l’Église a besoin pour témoigner de sa foi et servir le monde ? Ne pourraient-ils pas, au delà des initiatives ponctuelles opportunément prises par certains d’entre eux (dont Mgr Doré), se risquer à repenser les doctrines et les pratiques surannées en confrontant leurs réussites et leurs échecs passés à l’Évangile et aux terribles besoins de l’humanité contemporaine ? Un nouveau livre serait bienvenu pour en traiter : de nombreux chrétiens découragés par les impasses actuelles du catholicisme l’attendent.
Jean-Marie Kohler
P.S. Il ne serait pas inintéressant de distinguer, sur la base des caractéristiques rédactionnelles de l’ouvrage, les apports respectifs des deux coauteurs. D’une part une approche plutôt humaniste et théologique qui se veut attentive à l’environnement socioculturel de notre temps, et d’autre part une démarche essentiellement formaliste et normative, d’abord dictée par des visées ecclésiastiques.
S’il est probable que les contributions épiscopales présentées dans ce livre sont assez largement représentatives, il reste quand même une interrogation sur les positions de certains évêques émérites (encore valides) qui n’ont pas répondu à l’invitation qui leur a été adressée.
À PARAÎTRE DANS LA REVUE PARVIS – n° 80-81, mai 2017
Dossier intitulé : Le protestantisme, une éthique pour notre temps ?
Commémorer la Réforme :
célébration identitaire ou sursaut prophétique ?
Malgré les erreurs et les fautes commises par les Églises au cours des siècles, c’est d’abord à elles – à leur prédication et à leurs œuvres – que les croyants doivent leur connaissance de l’Évangile et leur attachement à cette Parole. L’oublier ou minimiser la médiation des institutions ecclésiales dans la transmission du message de Jésus serait injuste et susceptible de nuire à l’avenir de la foi. Mais les chrétiens doivent néanmoins s’interroger sérieusement sur la crédibilité passée et actuelle des institutions qui s’identifient à l’Église du Christ, et sur la pertinence des différentes doctrines qu’elles prêchent. Une exigence incontournable pour apprécier l’évolution contemporaine de ces institutions.
Dès ses origines, l’Église née dans le sillage de Jésus s’est diversifiée en se projetant de Jérusalem vers les nations, puis en s’incarnant vaille que vaille dans la culture et l’histoire des peuples christianisés. D’où l’inévitable et heureuse pluralité de ses visages, maintes contradictions et de douloureux déchirements. Cinq siècles après la séparation des Églises d’Orient et d’Occident, le christianisme a connu une seconde fracture religieuse et sociale majeure avec la Réforme protestante. Pourquoi ce drame ? Les défis lancés par les réformateurs ont-ils été relevés par leurs successeurs ? Où se situent aujourd’hui les enjeux des commémorations – dans l’autoglorification ou dans des perspectives prophétiques ?
Une protestation qui s’imposait
L’Évangile que l’Église devait annoncer a fini par se trouver enfoui sous les sédiments d’innombrables querelles théologico-philosophiques attisées par les intérêts profanes des puissants et des dirigeants ecclésiastiques. Tandis que le trafic des indulgences finançait la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre à Rome, le catholicisme officiel dérivait à la merci des séductions du pouvoir et de la gloire mondaine, régenté par un haut-clergé que ses privilèges et ses ambitions hégémoniques obnubilaient. Beaucoup de fidèles en souffraient et attendaient un changement. En interpelant l’Église au nom de l’Évangile, Martin Luther a voulu l’aider à se réformer, à redécouvrir sa voie dans les Écritures pour se libérer de ses convoitises et des imbroglios de la Tradition.
Mais, dans les faits, la Réforme a déclenché une véritable révolution en substituant l’inspiration du Saint Esprit à l’autorité du Magistère. Proclamer que chaque croyant est libre devant Dieu et devant les hommes impliquait en effet de cruciales révisions doctrinales et bouleversait les pratiques à la fois religieuses et politiques des communautés comme des fidèles. Émancipation des consciences à la faveur de la doctrine du sacerdoce universel des fidèles, large diffusion de l’ensemble des textes bibliques traduits en langue vernaculaire, drastique épuration des croyances dogmatiques et populaires, refonte de la liturgie dans un décor débarrassé du culte idolâtrique des reliques et de la statuaire, démocratisation des institutions, etc.
Obstination et enlisement
C’est par une fin de non recevoir que la papauté a répondu à l’interpellation protestante. Une occasion tragiquement manquée par le catholicisme ! Puis la Contre-Réforme s’est employée à consolider les doctrines et la discipline traditionnelles. Il s’en est suivi, outre un antiprotestantisme systématique, un repli et un autoritarisme rétrogrades qui se sont illustrés de façon particulièrement préjudiciable lors de la crise du modernisme. C’est seulement au concile Vatican II que l’Église catholique a vraiment pris conscience de la nécessité de s’ouvrir au monde contemporain pour être à même de lui proposer son message, et qu’elle a commencé à s’interroger sur elle-même et à se réinventer dans l’environnement sécularisé et plurireligieux de la modernité. Mais la résistance traditionaliste n’a pas cessé pour autant, et elle se développe de nouveau.
Du côté protestant, la mise en œuvre des principes fondateurs de la Réforme s’est avérée plus compliquée que leur proclamation du haut des chaires. Il a fallu composer avec des violences politiques contraires à l’Évangile, élaborer une nouvelle théologie et défendre les positions de la confession naissante au risque de la réifier, combattre les déviations au sein des communautés et entre elles, réorganiser les ministères pour assurer le culte et encadrer les fidèles, assumer les pesanteurs de la gestion paroissiale, etc. Le prophétisme initial s’est émoussé sans déboucher sur un christianisme donnant effectivement la primauté à l’Évangile sur l’ordinaire de la religion. D’où cette question : la nécessaire et féconde subversion du catholicisme s’est-elle donc soldée, malgré d’incontestables avancées, par une occasion également manquée par le protestantisme ?
Cinq siècles plus tard
Les Églises historiques, protestantes comme catholique, se vident et se délitent à peu près pareillement en Europe, et manifestent une semblable impuissance face à la déchristianisation. Diminution de l’attractivité du pastorat masculin et effondrement des vocations sacerdotales, abandon de la pratique dominicale et des sacrements, déclin de la catéchèse, érosion des organisations confessionnelles d’adultes et de jeunes, effacement de l’intelligentsia chrétienne, etc. Devant cette évolution que les poussées traditionalistes ne sauraient globalement inverser, les Églises en quête d’une nouvelle utilité sociale exploitent le patrimoine culturel légué par le christianisme en organisant des concerts, des expositions, des visites touristiques – et même des fêtes folkloriques... Mais rappeler la grandeur passée de la civilisation chrétienne ne témoigne pas ipso facto de la pertinence actuelle de l’Évangile.
Au reflux des Églises traditionnelles s’oppose le dynamisme des courants d’appellation évangélique chez les protestants et, dans une moindre mesure, de la mouvance charismatique chez les catholiques. Un dynamisme renforcé par l’angoisse que suscitent les mutations sociales et culturelles en cours. Ces minorités s’identifient volontiers au « petit reste d’Israël », promesse de salut au milieu de la débâcle, mais le rêve de les voir revivifier les anciennes Églises est problématique en Europe. Leurs tendances sectaires – fondamentalistes au plan théologique et conservatrices au plan sociétal – les cantonnent dans une position exculturée. La convergence de ces courants avec une lame de fond politique de type réactionnaire et populiste est cependant saluée par les milieux traditionalistes comme une chance sociologique pour sauver la foi et les institutions menacées – une collusion qui outrage l’Évangile.
Un enfermement difficile à rompre
En traversant la tourmente des siècles, les Églises se sont transformées en bastions : prisonnières de leurs doctrines, soucieuses de défendre ce qui reste de leur influence et de leurs biens, et gouvernées en conséquence – en lien, d’ordinaire, avec les forces sociales dominantes, alliées de longue date. Catholique ou protestantes, elles sacralisent leur passé pour assurer ce qui les fonde et légitimer leurs visées conservatrices. Mais la force ainsi engrangée finit par les affaiblir en les engluant dans leur héritage à l’écart du monde, et par rétrécir – jusqu’à le pervertir – le message prétendu évangélique qu’elles dispensent. Tant que les Églises privilégieront leur propre survie en l’état, elles se marginaliseront inexorablement. Pour renaître selon l’Évangile, il leur faudrait renoncer aux croyances et aux pratiques obsolètes qu’elles véhiculent, et admettre que l’identité chrétienne ne peut se perpétuer qu’en interaction créatrice avec son environnement social et culturel.
Que peut le mouvement œcuménique dans ce contexte ? Il a de fait contribué à désarmer l’hostilité entre les Églises et à rapprocher les fidèles en misant sur les valeurs et le bon sens partagés. À l’opposé de l’impératif arrogant et réducteur d’une unité politico-religieuse soumise à l’autorité vaticane, la diversité confessionnelle est désormais de plus en plus acceptée, et l’orthopraxie évangélique révèle ses vertus face aux intransigeances des orthodoxies. Mais ce mouvement butte sur ses limites congénitales : sur ses présupposés théologiques d’une part, trop ecclésiocentrés et trop dogmatiques, et sur les ambiguïtés d’une défense mutualisée d’intérêts matériels et politiques discutables d’autre part. Alors que l’avenir doit être imaginé par delà l’anachronisme des clivages anciens, les aspirations œcuméniques profondes des fidèles restent bridées par des stratégies de lobbying théologico-politique au service des institutions.
Oser l’Évangile à nouveau
L’Évangile est d’une radicale simplicité qui transcende les idéologies et les rituels. Son annonce ne va cependant jamais de soi. Jésus a payé de sa vie la contestation du système socioreligieux dominé par le Temple, par les prêtres jaloux de leurs pouvoirs et les docteurs de la Loi attachés à une lecture formaliste des Écritures. Et, après deux millénaires de christianisme, il faut encore affronter pareillement les maîtres de l’ordre religieux et profane pour récuser les prétentions abusives des instances ecclésiastiques et la cynique injustice des puissants. Aucune institution ne pouvant détenir « La Vérité », la recherche de Dieu oblige à quitter le confort des terres natales et des idéologies héritées, et à risquer l’espérance à travers les ténèbres de la croix pour cheminer vers l’aube pascale. Aux antipodes des commémorations passéistes et palliatives, l’humanisation du monde exige un revirement prophétique dans l’ensemble des Églises.
Désireux de s’affranchir des servitudes profanes et religieuses qui déshumanisent, chaque homme aspire au plus profond de lui-même à la paix et à la joie qui laissent entrevoir la plénitude qui est la source de toute vie : là se trouve le vrai lieu de la foi révélée par Jésus. Partant de là, de modestes croyants comme d’éminents théologiens ne craignent plus d’affronter les questions que les Églises ont tendance à occulter. Quel est, pour commencer, notre Dieu ? L’humanité éclairée a tourné la page du règne de l’archaïque monarque divin dont la toute-puissance commandait le cours de toute vie et de toute chose dans l’univers. Du même coup est tournée la page de l’obligatoire culte de glorification rendu à ce monarque imaginaire, ainsi que celle des supplications qu’il réclamait pour accorder un bienfait ou écarter une menace. Il en résulte que de vastes domaines des croyances et des pratiques chrétiennes sont à repenser et à rebâtir en rapport avec la culture et les savoirs actuels, avec la sécularisation, l’interreligieux et la mondialisation : interprétation des apports bibliques et patristiques, prière et partage communautaire, sacrements et ministères, éthique et engagements sociopolitiques, etc. (1)
En dépit de l’opposition des apôtres judaïsants repliés à Jérusalem, Paul s’était aventuré parmi les nations pour y prolonger le chemin ouvert par Jésus en inaugurant une révolution de la fraternité qui a embrasé le monde. À sa suite, les passionnés d’Évangile ont vocation à poursuivre ce combat – avec les institutions ecclésiales partout où c’est possible, sans elles en cas de rejet. Leurs engagements personnels et communautaires enfanteront ainsi, dans la fidélité à la foi reçue, l’Église hors les murs de demain, universelle hors de ses remparts. Le Sermon sur la montagne, les paraboles et le récit du Jugement dernier sont d’une fulgurance qui éclipse les obsessions doctrinales, liturgiques et disciplinaires. Ce ne sont pas les lieux de culte délaissés et autres vestiges ecclésiastiques qu’il faut préserver, c’est l’Évangile. Et, à ce titre, c’est l’humanité qu’il faut contribuer à sauvegarder, notamment dans ses périphéries les plus vulnérables – les personnes et les peuples méprisés et laissés pour compte. Jésus n’a-t-il pas relevé que les béatitudes germent et fleurissent mieux sur les terrains vagues que dans des pots ?
Jacqueline et Jean-Marie Kohler
En encadré :
« Personnellement, j’ai tendance à penser que la religion (traditionnelle) va mourir en Occident. Mais loin d’être pessimiste et de m’attrister, cette perspective m’inspire de la gratitude et décuple mon espérance. L’effacement des Églises sous leurs formes actuelles peut signifier qu’elles sont arrivées au terme de leur mission, que l’on peut et que l’on doit se réjouir de ce qu’elles ont globalement réussi à apporter au monde, et qu’il est heureux de les voir s’effacer pour laisser venir au jour de nouvelles formes de vie spirituelle à leur suite. Rien n’est jamais perdu dans l’économie mystérieuse de la création et de l’histoire : même les échecs peuvent constituer de prodigieux ensemencements. (…) L’Esprit n’est jamais à court de propositions novatrices. »
Olivier Abel, Professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Paris (Interview J.-M. K., in Parvis n° 53 - mars 2012)
Note
(1) Quel est, concrètement, l’itinéraire à suivre pour avancer vers l’horizon ainsi entrevu ? Question sensée, mais seule réponse possible : personne ni aucune institution ne peut définir par avance les chemins inédits de cette aventure. Il faudra imaginer et chercher à tâtons, comme s’y prend la vie elle-même, au risque d’imprévus déroutants et d’éventuels échecs. Dépasser les blocages des systèmes religieux en place pour que la Parole puisse susciter de nouveaux langages capables de la transmettre, et que les communautés fassent émerger les nouvelles institutions dont elles ont besoin. Se fier à Dieu : croire que la vie l’emportera sur toutes les morts.
L’hydre du nationalisme
Les avertissements d’Albert Schweitzer
Un ouvrage de 150 pages seulement, mais d’une grande portée éthique et politique : Albert Schweitzer, Psychopathologie du nationalisme (Texte établi, traduit et présenté par Jean-Paul Sorg), Éditions Arfuyen, Collection « La faute à Voltaire », Paris-Orbey, 2016. Rédigés à la veille et au début de la Première Guerre mondiale, les textes sélectionnés pour cette publication dissèquent les dérives nationalistes qui ont alors mis l’Europe à feu et à sang (1). Le monde a beaucoup évolué depuis, mais les passions humaines se perpétuent et la réflexion critique consacrée par Schweitzer à la logique mortifère des nationalismes reste largement pertinente. Comme le souligne Sorg dans la préface, la nation sacralisée sert de creuset à une sorte de totalitarisme religieux laïque qui asservit les hommes à un pouvoir qui les dévore. La raison nationaliste hypertrophiée, coupée du légitime attachement à la patrie, n’est que furieuse déraison et ferment de guerres (2).
Héritier des Lumières, Schweitzer estime que l’homme se caractérise d’abord par sa capacité d’accéder à la rationalité et de se comporter en conséquence. Humaniste chrétien, il est convaincu que l’humanité est originellement une et ne peut se développer qu’à la faveur de la solidarité qui lie ensemble tous les hommes. C’est en partant de ces postulats qu’il analyse les méfaits du nationalisme exclusif, et qu’il s’autorise à croire malgré tout à la possibilité d’un progrès vers plus de justice et de fraternité. Il s’agit pour lui d’un idéal non négociable. Mais Schweitzer observe que cette vision optimiste est contredite par des pratiques qui ruinent de plus en plus le crédit autrefois accordé à l’autorité universelle de la raison et aux valeurs morales. L’État et la religion ont, selon lui, fait faillite en privilégiant la puissance au détriment du service, les élites se sont adaptées à l’air du temps, la civilisation a été trahie et dégénère.
Pour Schweitzer, la Realpolitik qui s’est généralisée à la fin du XIXe siècle s’avère à terme plus suicidaire que réaliste, menant inéluctablement à de graves catastrophes. Au risque de compromettre son propre avenir, chaque État ne cherche plus que son intérêt immédiat et mobilise tous les moyens à sa disposition pour arriver à ses fins. Rejet des idées et des structures politiques et religieuses qui ont traditionnellement assuré le vivre-ensemble des peuples grâce à une culture populaire partagée. Le bien commun est sacrifié aux égoïsmes particuliers, et la violence remplace le droit et la diplomatie qui régulaient les relations internationales dans le passé. La raison universelle est sournoisement disqualifiée au bénéfice d’une raison tronquée et partiale qui, foncièrement cynique, recourt au mensonge et à la manipulation pour diaboliser les autres dans la conscience individuelle et collective. Présenter ces autres comme menaçants suscite la répulsion qui commande et justifie apparemment de les combattre. Mais quiconque déshumanise autrui se déshumanise lui-même et porte atteinte à l’humanité dans son ensemble.
Comment se libérer de l’emprise délétère du nationalisme que Schweitzer assimile à une gangrène, et de la multiple terreur qu’il sécrète ? Dès que ce mal parvient à s’enraciner dans une société en détruisant les valeurs anciennes, il prolifère et pervertit les formes d’organisation sociale et de culture en place, puis évince avec brutalité tout ce qui lui est étranger. D’où la nécessité d’un engagement radical à son encontre, d’une lutte à grande échelle et à long terme. Pour vaincre l’hydre nationaliste, il faut, d’après Schweitzer, une profonde conversion des mœurs arrimée à la raison et aux valeurs éthiques, seules à même de restaurer l’homme dans son universelle dignité. Mais quand la masse de la population est aliénée par l’hégémonie nationaliste, le combat contre cette barbarie ne peut être entrepris qu’au prix d’une puissante renaissance spirituelle impulsée par des personnes créatives et audacieuses, d’une lucidité et d’une résolution sans faille.
Après avoir débouché sur le nazisme et la Seconde Guerre mondiale entre autres, la pathologie nationaliste décrite par Schweitzer dénature aujourd’hui la mondialisation, abusant et broyant en premier lieu les plus déshérités. L’ultralibéralisme a brisé le mythe fondateur de la solidarité humaine et lui substitue de frénétiques égoïsmes catégoriels et nationaux. L’argent et le spectacle, la publicité et la propagande font la loi, les idéaux démocratiques et mondialistes se délitent. Partout pullulent les obsessions identitaires et les démagogies populistes qui, au nom d’un ordre chimérique, flattent de viles passions et conduisent à la peur, à la haine et au meurtre. De nouveaux messies surgissent, qui prêchent le mépris des miséreux, le racisme, l’homophobie, la misogynie, et l’exclusion des « autres » quels qu’ils soient. Mais l’espoir demeure : tant qu’il restera quelqu’un pour croire en l’homme - pour le respecter, le soigner et le défendre -, la raison et l’amour ne s’éteindront pas et pourront sauver le monde.
Jacqueline Kohler
Notes
(1) Textes mis en forme fin 1915, tirés des œuvres posthumes intitulées Wir Epigonen : Kultur und Kulturstaat.
Après ses études de théologie et de médecine, Schweitzer part avec sa femme au Gabon en 1913 pour y fonder un hôpital. Quand la guerre éclate, sa qualité de citoyen allemand lui vaut l’interdiction de pratiquer la médecine dans la colonie française. En 1917, le couple est renvoyé en France et interné dans des camps de prisonniers. Le futur attributaire du Prix Nobel de la Paix (1953) et adversaire emblématique des armes atomiques (Appel à Radio Oslo en 1957) a donc eu, très tôt, à souffrir personnellement de l’absurdité des dérives nationalistes qui compromettent les initiatives humanitaires.
(2) Nationalisme : « Courant de pensée qui exalte les caractères propres, les valeurs traditionnelles d'une nation considérée comme supérieure aux autres et qui s'accompagne de xénophobie et/ou de racisme et d'une volonté d'isolement économique et culturel. (…) Doctrine qui fonde son principe d'action sur ce courant de pensée, et qui subordonne tous les problèmes de politique intérieure et extérieure au développement, à la domination hégémonique de la nation. » (in TLFI : ATIL, CNRS et Université de Lorraine). Les aspirations nationalistes légitimes, notamment chez les peuples assujettis, donnent lieu à cette autre définition : « Doctrine, mouvement politique fondé sur la prise de conscience par une communauté de former une nation en raison des liens ethniques, sociaux, culturels qui unissent les membres de cette communauté et qui revendiquent le droit de former une nation autonome. » (ibid.).
De Jérusalem vers les Nations
Olivier Merle, Urbi et orbi, Éditions de Fallois, Paris 2016
Considéré comme le Messie d’Israël par ses disciples, Jésus de Nazareth devait revenir à Jérusalem dans la foulée de sa résurrection pour instaurer avec puissance et gloire le Royaume de Dieu au milieu du Peuple élu libéré de l’occupation romaine. Mais il n’est pas revenu et, désemparés, les disciples du crucifié se sont divisés sur ce qui restait à espérer. La plupart se regroupèrent autour de Jacques, frère de Jésus, pour continuer à attendre la Parousie dans une pieuse fidélité à la Loi mosaïque et au Temple. Du côté des Juifs hellénisés, l’apôtre Philippe et Barnabé, puis Paul de Tarse converti sur la route de Damas, se lancèrent résolument dans la mission de convertir au Christ leurs coreligionnaires de la dispersion et les nations païennes. Cependant que la communauté judéo-chrétienne de la Ville sainte s’étiola et finit par disparaître, les pagano-chrétiens ne cessèrent d’essaimer. À la suite de son précédent roman – « Le Fils de l’homme », chez le même éditeur –, Olivier Merle retrace l’improbable chemin parcouru par ces premiers chrétiens, et montre comment une secte strictement juive au départ a donné naissance à une religion universelle dans le sillage des anciens prophètes d’Israël et de Jésus.
Un ouvrage passionnant et d’une écriture plaisante, qui conjugue avec bonheur la créativité romanesque et – en dépit de quelques points discutables – une exigeante rigueur scientifique aux plans exégétique, historique et géographique. Le quotidien de l’époque et les voyages apostoliques à travers le bassin méditerranéen y sont minutieusement restitués, non sans pittoresque. Et les pionniers de l’Église primitive, portés par des fidélités socioreligieuses divergentes, apparaissent convaincants jusque dans les excès de religiosité légaliste ou mystique de leurs principaux dirigeants. Autre intérêt de ce roman : il soulève des questions de fond qui interrogent aujourd’hui encore les croyants à propos du contenu doctrinal de la foi chrétienne et des rites qu’elle comporte. Contrairement à une conviction souvent véhiculée par les Églises, le christianisme n’a pas été d’emblée et de façon définitive établi par Jésus-Christ lui-même. C’est à tâtons et à travers de graves conflits que l’Église des origines a imaginé et bâti son avenir, ses croyances et ses institutions, et s’est projetée au loin pour ne pas mourir dans son berceau à Jérusalem.
La circoncision, les interdits alimentaires et les règles de pureté énoncés dans le Lévitique ont, en particulier, fait l’objet de vives controverses entre les « nazoréens » – appellation des disciples de Jésus antérieure à l’invention du sobriquet « chrétien » dans la ville d’Antioche. Les plus intransigeants d’entre eux estimaient non négociable le respect de ces prescriptions constitutives de l’identité juive : nul ne pouvait, selon eux, devenir disciple de Jésus sans se soumettre à la Loi et se faire ainsi juif au préalable. À l’opposé, la théologie élaborée par Paul affirmait haut et fort que la foi dans le Christ et le baptême qui la ratifiait dispensaient les néophytes nés païens des obligations rituelles de la première Alliance – cet apôtre continuant, pour sa part, à honorer cette Alliance alors que d’autres juifs convertis la considéraient comme caduque. Le rejet progressif des chrétiens hors des synagogues a clairement mis en évidence le caractère crucial des enjeux religieux et sociaux de ces pratiques, et il s’est soldé par le divorce définitif entre chrétiens et juifs avec l’émergence du judaïsme rabbinique après la destruction du Temple par les Romains en l’an 70.
Que penser, aujourd’hui, des visions dont Paul prétendait tenir directement son Évangile sans avoir à se référer aux traditions rapportées par les témoins de la vie de Jésus ? Les célébrations eucharistiques, d’une importance déterminante dans l’histoire de l’Église, ont-elles vraiment évolué comme indiqué dans le roman – de l’anticipation du banquet de la Fin des temps, thème apocalyptique juif, à une transsubstantiation sans doute marquée par les religions à mystères, le pain et le vin étant transformés en corps et sang du Christ ? Et, question plus pragmatique, est-il pertinent de vouloir copier le prosélytisme des premiers chrétiens décrit dans ce roman, comme le prônent certains courants confessionnels, en proclamant telles quelles l’ensemble des doctrines prêchées au 1er siècle ? Le rappel de la prodigieuse créativité paulinienne invite à repenser et à réinventer la foi chrétienne et ses institutions en rapport avec la culture et à la dimension du monde contemporain. La Parole héritée ne peut en effet garder sa signification et sa force originelles qu’en étant sans cesse réincarnée parmi les hommes, redistribuée à nouveau, dans la fidélité à l’essentiel et selon l’inédit de la vie.
En conclusion, le retour sur la genèse du christianisme proposé par Olivier Merle suggère que, pour annoncer et vivre l’Évangile, il faut quitter les Villes saintes et les communautés qui se replient sur elles-mêmes au nom d’un radicalisme identitaire sacralisé et figé. Adieu Jérusalem ! Et adieu Rome quand elle s’affiche phare des vestiges de feu la chrétienté et bastion d’un catholicisme autocentré plus « romain » que « catholique » (au sens d’« universel ») ! À l’exemple de Paul et avec tous les passionnés d’Évangile dans les Églises et au-dehors, il faut aller plus loin…
Jean-Marie Kohler
La théologie subversive de Gabriel Vahanian
d’après Philippe Aubert
Gabriel Vahanian (1927-2012) a laissé une œuvre théologique originale et considérable qui est aussi méconnue en France que renommée outre-Atlantique. Ses écrits peuvent, il est vrai, sembler quasi hermétiques pour qui n’est pas à l’aise avec son imaginaire et son style, et certains d’entre eux sont particulièrement ardus par leur densité et leur abstraction, il reste que leur manque de notoriété en France est regrettable. D’où l’intérêt du livre que Philippe Aubert vient de consacrer à ce théologien : Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, collection Figures protestantes, Éditions Olivétan, Lyon 2016, 110 p. (1)
Après avoir suivi l’enseignement de Vahanian à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, Aubert a été de ses amis et se présente comme un de ses disciples. L’admiration qu’il a vouée à son maître a nourri la sympathie requise pour décrypter la multiple et poétique utopie de ce théologien atypique, et l’ouvrage né de cette proximité offre au lecteur des perspectives fulgurantes. Mais si la ferveur peut déplacer les montagnes, vulgariser en une centaine de pages l’étendue et la complexité des écrits de Vahanian – en lien, qui plus est, avec la culture et la théologie de son époque (2) – relevait d’un redoutable défi. C’est la parole qui donne sens à la réalité, certes, « c’est par le langage que le monde existe » dit Aubert (3), mais la magie du verbe suffit-elle pour éclairer les humbles et refaçonner le monde ?
Par-delà les frontières
Un survol biographique éclaire d’entrée l’itinéraire intellectuel et spirituel de Vahanian. Né à Marseille dans une modeste famille d’immigrés arméniens, il débute sa théologie à Paris, part aux États-Unis où il sera professeur à l’Université de Syracuse de 1958 à 1984, puis revient en France pour enseigner l’éthique à Strasbourg. Insatiable voyageur, il interroge les diverses cultures et les courants théologiques qu’il croise, persuadé que seuls le questionnement et les dépaysements permettent d’avancer. Au début de sa carrière, le frénétique « retour du religieux » mis en scène par l’évangélisme américain l’interpelle vivement – prometteuse renaissance ou fallacieuse dérive ? Pour quitter l’archaïque mythologie religieuse qui encombre le christianisme depuis des siècles, il analysera l’évolution des croyances et leurs traductions théologiques successives, et identifiera les paramètres de la foi qui correspondent selon lui aux réalités actuelles – la parole, la technique et l’utopie.
La foi ne pouvant s’inculturer qu’à l’épreuve du renouvellement incessant du monde, seule une théologie « iconoclaste » peut, selon Vahanian, témoigner de sa vitalité. Or la théologie établie, au lieu de se préoccuper du devenir des hommes, sacrifie la cause humaine en se soumettant en priorité aux visées et aux intérêts des institutions ecclésiastiques. Aveugle et frappée de psittacisme, elle s’avère incapable de comprendre les bouleversements contemporains et se contente de répéter les discours du passé, prisonnière de la christologie ontologique des premiers conciles et de la religion qui s’en est suivie (4). De plus en plus exculturées, les Églises historiques se décrédibilisent et se vident, entrainant la faillite du christianisme établi, cependant que la religiosité dégradée et protéiforme des mouvements évangéliques se répand et mystifie ses adeptes. Publié en 1961, le livre de Vahanian intitulé La mort de Dieu a constitué une percée prophétique.
« Dès le départ, Paul comprend qu’il n’est pas un répétiteur et que reprises telles quelles, les paroles de Jésus sont un patois de Canaan qui ne se comprend pas au-delà des rives du lac de Tibériade »(5) . Ce propos explique, en dépit de son outrance, pourquoi l’apôtre Paul a quitté Jérusalem pour penser la foi à la dimension du monde. Mais, au IVème siècle, la conversion de l’empereur Constantin a brisé l’élan premier et entraîné durablement des conséquences dramatiques pour l’avenir du christianisme. Aubert en résume l’issue en ces termes : « (L’Église) s’est complètement identifiée à la civilisation occidentale en se préoccupant plus souvent de sa puissance que de la gloire de Dieu. Le christianisme est devenu de fait la marque de fabrique de la culture occidentale et il est, pour le monde non chrétien, aussi inacceptable que le colonialisme. » (6) La foi étant perpétuelle création, elle doit aujourd’hui se projeter par-delà l’ordre symbolique périmé de la Tradition et par-delà le christianisme "embourgeoisé" hérité du XIXème siècle.
Aux antipodes des idolâtries
Dans un monde qui, d’après Vahanian, récuse toute transcendance au nom d’un immanentisme placé sous la gouverne de l’homme, Dieu est devenu inutile – « un simple accessoire culturel, à qui on fait dire ce qu’on veut » (7). L’homme a progressivement pris la place de Dieu à la faveur de la sécularisation qui s’est développée dans le sillage des Lumières. Un processus dont il faut prendre acte, mais au sein duquel se dessine un nouvel espace pour la foi. Dire Dieu aujourd’hui oblige à identifier les modalités inédites de sa présence et de son action dans l’environnement culturel d’une société sans Dieu. Pour cela, Vahanian revient au « Dieu tout autre » de la Bible. Cependant que ce Dieu surplombe la nature ainsi que l’histoire et les stratégies humaines, il se dévoile comme « Dieu pour les hommes » : non pas un absolu qui se suffit à lui-même, mais « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » qui s’est révélé en Jésus. Cette vision congédie toutes les figures idolâtriques de Dieu, à commencer par la traditionnelle déité ontologique dont l’en-soi serait accessible par la métaphysique. Et elle récuse toutes les idolâtries religieuses, qu’elles se réclament de la Bible, de l’Église, ou d’autres sources sacrées. En même temps, cette vision accorde à l’homme l’autonomie qui lui revient en tant qu’il est dépositaire de la parole et de la capacité créative que lui offre la technique – « expression de la vocation de l’homme telle qu’on la trouve dans la Bible » (8).
La première tâche de la théologie consiste donc, d’après Vahanian, à rejeter les faux dieux et les fausses croyances qui s’y rattachent, à contester sous toutes leurs formes « l’idolâtrie, la superstition, le dogmatisme, le légalisme et le fondamentalisme » (9), y compris les représentations idolâtriques de Jésus. L’héritage religieux, biblique et ecclésial, est à passer au crible au même titre que les idéologies contemporaines : « Toute tentative d’absolutisation des institutions humaines, politiques ou religieuses doit être dénoncée comme une forme d’idolâtrie. » (10) La Bible, Parole créatrice qui toujours se renouvelle à travers les interprétations qu’elle suscite, ne se réduit pas aux Écritures que la Tradition a réifiées en les déclarant sacrées – « L’Écriture s’accomplit par de nouvelles écritures. » (11) Quant à l’Église à laquelle Vahanian s’est toujours déclaré fidèle, elle se situe pour lui au-delà des crispations identitaires, et il affirme qu’il faut désormais « dépasser les frontières confessionnelles qui sont le fruit de l’histoire, mais qui aujourd’hui, face à l’ampleur du défi, ne sont plus justifiées » (12).
Humaniser et sanctifier le monde
À la fois inaccessible et proche, le Dieu biblique invite l’humanité à réaliser sa vocation qui est de devenir plus humaine selon la parole qu’elle tient de lui, et de parfaire la Création moyennant l’inventivité technologique qui est le second privilège qui la caractérise. Tout est possible en Dieu : Il n’y a pas de fatalité, et l’homme est à même de vaincre les déterminismes qui semblent l’enserrer. « Non pas changer de monde, mais changer le monde ! », telle est la devise de l’utopie chrétienne que Vahanian propose comme nouvel horizon. Une théologie portée par le langage et la technique, un engagement qui s’inscrit dans le culturel, le social et le politique sans pour autant s’y dissoudre, et qui confie au croyant la tâche de sanctifier le monde désormais désacralisé – à le rendre saint sans le resacraliser. Le Royaume de Dieu est à construire ici et maintenant, et la vie sur terre n’est pas à subordonner à une religion qui aliène l’homme en remettant son salut à plus tard, en le fascinant avec un invraisemblable lieu supranaturel situé ailleurs. À l’espoir d’un salut dans l’au-delà se substitue l’appel à transfigurer le monde présent - une opération « facilitée par la logique même de la technique » (13) qui, dans le contexte de la modernité, produit l’abondance et doit favoriser le partage et la démocratisation.
Pour bâtir sa théologie et l’éthique qu’il en déduit, Vahanian part des intuitions fondatrices du christianisme. Ainsi, « il n’y a plus ni juif, ni grec, ni maître, ni esclave, ni homme, ni femme… » : race, religion, classe et sexe sont dépassés dans le Christ. Enraciné dans la tradition prophétique d’Israël, l’universalisme du message paulinien a représenté une formidable révolution que Vahanian juge urgent de relancer : contestation radicale de l’ordre produit par les déterminismes de la nature et de l’histoire, et matrice d’un monde nouveau qui s’accomplit selon la Parole au profit de toute l’humanité. Chemin de crête, utopie engagée capable d’anticiper sans délai le Royaume sur cette terre dans la perspective d’un Christ qui advient dans le présent. Si la mondialisation en cours est menée avec discernement et respect, elle est à même, dans cette optique, de servir de vecteur particulièrement efficace pour cette évolution,
Devoir d’inventaire et suite
Somme toute, l’héritage théologique de Gabriel Vahanian présenté par Philippe Aubert séduit par sa radicalité et sa poétique. Mais, cousu d’interférences inattendues et de paradoxes, voire de contradictions parfois, il appelle un inventaire critique d’ordre à la fois sociologique, philosophique et théologique. Comment incarner l’utopie proposée dans une éthique et dans des comportements concrets réellement guidés par la conviction que « toute injustice humaine est une insulte à la justice de Dieu » (14) – par quels choix et quels combats sociopolitiques (15) ? S’il devait s’avérer que la « logique de la technique » n’est pas à la mesure du rôle quasi messianique que Vahanian a postulé avec une généreuse confiance, si elle asservit plus qu’elle ne contribue à une « transfiguration du monde en vue d’une justice plus équitable » (16), ne faudrait-il pas repenser l’utopie qu’il a conceptualisée autour de cette notion ?
Sur un autre plan, ne convient-il pas s’interroger plus avant sur le bien-fondé de l’antagonisme établi entre transcendance et immanence dans la modernité, et sur la dialectique qui préside aux processus d’inculturation de la foi ? Confronté aux menaces et aux drames qui frappent la planète, l’homme moderne a-t-il vraiment tort de rechigner à reconnaître en Dieu un souverain qui, préoccupé d’ériger la terre en « théâtre de sa gloire », attend les louanges de ses créatures ? S’agissant de la théologie biblique, ne doit-on pas se méfier des manipulations d’une herméneutique souvent arbitraire qui, elle aussi, en arrive à faire dire aux textes « tout ce qu’on veut » (17) ? Et, plus largement, peut-on encore admettre – comme à l’époque de Calvin – la prééminence absolue accordée par principe à l’anthropologie et à la théologie bibliques (18) ? Loin d’être inaudibles dans le « patois des rives du lac de Tibériade », les grandes intuitions de Jésus – les Béatitudes ou l’absolu du service, du pardon et de l’amour – ne peuvent-elles pas, telles quelles, faire vibrer tous les univers humains dans leur diversité anthropologique ?
Repenser à son tour l’héritage de Vahanian constitue une exigence inhérente à la pensée de ce théologien qui n’aimait ni les « répétiteurs » ni les thuriféraires. « C’est une pensée qui ne cherche pas systématiquement à démontrer ce qu’elle avance, mais qui incite le lecteur à prendre à son tour le chemin » (19) Notre christianisme a beau être le fruit du mariage conclu – pour le meilleur et pour le pire – entre Jérusalem, Athènes et – à ne pas oublier ! – Rome et l’Empire, la créativité divine et l’Évangile du Nazaréen ne se laissent pas enclore dans l’espace et le temps. La foi définie par Vahanian ne perçoit pas le Christ comme un fantôme du passé, héros et otage de l’Occident dit chrétien, mais comme l’avenir immédiat de l’homme et de l’humanité (20). S’il a fallu Paul pour interpréter le message de Jésus hors du monde juif – aux risques doctrinaux que comportait cette entreprise –, ne faut-il pas aujourd’hui – en acceptant des risques semblables – réinterpréter avec la même liberté Paul, Augustin, Thomas d’Aquin, Calvin, Vahanian et les autres ?
« La théologie n’a d’autres possibilités que d’opérer une révolution copernicienne qui ne se limite pas à l’invention plus ou moins réussie de nouveaux langages, mais passe par un changement complet de paradigme. » (21) Soit ! Mais comment conjuguer les fulgurances de Vahanian pour en faire émerger le nouveau paradigme et la théologie inédite apte à lui donner corps – une parole construite et responsable, sachant contester sans dévaster, et capable d’enfanter le monde dont rêve l’humanité depuis ses origines ? Quelles seront concrètement la force et la douceur de cet utopique Royaume (22) que nous avons vocation à instaurer, quelles seront sa juste justice universelle et sa consolante dimension d’éternité ? Que peut nous apprendre la mouvance évangélique qui, malgré ses ambiguïtés et ses dérapages, est très agissante auprès des laissés-pour-compte de plus en plus nombreux qui sont broyés par l’injustice et la violence des systèmes dominants ? Pour approfondir ces questions, nombre de lecteurs du livre d’Aubert apprécieraient un ouvrage plus conséquent de cet auteur sur la pensée de son maître et sur les perspectives pratiques qu’elle peut ouvrir dans le difficile environnement culturel et sociopolitique actuel ?
Jean-Marie Kohler
Notes
(1) Pour faciliter la lecture de ce livre, sa présentation mériterait d’être améliorée à l’occasion de sa future réédition – papier, typographie et mise en page. Le lecteur non averti aimerait également que certaines formulations trop énigmatiques pour lui – trop techniques ou trop condensées - soient élucidées.
(2) Le grand nombre de penseurs cités dans ce livre témoigne de la vaste culture théologique, littéraire et artistique de son auteur, mais leur prestigieux défilé ne profite vraiment qu’aux personnes informées et risque d’embrouiller bien des lecteurs moins bien lotis.
(3) Présentation du livre à la bibliothèque Bisey de Mulhouse le 14 juin 2016. En conférence comme en chaire, Aubert cultive le discours avec une rare efficacité en joignant le travail au talent – pouvoir et dangers de la séduction rhétorique…
(4) Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, p. 49 : Aubert évoque un « naufrage de la christologie des premiers conciles ».
Les citations données dans cet article sont de la plume de l’auteur du livre.
(5) Ibid. , p. 93.
(6) Ibid. , p. 48. Comment interpréter cette autre affirmation : « Vahanian a toujours insisté sur l’absence de conflit entre le christianisme et l’Occident » (ibid. , p. 64) ? De même que la théologie a servi de « chien de garde » à la Tradition (ibid.), l’Église a souvent joué le rôle de chien de garde de l’ordre établi.
(7) Ibid. , p. 44.
(8) Ibid. , p. 76.
(9) Ibid. , p. 48.
(10) Ibid. , p. 45.
(11) Ibid. , p. 58.
(12) Ibid. , p. 48.
(13) Ibid. , p. 74.
(15) Ibid. , p. 53.
16) Le lecteur a parfois l’impression d’une suspicion quelque peu conservatrice, voire réactionnaire, à l’égard des courants progressistes - de l’écologie ou du tiers-mondisme et des mouvements idéologiques et sociaux qui leur sont de près ou de loin associés -, voire même à l’égard du christianisme social et de la théologie de la libération.
(17) Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, p. 74.
C’est au niveau des rapports entre le symbolique et le réel que se joue une part cruciale des enjeux de la foi. « Le tombeau du dimanche de Pâques est vide, Jésus ne rend rien à la nature, pas même un cadavre. » (Ibid. , p. 104) – belle et impressionnante image assurément, mais la foi n’est fort heureusement pas rivée au sort physique du cadavre de Jésus.
(18) Ne faut-il pas, pour éviter la pétition de principe, s’expliquer sur le recours à « l’anthropologie biblique » et à « la théologie biblique » comme si cela allait de soi ? Ces expressions ne recouvrent-elles pas, forgées au fil d'une histoire bimillénaire marquée par une importante évolution sociale et culturelle, des anthropologies et des théologies assez diverses et parfois contradictoires ?
(19) Ibid., p. 67.
(20) Que penser, au regard de la théologie iconoclaste de Gabriel Vahanian, des présupposés qui ont inspiré la prédication donnée par le pasteur Philippe Aubert au Temple Saint-Paul le 15.11.15 à la suite des attentats islamistes commis à Paris ? Enregistrement audio
(21) Ibid. , p. 52.
(22) Quel poète trouvera mieux que ce terme usé et ambigu pour désigner la merveilleuse réalité que l’expression Royaume de Dieu donnait à espérer dans le cadre de la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus ?
La Bible et la foi en héritage ?
Il n’y a pas de foi chrétienne possible sans la Bible, puisque cette foi implique de se fier aux témoignages fondateurs rapportés par ce livre. Un patrimoine historique et symbolique d’une infinie richesse. Mais, paradoxe, au sublime se sont mêlés le contingent et le plus ordinaire dès les origines, et la portée des textes sacrés n’a pas cessé d’être manipulée par la suite. Maintes croyances véhiculées par les Écritures s’avèrent aujourd’hui problématiques, voire dénuées de toute crédibilité, et parfois même susceptibles de légitimer le pire. Au reste, beaucoup d’autres livres inspirés ont envahi nos vies. Quels sont, dans ce contexte, les enjeux de l’héritage biblique ?
La Bible, les Églises et le Saint Esprit
Tout en privilégiant les sacrements et les rites, la Tradition catholique a toujours professé que la Bible constitue la première référence de la foi et des pratiques chrétiennes. Les célébrations liturgiques ont continûment comporté de substantielles lectures bibliques, et les psaumes ont tramé la prière collective et personnelle des laïcs comme des clercs. Mais, réserve capitale, les instances ecclésiastiques se sont arrogé le droit d’exercer un strict contrôle de l’accès aux Écritures ainsi que le droit exclusif de les interpréter. Même si ces prérogatives se sont érodées, l’appropriation de la Bible par les fidèles de cette confession reste hésitante en dépit de l’importance accrue accordée à « la Parole de Dieu » par Vatican II, et l’autorité magistérielle prévaut encore.
La Réforme protestante a provoqué une double révolution dans ce domaine. Elle a proclamé que seule l’Écriture fait autorité, qui plus est dans son intégralité, et que les multiples apports charriés par la Tradition doivent par conséquent être radicalement relativisés – qu’ils soient dogmatiques, liturgiques ou canoniques. Autre innovation décisive, elle a individualisé la foi en promouvant la relation directe et personnelle de chaque croyant avec Dieu. Le plus modeste des fidèles doit pouvoir lire la Bible comme le plus érudit, et pouvoir l’interpréter selon ce que lui inspire l’Esprit Saint sans avoir à se conformer à quelque instance que ce soit. La lecture domestique de la Bible a cependant beaucoup fléchi au cours des dernières décennies.
Désacralisation et hypersacralisation
Alors que la religion et la théologie ont surplombé les connaissances jusqu’à l’aube des temps modernes en Occident, la pensée rationaliste stimulée par les Lumières a fini par supprimer cette hégémonie au profit des sciences et de la philosophie. Celles-ci ont imposé leur autonomie et induit un fractionnement des savoirs. Au monopole religieux exercé sous l’égide de la Bible s’est substituée une démarche profane diversifiée, hors des spéculations et des stratégies confessionnelles. Et avec la mondialisation, le pluralisme religieux et la sécularisation, le statut hors pair de la Bible s’est encore davantage relativisé en même temps que les vérités religieuses en général.
Cette évolution a profondément sapé les fondements, les pouvoirs et l’identité sociale des Églises. Du côté catholique, elle a suscité de rudes combats d’arrière-garde illustrés, entre autres, par les anathèmes prononcés contre la pensée moderniste. Le protestantisme a, quant à lui, très tôt développé de puissants mouvements piétistes axés sur les Écritures, qui se sont renforcés face à la modernité areligieuse ou antireligieuse. Les courants charismatiques et fondamentalistes actuels relèvent assez largement, dans le catholicisme comme chez les protestants, d’une dynamique similaire. Somme toute, la désacralisation de la Bible a provoqué par contrecoup son hypersacralisation, qui postule que ce livre exprime à la lettre « La Vérité » et « La Sainte Volonté » de Dieu.
« La Bible, toute la Bible et rien que la Bible » stricto sensu, au nom de Dieu, tel est le principe de salut que le courant évangélique oppose à tous les maux. Pour enrayer l’effondrement des idéologies et des structures héritées, ce courant met en œuvre un prosélytisme offensif axé sur la restauration des valeurs familiales, sociopolitiques et religieuses traditionnelles. De leur côté, taraudées par des préoccupations identitaires, les Églises classiques se laissent tenter par diverses formes de repli analogues, bibliques et autres, qui débouchent sur des doctrines intégristes et sur un moralisme obtus. L’ordre voulu par Dieu est censé avoir été promulgué au départ une fois pour toutes.
Parole créatrice et chemins d’humanisation
Couvrant près de deux millénaires de l’histoire ancienne d’Israël et du Moyen-Orient, les Écritures juives constituent une œuvre complexe par son contenu et ses formes littéraires, qui ne livre pas d’emblée sa signification transversale. Et bien que le Nouveau Testament ne porte que sur une courte période et qu’il ait été rédigé en quelques décennies, il est également composite – même pour ce qui est de la christologie. C’est pourquoi la Bible a de tout temps requis un délicat travail de décryptage, du Talmud aux Pères de l’Église et jusqu’à l’exégèse moderne. Il en ressort que les vérités accessibles aux hommes sont inévitablement historiques, et que c’est d’abord en tant que telles qu’il convient de les recevoir et de les interroger.
Comme l’anthropologie et la théologie bibliques sont à certains égards aussi anachroniques que la cosmologie des récits de la Création, les réponses apportées aux questions d’autrefois ne permettent pas de résoudre ipso facto les problèmes inédits d’aujourd’hui. Prêter une valeur absolue à des croyances issues d’une culture révolue condamne à d’insurmontables contradictions. L’archaïque omnipotence divine n’est, par exemple, plus crédible au regard de l’impuissance qui paraît aujourd’hui inhérente à l’amour qui est censé être le premier attribut de Dieu… Réifiée par son passé, « La Vérité » formulée hier est de fait éclipsée par une multitude d’interrogations nouvelles. La Bible a été et demeure certes un chemin de vérité, mais elle ne constitue pas le recueil exhaustif, unique et définitif de toutes les vérités. Ce livre n’enclot pas en lui-même la Parole initiale, universelle et permanente ; il n’en est qu’un reflet particulier.
La voie de l’humanisation qui mène vers l’horizon du divin ne remonte-t-elle pas, en amont d’Israël et du christianisme, à la plus lointaine préhistoire ? Des cavernes à l’ère numérique, l’homme n’a pas cessé de traverser la mort pour renaître, de quitter ses terres natales et leurs religions pour s’humaniser plus avant. Avec Abraham, Moïse et un certain Jésus de Nazareth, mais également avec d’innombrables autres pionniers, poètes et prophètes, partout et de tous temps. Il n’est pas pensable que Dieu n’ait pas accompagné tous les humains et tous les peuples dans leur cheminement vers lui. Dès lors n’est-ce qu’en s’incarnant à frais nouveaux dans l’histoire contemporaine que la Parole biblique peut demeurer vivante et vivifiante, qu’elle manifestera sa puissance créatrice et sa transcendance en éclairant les hommes par et par-delà les écrits qui la dévoilent.
Non, la foi chrétienne ne se réduit pas à un héritage concrétisé par un livre et ne se transmet pas par de simples conditionnements religieux. Elle se construit à travers la confiance en une Parole créatrice et libératrice reconnue comme divine, toujours à l’œuvre parmi les humains et de ce fait toujours nouvelle. L’éthique qui en découle l’emporte sur les spéculations métaphysiques et théologiques. À l’opposé des divinités qui privilégient les puissants, le Dieu de Jésus s’est identifié aux humbles et aux victimes de la brutalité du monde. Un renversement révolutionnaire des paradigmes religieux, unique dans l’histoire, qui subvertit et transfigure toutes les pratiques spirituelles et sociales. Le combat pour la justice et la paix, prioritairement au service des petits et des exclus, représente de fait l’exigence majeure de la foi biblique – de Moïse à Jésus en passant par les autres prophètes.
Jean-Marie Kohler
Pour le meilleur, au risque du pire
Que d’abnégation et d’amour vécus dans le sillage de la Parole transmise par les anciens prophètes d’Israël et par Jésus de Nazareth ! Dieu n’arrête pas de révéler ainsi son visage et son royaume. Tous les humains sont prédestinés à rejoindre la terre promise de l’éternelle tendresse divine, dès ici et maintenant, sans acception de religion.
Mais aussi, que de crimes commis au nom de l’élection, de l’alliance, et d’une terre prétendue réservée et sainte ! Que de tortures et de meurtres perpétrés à l’ombre de la croix du Christ - ignominieux sacrifice supposé nécessaire pour expier une hypothétique offense originelle ! Pureté identitaire, obsessions doctrinales, morales et rituelles, croisades politiques…
Le ciel invite à bénir plutôt qu’à condamner et à frapper. À briser les malédictions en pratiquant le pardon, le respect inconditionnel et l’amour de tous les humains. Le sermon sur la montagne et les sentences de mort énoncées dans le Lévitique ne renvoient pas à la même divinité. Aux antipodes des servitudes ethno-religieuses, la Bonne Nouvelle du Nazaréen annonce la libération de tous les asservissements par delà toutes les frontières.
En réalité, la Bible ne révèle Dieu qu’à la faveur d’une relecture exigeante et résolument engagée – critique, responsable face aux réalités présentes, et créative. La Parole inaugurale est un don du ciel, mais les chemins pour l’incarner parmi les hommes sont sans cesse à réinventer.
J.-M. K.
Pour mémoire : illustration
Ce n’est pas par lui-même que le voilier fend le vent et la mer,
c’est par la créativité humaine aux prises avec ces éléments.
Olivier Merle, Au crépuscule de Néandertal
Éditions de Fallois, Paris, 2014, 397 p., 18,50 euros
La question de l'Autre - dès les origines...
Ce roman incarne un superbe projet : éclairer la condition humaine en remontant aux lointaines origines de l’humanité, au mystérieux face-à-face entre l’homme de Néandertal et l’ancêtre de l’homme moderne. Mais l’entreprise était osée, ne serait-ce que pour deux raisons : la modicité des connaissances disponibles sur la culture de Néandertal et le défi littéraire de franchir un abyssal gouffre chronologique de 30 ou 40 000 ans.
Le cadre géographique est grandiose, et le déroulement romanesque captive l’imagination en dépit de certaines longueurs et de quelques étrangetés. Mais les lecteurs qui s’attendent à découvrir les humains de la préhistoire dans leur supposée primitivité originelle risquent d’être déçus, tant les personnages du roman sont proches de nous par leurs attitudes. En fait, ce roman d’Olivier Merle vise plus loin. Il illustre la difficulté, pour les individus et pour les sociétés, de cheminer vers leur humanité parmi et grâce aux autres, d’accéder aux valeurs qui constituent l’homme dans sa spécificité à travers sa multiple variété. Il met en scène les forces antagonistes qui, au niveau de l’altérité dans laquelle s’expriment et se transcendent nos différences, façonnent l’homme tout au long de son parcours d’humanisation. L’accueil et la bienveillance opposés à la peur, au rejet et au meurtre.
Les autochtones néandertaliens, surnommés « hommes-sans-front », ont été refoulés dans les montagnes par des hommes de type Cro-Magnon, les « faces-plates », qui se sont approprié les vastes plaines giboyeuses. Assimilés par les nouveaux venus à l’animalité au vu de leur faciès et de leurs apparences rustiques, ils sont d’une intelligence et d’une habileté comparables à celles des envahisseurs. Bien qu’ils fuient la violence, ils sont considérés par ces derniers comme redoutables et voués à être éradiqués. Dans ce contexte, le roman raconte les aventures d’un jeune chasseur « face-plate » qui, à l’occasion d’une épreuve initiatique, découvre les « hommes-sans-front », apprécie leur humanité et s’humanise à leur contact. Mais pourra-t-il, à son retour dans son clan, témoigner de l’humanité des autres et de ses propres progrès éthiques ?
Il est manifeste, hélas, que les descendants de l’homme de Cro-Magnon sont, depuis des millénaires, mus par des instincts de prédation et de conquête qui les poussent à accaparer, à dominer et à détruire. Mais l’homme de Néandertal avait-il les vertus que lui prête Olivier Merle quand il l’imagine harmonieusement intégré dans l’univers, menant une existence individuelle et sociale foncièrement libre, paisible et pacifique ? De la sexualité à la gestion des pouvoirs en passant par les relations domestiques, rêve d’un paradis perdu… Plutôt qu’une description des mœurs préhistoriques, ce roman constitue une prodigieuse épopée – riche, à ce titre, en contrastes comme en phénomènes improbables et fantastiques. Dhour, Mirha et Roag sont des héros mythiques, des passeurs en quête d’humanité, aux prises avec la nature, le mensonge et la violence des hommes. Adieu Néandertal ou espoir d’un changement de paradigme, voire d’une rédemption ?
Jean-Marie Kohler
Olivier Merle, Le Fils de l'Homme
Éditions de Fallois, Paris, 2015, 495 p., 22 euros
Jésus en amont de Jésus-Christ
Le parcours du prophète de Nazareth est raconté à travers une minutieuse reconstitution historique, moyennant une dramaturgie habile et un style alerte. Les faits évoqués sont de prime abord assez connus – banalisés par deux millénaires de christianisme –, mais le Jésus et les disciples dépeints dans ce roman peuvent surprendre même des connaisseurs avertis. Et la description de la première communauté chrétienne de Jérusalem – dont les désaccords ont revêtu des enjeux décisifs – est particulièrement instructive.
Accablé par l’iniquité régnante et l’occupation romaine, rêvant de justice et de paix, le petit peuple de Palestine attend fiévreusement l’avènement du Royaume de Dieu. Tandis que des activistes prônent la révolte armée, diverses sectes préconisent la radicalisation religieuse. Jésus, persuadé de l’imminence de la fin des temps, se tient à l’écart de ces extrêmes et exhorte ses auditeurs à se convertir pour hâter le jour du salut. Sont exigés une confiance absolue en la Providence, une bienveillance universelle et le service des exclus. Tout en condamnant le ritualisme, Jésus suit la Loi et fréquente les synagogues et le Temple. Mais, pour finir, sa critique du système religieux et des élites qui en profitent lui vaut d’être crucifié. L’apocalypse attendue ne se produit pas, et la petite communauté qui a survécu à cette tragédie peine à trouver sa voie. Se repliant sur l’héritage judaïque, le noyau formé autour de Jacques, le frère de Jésus, finit par disparaître cependant que les Juifs hellénisés se sentent appelés à diffuser l’Évangile parmi les nations.
Somme toute, le Jésus d’Olivier Merle semble refléter d’assez près le Jésus de l’histoire. Pour essayer de le cerner, l’auteur a éclairé son empathie de romancier par une approche scientifique des plus rigoureuses – notamment exégétique. S’il a ignoré certains récits comme la nativité ou la résurrection qui ont ultérieurement servi de fondements à la foi chrétienne, c’est parce que la crédibilité de son roman était à ce prix, en amont des constructions théologiques. On ne s’étonnera pas que cet ouvrage pose, avec un tel choix, plus de questions qu’il n’en résout… Mais le Jésus dépouillé qu’il présente a, de façon inattendue, ouvert les portes du Royaume annoncé. Malgré le dramatique échec du Golgotha et sous le signe de cette épreuve vécue dans la foi, la divine humanité du Nazaréen a dévoilé, pour toujours, un horizon lumineux au-delà des sombres chemins de la Palestine d’alors.
Olivier Merle offrira-t-il à ses lecteurs une suite avec l’apôtre Paul qui, grâce à sa fougue et à sa créativité théologique, a impulsé la fulgurante expansion transculturelle du christianisme ?
Jean-Marie Kohler
Le roman de la Bible d’après Christine Pedotti (1)
Un problématique retour aux sources
Surprenants hors de leur emballage religieux banalisé par les siècles, le meilleur et le pire de la Bible sont contés avec autant de verve que d’empathie, restitués dans leur contexte ethnologique, géographique et historique d’origine. L’ouvrage se lit effectivement comme un roman. Étrange impression de redécouvrir ainsi de très vieilles histoires maintes fois entendues, qui mettent en scène la tendresse et la dureté des hommes, notre sublime et triviale condition aux prises avec le ciel. L’incroyable épopée des premiers livres bibliques réécrits par Christine Pedotti laisse le lecteur à la fois fasciné et perplexe. Simple monument littéraire ou texte sacré révélant La Vérité au nom de Dieu ? Comment passer des prodiges du religieux archaïque à nos quêtes spirituelles d’aujourd’hui ? Est-il pensable que nous soyons les héritiers d’Abraham, l’« Araméen errant » qui a établi le monothéisme, de Moïse réputé pour avoir libéré son peuple de l’esclavage et instauré la Loi du Sinaï, et des innombrables autres héros du Premier Testament ? Où est notre terre promise et quel est notre dieu ?
Christine Pedotti se réfère, en exergue de son livre, à La Légende des siècles de Victor Hugo pour affirmer que les grands récits fondateurs de l’humanité ne sont « pas moins vrais » que les productions de l’histoire prétendue objective, elles aussi sous-tendues de conjectures. Cette intuition permet de croire que la trame narrative et la puissance poétique des Écritures dites saintes peuvent dévoiler, à travers les événements et les mythes qu’elles relatent, des vérités qui transcendent le vécu réel et ses métamorphoses imaginaires. Des vérités symboliques qui échappent non seulement au scalpel de l’analyse historico-critique comme aux autres instruments des sciences humaines, mais également à la mainmise religieuse qui les fige et les chosifie en les sacralisant sous la forme de doctrines immuables. Un horizon que nul ne peut atteindre, mais que dessine en filigrane la créativité des interprétations, des transpositions et des rêves que la Bible ne cesse de susciter pour que, de la lettre qui est son indispensable et modeste véhicule, jaillisse une parole capable d’alimenter et de transmettre la vie.
Pressentir un ordre de vérité en amont des récits et des assertions scripturaires ne dissout cependant pas les questions qui, stimulées par la vulgarisation biblique, bousculent les croyances traditionnelles. Quels messages privilégier ou, au contraire, délaisser ? Qui peut croire en cette divinité tribale et jalouse des Hébreux qui ne se préoccupait guère que de ses adorateurs et s’est accommodée de fort choquants stratagèmes ? Se peut-il qu’un dieu réputé plein de miséricorde se soit si souvent montré injuste et cruel ? Comment l’alliance exclusive conclue entre lui et les siens a-t-elle pu fonder ce qui a par la suite été présenté comme Parole intemporelle et universelle de Dieu, et qui continue à être acclamé comme tel dans nos églises ? La sacralisation de textes ethno-religieux n’induit-elle pas une instrumentalisation sociopolitique des croyances qui porte à méconnaître, d’une religion à l’autre et hors d’elles, le caractère sacré de toutes les valeurs authentiquement humaines ? Rendre la Bible aux consciences individuelles et collectives ne va pas sans problèmes…
Un héritage à repenser pour aujourd’hui
Avec de tels enjeux, la publication de Christine Pedotti constitue bien plus qu’une trouvaille éditoriale. Elle émerge à un carrefour crucial pour la foi : alors que celle-ci ne saurait survivre sans ses racines communautaires et personnelles, nous ne pouvons plus croire – et le monde ne croira plus – ce que nos pères ont cru en termes de dogmes et de normes morales. Dès lors s’avère-t-il incontournable de revisiter notre héritage religieux en vue de le repenser à frais nouveaux, en son fond et en rapport avec l’évolution des savoirs et des conceptions anthropologiques. Loin de se réduire à trier ce patrimoine pour préserver les croyances qui paraissent encore crédibles, ce travail exige des avancées audacieuses pour construire, en sauvegardant l’essentiel des vérités et des valeurs léguées par le passé, un nouvel univers symbolique significatif pour nos contemporains. La Terre promise se situe toujours au-delà du pays natal, et la fidélité mène à l’inédit – il faut se libérer et s’ouvrir, marcher et marcher encore, chercher et combattre.
L’aventure n’est pas anodine tant elle est radicale et bouleverse les doctrines et les pratiques établies. Il est, par exemple, incontestable que les visages contradictoires prêtés à Dieu dans la Bible nous renseignent plus sur l’homme que sur la divinité, et que c’est d’abord par l’absolue condamnation de toute forme d’idolâtrie que, de façon foncièrement indicible, Dieu s’est révélé dans les Écritures juives – sévère avertissement pour les religions ! D’autre part, s’il faut reconnaître que la Parole divine est inaccessible en elle-même et que la Révélation s’exprime à travers la production littéraire des Écritures plutôt qu’à travers les faits plus ou moins légendaires qu’elles rapportent, peut-être convient-il d’admettre que les transcriptions historiques de cette Parole sont multiples et toujours relatives, au sein de la tradition judéo-chrétienne et par ailleurs – invitation à un œcuménisme sans clôtures ! Enfin, si la lecture de la Bible ne prolonge et n’incarne pas la Parole créatrice et libératrice de Dieu, si le savoir qui en résulte n’engage pas à lutter pour la justice et la paix, cette lecture apparaît stérile et vaine au regard de nombreux préceptes bibliques – aussi religieuse soit-elle.
Il ne s’agit pas de revenir à une religion holistique qui prétend englober toute vérité, mais de repartir des commencements primordiaux qu’offre l’inspiration religieuse pour éclairer nos chemins vers l’ultime vérité qu’aucune Écriture ne peut contenir et que personne ne peut saisir. C’est pourquoi la considérable œuvre théologico-littéraire entamée par Christiane Pedotti dans ce roman de la Bible est précieuse. Les récits les plus prometteurs et les plus attendus par les chrétiens sont, dans cet ensemble biblique qui forme un tout, ceux relatifs aux prophètes d’Israël qui ont été les précurseurs de ce Jésus de Nazareth dont la vie et la mort ont éminemment incarné, selon eux, la Parole qui ouvre une part de ciel au cœur du monde.
Jean-Marie Kohler
Note
(1) La Bible racontée comme un roman, Christine Pedotti, XO Éditions, Paris, 2015, 349 p.
À noter : l’annexe qui fait suite à ce « grand roman des passions humaines » fournit un excellent survol des connaissances actuelles relatives à la formation des écrits bibliques.
À propos d’un plaidoyer de J. Doré pour le catholicisme (1)
Utilité et limites de l’apologétique (2)
Un besoin réel, mais circonscrit
La trilogie apologétique lancée en 2012 par les éditions Bayard sous la signature de Monseigneur Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg et doyen honoraire du Theologicum de l’Institut catholique de Paris, réconforte sans doute bien des catholiques ébranlés par l’évolution socioreligieuse actuelle. « Défense et illustration » du catholicisme en version vulgarisée, l’ouvrage intitulé Être catholique aujourd’hui – qui fait suite à Peut-on vraiment rester catholique ? – vise à réassurer la crédibilité rationnelle et historique des doctrines officielles de cette confession ainsi que le bien-fondé des pratiques qui s’y rattachent. La légitimité et la compétence de l’auteur sont notoires dans l’Église (cf. les titres mentionnés ci-dessus) ; l’argumentaire est très accessible, méthodique et serré ; les développements proposés reflètent deux millénaires de christianisme avec, à l’horizon, les espérances du pape François.
Ce plaidoyer pro domo suffit-il pour toucher, au-delà des fidèles traditionnels, la masse constamment croissante des catholiques de la périphérie – sans même parler de la multitude des personnes plus éloignées qui sont assoiffées de spiritualité ? Ou ne s’agit-il, en fin de compte, que d’apologétique palliative ? L’érosion de la pratique et de l’appartenance religieuses n’est-elle pas d’abord imputable au fait que l’Église continue à véhiculer maintes croyances qui s’avèrent extravagantes et contradictoires hors des périmètres confessionnels fortement conditionnés ?
Les causes du désamour
J. Doré relève à juste titre que l’identité catholique n’est pas statique par essence et n’induit aucun repli identitaire : elle est à la fois donnée et toujours à renouveler en lien avec l’extérieur. Mais, question cruciale, jusqu’où peuvent aller les mises en cause qu’appelle ce lien ? Dans un contexte soupçonné de christianophobie, l’insistance apportée à un prétendu mépris de la religion par la modernité risque de se prêter à une lecture et à une défensive de tendance sectaire. Or à lui seul le traitement médiatique des prises de position du pape François témoigne indéniablement de l’attente que suscite la moindre initiative des instances chrétiennes dès lors qu’elles annoncent et mettent en pratique l’Évangile dont elles se réclament. La dérision et l’hostilité envers la religion ne sont souvent, l’auteur en convient, que l’expression de la déception causée par la contradiction entre les valeurs affichées et les comportements de l’Église – celle-ci allant jusqu’à dénigrer elle-même ses prophètes…
Tout bien considéré, ce sont des problèmes plus déterminants d’ordre idéologique et structurel qui, en amont des dérives stigmatisées dans le livre tels la pédophilie de certains clercs ou les scandales survenus au Vatican, placent l’Église en porte-à-faux par rapport aux réalités contemporaines. L’identité catholique s’étant encombrée de beaucoup d’alluvions contingents et accessoires au fil des siècles, l’immuable sacralité de cet héritage apparaît aujourd’hui problématique. « Tout est à repenser » déclarait déjà le pape Paul VI, et ce travail est à peine commencé.
Fidélité et déchirements
Comme en écho au titre d’une recension du premier volet de la trilogie (Joseph Doré n’a peut-être pas dit son dernier mot (3) ), ce deuxième livre comporte dans sa conclusion cette phrase sibylline : « Le dernier mot n’est certes pas dit, et peut-être même est-il encore assez loin de l’être ! ». Dont acte ; mais le troisième ouvrage en préparation – sous l’intitulé provisoire Pour que demain vive pleinement l’Église de Jésus, le Christ de Dieu – sera-t-il davantage en mesure de répondre aux questions en suspens ? Les réformes en gestation permettront-elles à l’Église de se projeter par-delà l’orbite romaine sur une orbite véritablement « catholique », universelle selon l’Évangile ? Les réorientations « institutionnelles » et « comportementales » évoquées par J. Doré sont assurément d’une urgente nécessité pour la survie du catholicisme, mais parviendront-elles à traduire en paroles convaincantes et en engagements décisifs la vérité subversive de l’Évangile ?
On peut l’espérer, mais la confiance en Dieu n’oblige pas à donner un blanc-seing aux autorités ecclésiastiques. Incarner la foi dans la modernité exige une conversion déchirante qu’elles ne semblent pas prêtes à vraiment assumer. D’où l’inévitable tension entre la Parole originelle qui transcende la foi et les langages forcément passagers qui la transmettent, entre la souveraine liberté qu’instaure cette Parole et les incontournables institutions toujours relatives du vécu communautaire. La fidélité coule de sa source, mais elle ne peut s’épanouir qu’en contestant ce qui, en aval, la réifie.
La créativité de l’Évangile
Il faut libérer les croyants des idées religieuses surannées et rendre l’Évangile au monde. Sans fuir les questions et les bouleversements qu’elles peuvent induire. Que penser aujourd’hui de la croyance à un nécessaire « rachat » de l’humanité pécheresse par l’immolation de Jésus, des théologies sacrificielles et de la notion de salut qu’elles comportent ? Ne faut-il pas radicalement réinterpréter les miracles fondateurs de la tradition judéo-chrétienne pour en décrypter la signification et en redéfinir la portée ? Que vaut au regard de l’Évangile le juridisme qui enserre le sacerdoce, le mariage, et tant d’autres pratiques catholiques ? La recherche en théologie oblige à examiner à frais nouveaux de nombreuses questions cruciales en rapport avec leurs bases et implications anthropologiques – qu’il s’agisse des Écritures, des dogmes, des discours sur la divinité qui en sont tirés, ou plus couramment de la prière pour qu’elle soit digne à la fois de l’homme et de Dieu.(4)
Si, poussé par la passion pour le monde que rayonne l’Évangile, l’évêque théologien Joseph Doré veut être entendu hors des sanctuaires désormais de moins en moins fréquentés, il lui faudra se risquer plus loin dans les voies qu’il a ouvertes. C’est à la périphérie, voire hors les murs, que se construira la catholicité évangélique de demain qu’il espère : en réinterrogeant la foi à l’aune des savoirs actuels, en la confrontant à la créativité culturelle et aux enjeux éthico-politiques de notre temps, et moyennant une mise en œuvre effective de cette foi au service des humbles, de la justice et de la paix.(5)
Jean-Marie Kohler
Notes
1 Mgr Joseph Doré, Être catholique aujourd’hui, Dans l’Église du pape François, Bayard, 2014, 116 p., 12,90 euros.
2 Apologétique – définition donnée par l’Atilf : Partie de la théologie qui tend à défendre la religion contre les attaques dont elle est l'objet (« apologétique négative ») et à démontrer la vérité et la divinité du christianisme, pour aboutir ainsi au jugement de crédibilité, point de départ de l'adhésion par la foi (« apologétique constructive »).
Dans le contexte actuel de délitement des structures ecclésiales traditionnelles, l’apologétique a une fonction palliative. L’Église se doit d’accompagner ses ouailles fragilisées par la contestation de bien des croyances douteuses qu’elle leur a inculquées - et particulièrement les fidèles les plus vulnérables qui n’ont pas la capacité de se convertir à des vues nouvelles. D’où l’utilité d’une apologétique palliative pro domo. Mais pour être proposé par ailleurs selon sa vérité et sa force natives, l’Évangile exige une approche plus audacieuse.
3 Jean-Marie Kohler, in Témoignage chrétien, 20 mai 2013 ; en ligne sur le site www.recherche-plurielle.net in Perspectives théologiques, Bloc notes et ébauches
4 Comment aborder les graves problèmes soulevés par les travaux d’Israël Finkelstein, de Thomas Römer, ou de John Shelby Spong par exemple ? Et que retenir des nombreuses publications récentes portant sur Dieu, sur Jésus, ou sur l’Église – dont celles de Joseph Moingt, de José Arregi, ou de Jacques Musset entre autres ? Si les idées avancées dans ces ouvrages sont erronées, que cela soit établi et signalé ; sinon, qu’elles soient prises en compte et divulguées.
5 Les autres confessions chrétiennes sont confrontées à de semblables défis.
Le philosophe Olivier Abel, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, reste confiant face aux bouleversements en cours : « Personnellement, j’ai tendance à penser que la religion va mourir en Occident. Mais loin d’être pessimiste et de m’attrister, cette perspective m’inspire de la gratitude et décuple mon espérance. L’effacement des Églises sous leurs formes actuelles peut signifier qu’elles sont arrivées au terme de leur mission, que l’on peut et que l’on doit se réjouir de ce qu’elles ont globalement réussi à apporter au monde, et qu’il est heureux de les voir s’effacer pour laisser venir au jour de nouvelles formes de vie spirituelle à leur suite. Rien n’est jamais perdu dans l’économie mystérieuse de la création et de l’histoire : même les échecs peuvent constituer de prodigieux ensemencements. » Interview intitulée L’Évangile au rythme des hommes - La Parole demeure, les Églises passent, en ligne sur www.recherche-plurielle.net, in Perspectives théologiques, Bloc-notes et ébauches.
La créativité culturelle et le veau d’or
L’apparition de l’homme et l’aventure qui s’en est suivie ont donné lieu à un prodigieux foisonnement de créations culturelles qui identifient au plus haut niveau la spécificité du genre humain. L’inventeur des outils, des armes et du feu a conquis la parole et sa stature spirituelle. Il chante et danse, peint et sculpte, érige des monuments, affectionne la musique et les spectacles, écrit et se projette dans des univers symboliques qui expriment sa soif d’au-delà. Très imprégnée de magie et de religion à sa source, la culture s’est diversifiée au rythme des progrès techniques et de la complexification des sociétés, engendrant une multitude de civilisations distinctes. Au fil de l’histoire - des peintures rupestres aux productions contemporaines -, la culture a été investie d’importantes fonctions sociopolitiques pour consolider le vivre-ensemble en chaque lieu et chaque temps.
Avec la globalisation qu’opère le marché financiarisé, l’humanité se voit menacée par le raz de marée de l’ultralibéralisme qui engloutit les cultures particulières. L’évolution humaine devrait se parachever dans une posthumanité mondialement standardisée. Promu au rang de civilisation ultime, l’antique culte du veau d’or se métamorphose en une sorte de religion laïque universelle et obligatoire : hors d’elle, pas de salut ! La vie individuelle et collective s’asservit au règne de l’argent sous le signe d’un insatiable consumérisme paré d’oripeaux démocratiques (1). Privés de l’autonomie qui leur permettait d’assumer leurs fonctions propres, la culture et le pouvoir politique sont sommés de s’incliner devant la prétendue fatalité des déterminations économiques, et le processus menant à une monoculture mondiale s’autoalimente moyennant la progression exponentielle des technosciences boostées par la numérisation.
Pour généraliser à leur profit la marchandisation des activités humaines et imposer la configuration mentale que cela implique, les catégories sociales et les nations dominantes recourent à la manipulation publicitaire et à la propagande, aux pressions et à la violence – traités inégaux et guerres. Les rapports de force semblent jouer en leur faveur. Mais cette entreprise totalitaire a ses limites en raison du mépris qu’elle voue à l’humanité ainsi que sur le plan écologique, et elle peut être combattue. L’homme n’est pas condamné à renoncer à son héritage humaniste et à subir une mutation qui menace jusqu’à sa survie en tant qu’homme. Une autre forme de mondialisation est possible, qui mobilise aux quatre coins de la planète des hommes et des femmes résolus à promouvoir et à mettre en commun la diversité des cultures en vue de préserver et d’humaniser le monde.
C’est dans la relation à l’autre que l’homme découvre et enrichit son identité, en assure l’épanouissement sans renoncer à sa singularité. Et ce qui est vrai pour les personnes l’est aussi pour les peuples. Les métissages ont de tout temps permis de briser les enfermements et d’avancer de façon solidaire vers des horizons inédits. De fait, le respect de l’altérité et le pluralisme constituent l’unique voie pour incarner les idéaux universels dans la dignité, la justice et la paix. Mais, pour commencer, il est crucial d’assurer des conditions d’existence décentes à tous les êtres humains et à tous les peuples aujourd’hui marginalisés. Puis, en faisant appel aux technologies modernes des communications et des transports entre autres, il s’impose de repenser et de réorganiser les échanges culturels en misant sur les potentialités qui s’offrent en amont des processus de destruction en cours, et notamment sur les capacités de résistance et de créativité des cultures populaires.
De nombreux mythes fondateurs rappellent que la vie relève d’une dimension qui transcende l’homme et sauvegarde notre humanité dans la maison commune où s’abrite la richesse de nos différences. « Au début était la Parole », est-il écrit dans la Bible : une Parole inaccessible, mais qui se distribue parmi les humains pour s’incarner dans leurs créations particulières et passagères, et pour les transfigurer de manière à faire advenir un peu de ciel sur la terre. L’humble vécu quotidien, la moindre bienveillance et le moindre poème peuvent en témoigner comme la plus sublime des œuvres d’art, avec ou sans religion. Ayant pour vocation d’aider les hommes à vivre plus humainement, toutes les cultures doivent pouvoir prospérer sur leurs chemins singuliers pour converger vers un au-delà à la fois multiple et partagé.
Jean-Marie Kohler
Note
(1) L’évolution du marché de l’art est symptomatique de la dérive qui pervertit le domaine culturel livré à la spéculation financière. Renonçant à la quête du beau qui grandit l’homme et rend le monde plus habitable, l’art avant-gardiste de la postmodernité s’évalue selon le profit financier qu’il dégage, et ce en spéculant sur l’impact médiatique de la provocation et de l’exhibitionnisme. Cf. Une esthétique et un art de vivre dévoyés sur le site www.recherche-plurielle.net.
L'infini respect de G. Ringlet face à la mort
Gabriel Ringlet, « Vous me coucherez nu sur la terre nue », L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie Paris, Albin Michel, 2015, 251 p., 17 euros.
Comme en écho à son livre intitulé Ceci est ton corps, ce nouvel ouvrage de Gabriel Ringlet est à la fois un poème d'une suave sensualité et une réflexion exigeante sur la vie et la mort qui toujours s'entrelacent. Plein de saveur et de gravité, assumant la chair et l'âme qui forment ensemble notre identité personnelle et commune, il revêt une portée universelle tout en témoignant de façon unique de l'Évangile. Croire humblement et avec joie en l'homme et en l'infini qui le transcende ouvre à la connaissance la plus profonde, par-delà le savoir et ses limites. À travers un vécu souvent tragique, ces pages composent une ode enthousiaste à l'incarnation, à la vie, et à la résurrection qui l’emporte dès à présent sur la mort.
La question qui retiendra sans doute le plus l'attention des lecteurs et des critiques concerne l'euthanasie. Ringlet a eu le courage de l'aborder de face en assumant la souffrance liée à ce choix que la tradition interdit, et sans craindre les réactions des moralistes timorés ou traditionalistes. Sa sensibilité et son discernement en matière de fin de vie se sont nourris au fil d'une longue expérience partagée avec d'autres personnes compétentes et respectueuses de la dignité humaine. Lorsque la situation le commande, la raison et la compassion militent de concert pour la transgression que représente l’euthanasie - préférable à la sédation quand celle-ci n’est qu’une euthanasie déguisée. S’en remettre à la miséricorde du Dieu rédempteur ne lèse pas le Dieu créateur qui a dicté la loi. Très humaine et très chrétienne est également l’offre d'un rite de passage pour accompagner, avec leur entourage, celles et ceux qui partent ainsi. Qui reprochera à Gabriel Ringlet la sublime tendresse qui inspire cette approche nouvelle ?
Jean-Marie Kohler
Divinement humain,
l’Évangile prêché par Albert Schweitzer
vicaire à Saint-Nicolas de Strasbourg (1898 à 1913)
« L’Évangile est le plus simple et le plus profond des enseignements. (…) Mais pourquoi tant de monde, aujourd’hui, reste-t-il indifférent ou même réfractaire ? Et pourquoi tant d’autres, ayant en eux le besoin d’entendre quelqu’un leur parler des choses du royaume de Dieu, ne rencontrent-ils personne capable de les enseigner ? » (Sermon du 6 mai 1906)
Toujours les mêmes interrogations… Pourquoi les Églises sont-elles si sourdes au message de l’Évangile que des voix prophétiques ne cessent de rappeler, et si peu empressées à le mettre en pratique ? Pourquoi ce message est-il si couramment galvaudé dans les prédications, voire foncièrement défiguré ? Lancinantes questions que ravive, en notre temps où les Églises traditionnelles dépérissent, la lecture des sermons d’Albert Schweitzer qui viennent d’être publiés sous le titre L’Esprit et le Royaume (1) .
Vieux de plus d’un siècle, ces sermons restent - pour l’essentiel - pertinents comme s’ils venaient d’être écrits (2) . Leur souffle a sans doute libéré et édifié bien des fidèles, mais il n’a apparemment guère touché les Églises, prisonnières de leurs carcans dogmatiques et institutionnels. Un retour sur le passé à l’occasion de cette publication peut nous aider à imaginer et à incarner le christianisme de demain. Avec et par delà les Églises.
La première et ultime vérité
Traitant avec une lumineuse simplicité des questions fondamentales que l’humanité porte en elle depuis ses origines, ces sermons revêtent une portée universelle tout en se réclamant de l’héritage biblique, et plus particulièrement de Jésus de Nazareth. Il est significatif à cet égard que Schweitzer ait confié à un de ses amis, en 1908, qu’il se sentait « moins voué à la théologie qu’à la philosophie » - c’est-à-dire à une réflexion sans présupposés doctrinaux sur les soucis et les aspirations des hommes. Notre vie, nos espérances et nos joies, nos souffrances et la mort ont-elles un sens, ou ne sont-elles que l’écume d’une inexorable dérive de la nature vers le néant ?
La renommée mondiale du docteur de Lambaréné, emblématique précurseur de l’action humanitaire et lauréat du prix Nobel de la paix en 1952, a de fait éclipsé la figure que révèle ce livre - celle du pasteur qu’il a été à Strasbourg. Or les sermons du vicaire de Saint-Nicolas éclairent l’ensemble des combats qu’il a menés par la suite pour contribuer à rendre le monde plus humain. L’Esprit Saint « ne tombe pas du ciel » disait-il, mais habite au plus profond de notre humanité où il est à rechercher et à « conquérir » pour nous en imprégner et pour le rayonner. Dégagé des dogmes qui étouffent la pensée et le cœur, l’Évangile invite sans préalable de foi à respecter et à aimer toute vie, et en conséquence à secourir autant que possible tout être en difficulté. Tel a été en fin de compte, pour Schweitzer, le principal précepte laissé par Jésus, et l’unique connaissance sûre et indispensable.
« La seule connaissance qui ne passe pas est l’amour – et ce que nous savons de la vie c’est par l’amour que nous le savons. (…) L’amour suffit et relativise tout le reste. » (Sermon du 12 novembre 1905)
Une révolution des croyances
Devançant les idées de son époque, Schweitzer a développé une vision radicalement universaliste de la foi issue de l’Évangile. Un défi philosophique et éthique qui induit un bouleversement révolutionnaire de l’ordre religieux. S’il est vrai que Dieu n’appartient à aucune tradition religieuse et transcende les christianismes historiques comme les autres confessions, et si tous les humains ont pareillement vocation à être sauvés sous l’égide de l’Amour divin, chacune des grandes religions peut donner accès au salut et les prétentions exclusivistes des unes et des autres sont à abandonner.
Pour Schweitzer, le bon sens commun l’emportait sur les contradictions des spéculations théologiques. Il lui semblait inconcevable qu’un Dieu Amour puisse infliger d’atroces et éternelles souffrances à une partie de ses créatures, et il trouvait scandaleux que les Églises cultivent la crainte de l’enfer pour assujettir leurs fidèles. Suivre concrètement Jésus importait plus pour lui que de disserter sur la nature du Christ ou sur celle de Dieu. L’audacieux vicaire de Saint Nicolas n’a pas hésité, sur ces points et sur d’autres aussi importants que la Révélation, à prendre le contrepied des enseignements dispensés par les Écritures, les Pères de l’Église et les fondateurs de la Réforme.
« Nous ne ressentons nul besoin de nous accrocher à l’idée sophistiquée et indémontrable d’une Révélation, car nous croyons que le révélé nous vient des profondeurs de la simple pensée et de la sensibilité, nous croyons qu’à ces profondeurs l’âme humaine plonge dans l’Esprit infini et qu’elle en est transie, nous croyons donc que la pensée humaine peut toucher aux profondeurs de l’être, sans révélation particulière. » (Sermon du 16 janvier 1910)
Schweitzer avait la ferme conviction que l’Esprit de Dieu n’est captif d’aucun écrit, et il insistait sur le fait que le christianisme est la seule grande religion qu’aucun texte sacré ne fige. Contrairement à d’autres fondateurs de religion, Jésus n’a rien écrit et son message ne peut s’accomplir qu’en évoluant. Son Esprit continue à intervenir dans le monde pour le renouveler sans cesse à la faveur d’une Pentecôte permanente, et les Églises qui se réclament de lui ne sauraient lui être fidèles que dans cette voie. Une perspective qui a inspiré à Schweitzer de sublimes envolées mystiques laissant entrevoir l’homme et l’immensité de l’univers transfigurés par le feu de l’Esprit.
« Le devenir-homme de Dieu ne s’est pas uniquement produit en notre Seigneur Jésus, il se répète infiniment en ces hommes dans la vie desquels l’étincelle de son Esprit prend feu. Le processus du devenir-homme de Dieu, c’est l’histoire même du monde et c’est l’histoire, accomplissement ou échec, de chacun d’entre nous. (…) Ainsi représentons-nous chaque vie humaine comme un monde dans l’infini des mondes qui font l’univers, non pas visible, mais l’invisible. » (Sermon du 6 décembre 1903)
Cette liberté de pensée a suscité des suspicions et des conflits. Mais Schweitzer se sentait tellement redevable de l’héritage transmis par les Églises - malgré leurs infidélités -, qu’il a tenu à le repenser à frais nouveaux pour en assurer la crédibilité et l’avenir. Son maître-mot : se fier à l’Esprit qui a conduit Jésus, au souffle de vie qui sauvegarde les hommes au fil des réalités qu’ils traversent, quelles que soient leurs croyances religieuses. Conscient de l’importance de la tradition, ii appréciait les efforts faits dans le passé pour formuler la foi chrétienne - à l’occasion des conciles par exemple -, mais il refusait le piège des énoncés dogmatiques devenus abscons, et cherchait à dire Dieu et l’homme dans l’inédit du présent.
Combattre pour humaniser le monde
Tout en s’inscrivant dans le contexte social, économique et politique actuel, le Royaume prêché par Schweitzer s’identifiait au règne de justice et de paix annoncé par les prophètes d’Israël et par l’Évangile. Un Royaume auquel aspire profondément et depuis toujours le cœur humain à travers la plupart des religions et hors d’elles - et en particulier le cœur des hommes les plus déshérités. Mais Schweitzer considérait que cette espérance doit être spiritualisée en étant débarrassée des croyances apocalyptiques qui furent partagées par Jésus et par les premiers chrétiens, puis réinterprétées par les Églises selon leurs propres idées et intérêts.
Non seulement la fin du monde n’apparaît plus imminente et n’est plus attendue par nos contemporains, mais Schweitzer estimait illusoire d’espérer l’avènement d’un ordre mondial conforme à la volonté divine ou, en version sécularisée, à des utopies terrestres nouvelles ou de remplacement. Il n’y aura ni apocalypse ni Grand Soir. Ce n’est, d’après lui, que là où des personnes s’engagent corps et âme pour humaniser le monde qu’advient, même à leur insu, le Royaume de Dieu - aux antipodes des fondamentalismes réactionnaires des religions et des mirages politiques totalitaires. Pour le reste, il faut vivre dans la société et dans les Églises telles qu’elles sont, en se battant contre le mal sans juger autrui, de manière à anticiper avec résolution et douceur ce Royaume déjà là et toujours à bâtir.
« La volonté de justice, le sens de l’humain et l’exigence de vérité forment ensemble le fondement du Royaume de Dieu ou, autre image, ils en sont comme l’eau souterraine, invisible, et pourtant répandue partout. Si cette nappe phréatique disparaissait, les rivières et les fleuves se tariraient rapidement. » (Sermon du 12 mars 1911)
Sans craindre de s’engager dans les enjeux politiques, Schweitzer stigmatisait avec vigueur l’égoïsme et la violence des puissants, et l’iniquité des systèmes dominants - notamment la rapine coloniale se perpétrant sous le couvert de visées civilisatrices, et les délires guerriers attisés par un patriotisme perverti. Au nom de l’Évangile, il dénonçait l’idéologie qui prône la résignation face aux rapports de force et face à une évolution sociale perçue comme une fatalité. Les Béatitudes constituaient pour lui un idéal à mettre en pratique jour après jour, dans le sillage de Jésus qui en a témoigné au prix de sa vie, avec joie malgré les épreuves frappant ceux qui ne se soumettent pas à la logique du monde.
Se fier à l’Esprit qui porte la vie
Le croyant non averti se trouvera sans doute déconcerté par divers passages de ces sermons. Substituer une éthique de terrain, aussi évangélique soit-elle, aux somptueuses métaphysiques religieuses édifiées par les Églises au cours des siècles, n’est-ce pas risquer un saut dans le vide ? L’inspecteur ecclésiastique Michel Knittel n’avait-il pas raison de mettre en garde le jeune Schweitzer - comme le rapporte la remarquable introduction rédigée par Jean-Paul Sorg pour ces sermons - contre des dérives jugées « panthéistes » ? Et Schweitzer n’était-il pas présomptueux de s’autoriser, dans une lettre à son amie Hélène Bresslau, à passer pour « hérétique » si nécessaire ?
De fait, nombre de faux savoirs qui étayent de fausses croyances s’effondrent devant les perspectives ouvertes par ce livre, et bien des frontières qui protègent nos superficielles et incertaines certitudes habituelles s’estompent. Mais ce dépouillement permet de mieux se mettre au diapason de l’Esprit qui, selon Schweitzer, agit au plus intime des hommes pour les inciter à humaniser et à diviniser leur propre devenir et celui du monde. Au plan communautaire, il est indispensable que les Églises, « conformistes » et « fonctionnarisées » au dire de Schweitzer, renoncent à l’ordre sacralisé qu’elles présentent comme immuable alors que tout change, et qu’elles reviennent à l’Évangile pour servir les hommes.
« Il paraît de plus en plus évident que nos Églises, telles qu’elles sont, ne peuvent susciter une vie authentique, qu’elles ne le pourront que le jour où leurs formes se briseront, où les paroisses deviendront de vraies communautés, où les fonctions s’effaceront pour faire place à des engagements et à des pratiques enthousiastes, où donc toutes ces forces qui ont été enchaînées seront libérées . » (Sermon du 11 juin 1905).
Babylone, Ninive et Rome sont tombées en ruines, mais l’Évangile a survécu aux empires, constatait Schweitzer. Pour vivre la Bonne Nouvelle du Royaume et en témoigner, il ne suffit pas de prêcher, ni de louer Dieu ou de le prier. Il faut agir selon l’amour prescrit par Jésus, car tranchant est le critère qui préside sans la moindre considération religieuse au « Jugement dernier » qui nous juge dès à présent : « Ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. (…) Et ce que vous n’avez pas fait à un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » (Mt 25, 40-46). C’est à cette aune que l’Évangile libérateur annoncé par le prophète de Nazareth peut déplacer des montagnes en chacun de nous et jusque dans la société, et faire advenir sur terre une part de ciel.
Jacqueline Kohler
Notes
1. L’Esprit et le Royaume, Albert Schweitzer, traduit de l’allemand par Jean-Paul Sorg, Arfuyen, Paris-Orbey, 2015.
Donnés dans l’église luthérienne Saint-Nicolas de Strasbourg (sauf un à Gunsbach), la moitié des trente sermons qui composent ce livre portent sur le Royaume de Dieu, l’autre moitié sur le thème de l’Esprit.
Cet article résume les échanges intervenus autour de ce livre au sein d’un petit groupe de lecteurs – à poursuivre ici ou là…
2. Les termes bibliques employés par Schweitzer pour désigner Dieu et son règne ou le Christ Jésus - comme "Seigneur" et "Royaume" entre autres - peuvent paraître obsolètes dans l’environnement sociopolitique et culturel d’aujourd’hui, mais leur usage se maintient à défaut de mieux.
Ne m’appelez plus « Monseigneur » !
Qu’il me soit pardonné d’usurper dans cet article le statut d’évêque pour relever le multiple préjudice qu’entraînent - pour l’image de l’Église dans notre société et pour sa propre gouverne - l’emploi anachronique du titre de « Monseigneur » et les pratiques qui l'accompagnent ! Ce détour personnalisé facilitera peut-être le propos et en concrétisera la portée. De fait, le christianisme charrie maintes coutumes plus regrettables que cette appellation ; mais celle-ci apparaît aujourd’hui particulièrement désuète et, pire, renvoie aux antipodes des valeurs chrétiennes qu’elle est censée honorer. Nombre de « Nos-seigneurs » en conviendront – j’en suis sûr.
Je sais bien, chers amis, que ce n’est pas mon individu que le titre de "Monseigneur" honore, mais le ministère dont je suis chargé. C’est à l’Église tout entière qu’il est ainsi rendu hommage. Aussi ne m’appartient-il pas, ni à aucun de mes confrères, de refuser pour convenance personnelle cette appellation qui relève d’une longue histoire et transcende nos personnes. Et pourtant, je demande de ne plus être appelé « Monseigneur » !
Bien que j’aie toujours critiqué les honneurs dans l’Église, j’avoue avoir été touché quand il m'est arrivé d'en bénéficier. N’avais-je pas, sous couvert de service et comme d’autres sans doute, rêvé de l’aura entourant les hautes fonctions ecclésiastiques ? Sagement, l’humilité commande aux dignitaires de ne pas accorder trop d’attention à la déférence qui leur revient. C’est donc en toute modestie que je me suis habitué, en prenant ma place dans la succession apostolique, à la mitre et aux vénérables cérémonies épiscopales.
Mais jusqu’où assumer l’héritage ? La symbolique véhiculée par ces honneurs s’étant perdue, ne faut-il pas renoncer à un usage qui s’est dégradé en banale mondanité aux yeux de nos contemporains ? C’est la crédibilité même de l’Église qui, hors de notre entourage familier, est aujourd’hui menacée par un affichage et des cérémonies qui offensent la foi que nous prêchons. Et plus dramatique encore : le décorum ecclésiastique mis en scène par nos manières et nos rites atteint jusqu’à la perception de Dieu qui s’offre à travers notre religion, brouillant gravement le message originel du Christ crucifié.
La divinité est conçue à l’image des rois, le faste de la cour céleste est construit à l’avenant, et nos pratiques en fournissent une transposition qui doit légitimer la suprématie religieuse. Mais le monde a changé tandis que nous restons englués dans un passé indûment sacralisé au profit de nos institutions, et dans une conception archaïque de la divinité. Non, notre Dieu n’occupe pas les trônes que l’humanité s’obstine depuis toujours à ériger à ses dieux comme à ses rois. Nos représentations, notre langage et notre gestuelle sont à repenser.
Comme la parole ne peut se communiquer qu’à travers des langages, l’Église ne peut se perpétuer qu’à travers des institutions - telle est la commune condition humaine. Mais, à l'instar des organisations sociales portées à sacraliser les pouvoirs qui les gouvernent, l’Église a absolutisé l’autorité ecclésiastique en l’assimilant à l’autorité divine. Paradoxal abus ! Les responsabilités d’ordre évangélique, tout en étant des plus éminentes, constituent en un sens le moins sacré de tous les pouvoirs (le moins « séparé »), parce que foncièrement subordonné à l’humble service des hommes - et des plus petits en priorité.
« Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations commandent en maîtres et que les grands font sentir leur pouvoir. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous se fera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous. » (Mc 10, 42-43). Adressé par Jésus aux disciples qui allaient fonder et conduire les premières communautés chrétiennes, ce précepte vaut toujours et se passe de commentaire. À suivre, tout simplement…
Alors, adieu Constantin et Théodose qui ont promu le christianisme religion officielle de l’empire romain, adieu l’apparat et les compromissions qui s’en sont suivis au prix de la fraternelle simplicité des origines ! S'il n’est guère possible et s'il ne sert à rien de juger le passé, il nous incombe par contre de construire l’avenir. Pour demeurer fidèles à la Parole reçue, les communautés chrétiennes ont vocation à inventer des formes de service et de pouvoir inédites, par delà les modèles hiérarchiques légués au catholicisme par la Rome antique et la féodalité médiévale. Le dernier concile en avait déjà pris conscience avec Jean XXIII. Et, malgré d’âpres résistances, on s’en préoccupe de nouveau au Vatican sous la houlette du pape François !
Un héritage à revisiter
D’aucuns trouveront ce billet outrecuidant : de quoi se mêle donc ce laïc qui feint d’ignorer la modestie dont se réclame l'immense majorité des prélats ? D’autres estimeront qu’il ne s’agit là que de futiles élucubrations par rapport aux graves difficultés que connaît l’Église : n’est-il pas plus urgent de médiatiser les initiatives qui témoignent de l’Évangile en dépit de tous les manquements ? En réalité, la question soulevée est moins anodine qu'elle ne semble au premier abord. Si les titres n’ont évidemment aucune importance en tant que tels, ils sont révélateurs de l’idéologie et des structures qui les forgent et qu’ils illustrent, et ils contribuent à en assurer la reproduction. Une insignifiance de façade peut cacher de lourds enjeux, mais la partie émergée du système renseigne sur la nature et le fonctionnement de l’ensemble en place. La transmission de l’essentiel passe par le devoir d’inventaire.
Quelle Église voulons-nous ? (1)
Vatican II a suscité un bel élan pour une Église selon l’Évangile. Mais dans la jeune génération du clergé comme en haut lieu, une partie des ecclésiastiques est nostalgique de la gloire passée de l’Église et s’acharne à vouloir la restaurer. Au courant prophétique ouvert sur le monde s’oppose un repli identitaire soucieux d’assurer avant tout la conservation du patrimoine et des pouvoirs hérités. S’agit-il encore de la même Église, voire du même Christ et du même Dieu ? La pertinence de cette question peut être illustrée par la vidéo d’un incroyable spectacle présentant en vedette son Émminence le cardinal Raymond Leo Burke qui a occupé jusqu’à récemment le poste de préfet du Tribunal suprême de la signature apostolique (la plus haute juridiction du Saint-Siège) - voir ci-dessous. Que dire, que faire, quand il arrive que l'idolâtrie le dispute au grotesque à un point tel qu’il ne semble guère possible d'imaginer pire ? Suffit-il d’admettre que Dieu reconnaîtra les siens ?
Quoi qu’il en soit, notre espérance demeure. Les carences et les trahisons des Églises sont rachetées par les témoins de l’Évangile qui, au sein des institutions ecclésiales et hors d'elles, se succèdent depuis l’aube du christianisme pour transmettre les Béatitudes de Jésus de Nazareth. S’agissant des questions abordées dans cet article, le sublime Pacte des catacombes a produit des résolutions claires et irrécusables. Rédigé sous l’impulsion de dom Helder Camara, ce texte a été signé à Rome le 16 novembre 1965 par une quarantaine d’évêques, et a été diffusé parmi leurs confrères à la veille de la clôture officielle du concile Vatican II. En voici des extraits :
« (…) Nous essayerons de vivre selon le mode ordinaire de notre population en ce qui concerne l’habitation, la nourriture, les moyens de locomotion et tout ce qui s’en suit. Nous renonçons pour toujours aux apparences et aux pratiques relevant de la richesse, spécialement dans les habits (étoffes riches et couleurs voyantes), les insignes en matière précieuse (…). Nous refusons d’être appelés oralement ou par écrit des noms et des titres signifiant la grandeur et la puissance (Éminence, Excellence, Monseigneur) (…). Nous éviterons, dans notre comportement et nos relations sociales, ce qui peut sembler donner des privilèges, des priorités ou même une préférence quelconque aux riches et aux puissants (…). »http://nsae.fr/2010/01/31/le-%C2%AB-pacte-des-catacombes-%C2%BB.
Questions cruciales pour conclure
Alors que l’identité socio-religieuse autrefois imposée par le christianisme s'est réifiée et se volatilise, l’épiscopat est-il en mesure d’imaginer, avec et pour les membres des institutions ecclésiales, un avenir fidèle à l’Évangile ? Saura-t-il, à travers ces institutions désormais insérées dans une société sécularisée et pluraliste, contribuer à l’émergence d’une nouvelle identité croyante, ouverte et solidaire, ancrée sur les problèmes de l’humanité contemporaine et capable de relever les défis d’une mondialisation de plus en plus dominée par un ultralibéralisme mortifère ?
Pierre de touche : les résolutions du Pacte des catacombes restant d’une brûlante actualité au regard de l’Évangile, combien d’évêques accepteraient aujourd’hui de les signer si elles leur étaient à nouveau soumises ?
Jean-Marie Kohler
(1) L’idée d’illustrer ce billet par la vidéo du cardinal Burke et le Pacte des catacombes a été suggérée par Georges Heichelbech.
Guy Meyer, L’homme, la passion d’un Dieu Toulouse, Éditions Mélibée, 2014, 198 p.
Ce petit livre développe avec humour et gravité un récit inattendu qui aurait pu s’intituler Heurs et malheurs du Dieu biblique aux prises avec l’humanité. Son auteur, membre du groupe Jonas de Mulhouse, y partage les questions et les convictions qui lui tiennent le plus à cœur, en toute simplicité comme on partage du pain. Après onze années de prêtrise, il a opté pour la vie laïque dans les années 70, fondant une famille et travaillant en entreprise jusqu’à sa retraite.
Passons sur le rêve qui a donné à Guy Meyer accès à un énigmatique Livre de Dieu et ne nous arrêtons pas à la mise en scène de la Sainte Trinité à la cour céleste. Reste une ample et éclairante réflexion sur l’histoire du judaïsme et du christianisme. Elle nous raconte comment Dieu a voulu créer un monde beau et un homme à son image, comment ce dernier a sans cesse contrecarré le projet du Créateur, et comment ce Dieu reste Dieu tout en étant impliqué dans les contradictions de l’histoire humaine – inconnaissable en soi, mais qui se révèle comme infinie passion d’amour à la merci des hommes.
Après la transgression d’Adam et Ève, le meurtre d’Abel et l’errance des descendants de Caïn, après l’opération table rase du déluge et la dispersion des hommes à Babel, Dieu dut reconnaître qu’il avait tout raté. Il tenta alors de s’y prendre autrement en s’alliant aux Hébreux pour mener à bien son projet salvateur. Il y eut Abraham, Moïse, les prophètes et beaucoup d’autres saintes gens, mais les rois et les prêtres du peuple élu trahirent le ciel de mille façons. Ne sachant plus que faire, Dieu finit par confier sa cause à un certain Jésus que le christianisme assimila par la suite à la divinité, mais l’affaire tourna au tragique sur le Golgotha. La ferveur des premiers chrétiens fut cependant prometteuse jusqu’à l'avènement de l’Église qui prit - d'après Alfred Loisy - la place du Royaume annoncé par Jésus. Nouvelles déceptions.
Ne reste-t-il donc qu’à attendre la fin de tout cela ? Dieu est de fait impuissant face au mal que produit l’humanité. Mais les hommes tiennent de lui la vocation et la capacité de combattre ce mal : l’amour fait des miracles. Guy Meyer croit que l’Évangile indique le chemin à suivre pour dépasser la violence qui nous habite et qui agite les nations, pour libérer les croyants des carcans dogmatiques et des rituels qui rendent les religions idolâtres et fanatiques, et pour sauver la planète de la destruction en cours. Un chemin accueillant tous ceux qui, quelles que soient leurs convictions religieuses ou philosophiques, cherchent à devenir vraiment humains et à humaniser le monde. Telle est, selon ce livre, l’unique voie offerte pour vivre pleinement et à jamais.
Jean-Marie Kohler
Quel rapport à la Bible pour les protestants aujourd’hui ?
Compte rendu de la conférence donnée par le pasteur Philippe Aubert
dans le cadre de la fête de la Réformation à Mulhouse en octobre 2014
La question posée est d’un enjeu crucial : que reste-t-il de l’antique autorité des Saintes Écritures ? Philippe Aubert souligne d’entrée que c’est le socle même des confessions issues de la Réforme qui se trouve ébranlé par l’évolution postmoderne des sciences et des connaissances relatives à la Bible, par des pratiques sociales inédites qui bouleversent les mœurs, et par diverses dérives religieuses. Un retour sur les chemins empruntés par nos devanciers et sur la production récente de l’exégèse doit permettre d’évaluer l’héritage qui nous a été légué. En quoi l’histoire de la réception de la Bible peut-elle nous éclairer sur l’avenir de la foi chrétienne ?
Une double révolution
La déclaration de Martin Luther à la Diète de Worms en 1521 a été doublement révolutionnaire. Seul devant l’empereur et le pape, il proclama la prééminence de la Bible sur la Tradition privilégiée par le catholicisme, et l’impératif de donner à tous les fidèles libre accès aux Écritures jusqu’alors contrôlées par le clergé.
Sola Scriptura, principe fondateur de tous les protestantismes : le texte biblique originel en langue hébraïque ou grecque prévaut sur la totalité des interprétations qui en ont été ou pourront en être faites, et chaque croyant est habilité à entendre la Parole de Dieu selon sa conscience. Une position qui exige de l’érudition et un colossal travail de traduction et de vulgarisation de la Bible dans les langues vernaculaires. Les Écritures révèlent Dieu sans le contenir, dira Jean Calvin, sauvegardant ainsi l’autonomie de la transcendance divine comme celle du monde.
L’identification au peuple élu
Après une brève évocation des polémiques théologiques suscitées par la Contre-Réforme au XXVIIe siècle, le conférencier invite ses auditeurs à l’accompagner sur les traces des protestants puritains partis coloniser les Amériques. S’identifiant aux Hébreux qui ont fui l’esclavage en Égypte pour rejoindre la Terre promise, ces pionniers avaient la conviction de constituer le nouveau peuple élu appelé à édifier le Royaume de Dieu dans le Nouveau Monde. Puissante initiative politico-religieuse se réclamant de textes sacrés censés révéler l’unique et ultime vérité de toutes choses, et fournir les normes devant gouverner les comportements individuels et collectifs.
Sous le poids d’une oppression sans issues, les esclaves noirs d’Amérique s’étaient également identifiés aux Hébreux de l’Exode. Déracinés et privés de leur héritage africain, ils s’approprièrent la Bible pour s’inventer, au fil de leur vécu, une nouvelle culture commune capable de les aider à survivre dans leur malheur. Reprenant les thèmes libérateurs et messianiques de la Torah et des prophètes, la prière des psaumes et les images d’un Jésus souffrant et consolateur, le gospel chante à la fois la douleur de la captivité, l’espérance d’un salut, et la joie que procure la confiance en un Dieu qui délivrera ses enfants.
Ce transfert vers le passé biblique n’a pas été l’apanage des puritains et des esclaves noirs. La persécution des protestants en Europe a eu, de façon durable, des effets similaires. Le romantisme a produit une piété fortement empreinte des émotions entretenues par le souvenir de cette violence relue selon la Bible qui fut le dernier « refuge » des huguenots. Aujourd’hui encore, bien des protestants aiment se rendre à l’Assemblée du Désert dans les Cévennes, et y chanter les cantiques chers aux camisards célébrant la traversée du désert arabique par les Hébreux. Des cantiques qui restent communément prisés.
Des Lumières à l’exégèse moderne
Le protestantisme n’a cependant jamais tourné le dos à la raison pour seulement promouvoir une perception émotionnelle de la Bible. Les réformateurs avaient déjà préconisé le recours à la philologie pour élucider les Écritures. Dans le sillage de la lame de fond des Lumières, le courant libéral a fini par dégager la Bible de son carcan sacré pour la soumettre à la critique régissant le savoir ordinaire. Une audace copernicienne qui a montré son bien-fondé et ses limites.
Au siècle dernier, les exégètes protestants ont compté parmi les plus fervents promoteurs de l’analyse historico-critique. Une démarche scientifique indépendante de la foi, menée en lien avec d’autres disciplines comme l’histoire et l’archéologie, qui a paradoxalement conféré aux textes bibliques une crédibilité nouvelle tout en relativisant bien des doctrines reçues. La « démythologisation » préconisée par Rodolf Bultmann a été d’une radicalité sans concession.
Parmi les autres grilles de lecture récentes de la Bible, il faut citer l’apport du philosophe protestant Paul Ricœur. Parce que l’homme se définit par la parole, il a besoin de se raconter pour vivre et se dépasser, et la trame narrative de ses récits révèle ce qu’il est comme ce qu’il aspire à devenir au plus profond de lui-même et collectivement. Par delà ses déterminations historiques, la Bible véhicule un message fondateur d’ordre universel relatif à l’identité humaine et à ce qui la transcende.
Quelles que soient les méthodes d’approche de la Bible, un constat s’impose : le monde a foncièrement changé depuis l’époque lointaine où se sont constituées les traditions bibliques, et cela nous oblige à nous interroger à nouveaux frais sur ce que nous disent aujourd’hui ces textes. Philippe Aubert formule cet impératif en ces termes :
« Nous devons admettre que dans l’évolution de nos sociétés, certains phénomènes sont devenus irrévocables, c’est le cas de l’emprise du système technicien sur notre environnement et nos manières de penser, (…) de la mondialisation avec tous ses effets, etc. Face à ces mutations qui sont souvent de véritables ruptures par rapport aux époques précédentes, les Églises doivent sans cesse reformuler leur foi. La théologie évolue, et des pans entiers de ce qui était considéré autrefois comme essentiel à la doctrine ne sont plus aujourd’hui que des morceaux d’histoire du christianisme. » Ph. Aubert
La tentation des fondamentalismes
Ce survol du rapport à la Bible au fil de l’histoire met en évidence sa diversité et permet de mieux comprendre l’émergence, dans le prolongement de tendances récurrentes, de nouvelles et dangereuses formes de crispation et de repli. Face aux craintes qu’inspire l’évolution du monde, notamment la sécularisation et une pluralité religieuse exponentielle, toutes les grandes religions sont traversées par des courants fondamentalistes.
« La Bible, toute la Bible et rien que la Bible » clament certaines confessions chrétiennes en prônant une réception littéraliste et charismatique des Écritures. Mais Philippe Aubert stigmatise vivement ce parti pris dogmatique et totalitaire qui pervertit les textes bibliques en même temps qu’il offense l’intelligence et mène à l’obscurantisme et au sectarisme :
« Le fondamentalisme n’est pas un rapport à l’Écriture, une sorte de fidélité et de soumission à toute épreuve, ni même une nostalgie ; il s’agit, en fait, d’une relation pathologique au monde moderne et d’un abandon volontaire de toutes les formes de rationalité. Dans ce cas, la Bible est à la fois le prétexte et l’otage d’une telle pensée.
Dans le contexte religieux de plus en plus troublé que nous connaissons, au nom de leur rapport historique, intellectuel et spirituel à la Bible, les protestants devraient combattre les défigurations du texte et en condamner toutes les lectures et les interprétations qui ne sont que des projections d’idéologies mortifères et de craintes irrationnelles. Il nous faut affirmer comme une profession de foi que notre rapport au texte est un rapport critique qui nous conduit à discerner dans l’Écriture des grands principes, mais pas des solutions à tous les problèmes de tous les temps. » Ph. Aubert
La Bible pour tous ?
Les protestants venus nombreux à la chapelle St Marc le 20 octobre pour cette conférence ont pu situer leur relation à la Bible à la croisée des perspectives exposées : entre les échos de l’Assemblée du Désert du mas Soubeyran et les recherches historico-critiques commentées dans les cercles bibliques. Mais si tel est aujourd’hui le rapport aux Écritures des fidèles pratiquants, quelle perception ont et auront de la Bible, et notamment des Évangiles, nos enfants et nos contemporains coupés de l’environnement religieux ancien ?
Cette question qui dépasse les préoccupations identitaires et confessionnelles pourrait, sous les auspices de Paul Tillich et de Gabriel Vahanian invoqués dans la conclusion, faire l’objet d’une autre conférence de Philippe Aubert. Celle-ci traiterait, en partant des récents travaux de Thomas Römer et de John Spong par exemple (1), de la pertinence actuelle du message de Jésus de Nazareth et des nouvelles problématiques de la théologie interrogée par les recherches anthropologiques.
Jacqueline Kohler
Note 1 : La Bible, quelles histoires !, Thomas Römer, Bayard, Labor et Fides, Paris 2014 ; Jésus pour le XXIe siècle, John Shelby Spong, Karthala, Paris 2014.
Article paru dans la revue Les Réseaux des Parvis n° 63, juillet-août 2014
Temporalité de la Parole de Dieu
Contrairement au Dieu immuable de la métaphysique, le Dieu des traditions juive et chrétienne s’est radicalement impliqué dans l’histoire de l’humanité. Le mystère de son incarnation dans le Christ ne s’éclaire pour nous, par delà les dogmes atemporels qui sont censés en rendre compte, qu’à travers le vécu des hommes. S’identifiant aux plus petits et aux plus vulnérables des humains, Dieu chemine avec nous pour nous aider à sauvegarder et à accomplir notre humanité.
Parole humaine et Révélation
L’homme qui ne connaît ou ne reconnaît pas la Révélation ne peut parler de Dieu qu’à partir de son expérience personnelle et communautaire du divin, concrète ou imaginaire, pétrie par ses émotions et sa raison. Pour cela comme pour le reste, il ne peut utiliser que les représentations qui ont cours dans le milieu historique où il vit. Non seulement les moyens conceptuels à sa disposition sont toujours limités, mais ils changent au fil de chaque existence et de l’évolution socioculturelle.
Avec la Révélation, c’est Dieu lui- même qui est censé dire qui il est, ce qu’il veut et ce qu’il fait. Les religions qui se réclament d’une telle croyance affirment que les Écritures dans lesquelles Dieu s’est dévoilé sont directement inspirées par lui, et qu’elles sont de ce fait sacrées. La position la plus radicale consiste à ne reconnaître que ces Écritures, sola scriptura, comme fondement des vérités doctrinales, à l’exclusion de toute autre source et en récusant les traditions qui en transmettent les interprétations.
Incarnation dans l’histoire
Mais la Révélation ne peut elle-même s’exprimer qu’à travers les cultures et l’histoire humaines. Si Dieu parle dans les Écritures, c’est avec les concepts et les mots des hommes, ne serait-ce que parce que personne ne saurait comprendre une langue qui serait propre à Dieu. Il n’existe donc pas plus d’Écriture intrinsèquement sacrée que de langue sacrée, quelle qu’en soit la sacralisation ultérieure. Les religions qui se réclament d’une Révélation n’échappent pas aux conditions communes des productions symboliques de l’humanité.
Dès lors que la Révélation n’est véhiculée que par les idées et les mots toujours imparfaits et transitoires des hommes, il est exclu que son sens réside de façon immédiate et définitive dans la lettre des Écritures. La connaissance des langues qu’elles utilisent peut certes être utile pour leur compréhension, mais c’est une illusion de croire qu’elle donne directement accès à la Parole de Dieu en soi. La signification de ces textes requiert une interprétation de nature transversale et historique.
Des contradictions à la modestie
Fruit d’une histoire bimillénaire, le Premier Testament charrie des doctrines non seulement variées mais souvent contradictoires, notamment en ce qui concerne Dieu – tantôt redoutable divinité guerrière, tantôt d’une universelle et absolue miséricorde. Il en va de même pour le Nouveau Testament dont l’élaboration a pris plus d’un demi-siècle : les présupposés et l’approche des questions relatives au sacré et au culte y diffèrent et, plus surprenant, même les christologies y sont diverses et en partie antinomiques.
Ces caractères inhérents à la dimension humaine de la Révélation invitent à la modestie. Dieu est en-deçà et au-delà des Écritures. Il n’a pas fourni aux hommes sa pleine et ultime vérité, impossible à appréhender par l’humanité. Et il ne leur a certainement pas parlé de son être et de ses volontés comme trop souvent les hommes en parlent quand ils projettent sur lui, y compris dans la Bible, leurs propres fantasmes avec le désir inconscient de s’approprier ce qu’ils imaginent être sa puissance et sa gloire.
De la théologie à la théopraxie
Les professionnels de Dieu, théologiens et ecclésiastiques, ont si souvent mobilisé au service de causes douteuses leur prétendu savoir et les pouvoirs qui s’y rattachent, que leur silence peut s’avérer préférable à bien des proclamations. Il y a eu trop d’anathèmes, de crimes et de guerres au nom de Dieu, qui ont décrédibilisé la religion et jusqu’à l’idée même de Dieu ! N’est-il pas évident que, surplombant des millions de cadavres, le trône du Tout-Puissant est vide depuis la Shoah et qu’on ne pourra plus jamais en parler comme avant ?
En son temps, Jésus a récusé les docteurs et les prêtres, spécialistes des Écritures et organisateurs du culte. Il s’est contenté de prêcher les béatitudes aux humbles en leur demandant de le suivre, sans les encombrer d’explications savantes sur la nature de Dieu ou sur sa propre identité. Et il a montré que la mise en œuvre de l’amour qui vient de Dieu est l’unique voie de salut pour l’homme. Aussi la « théopraxie » - expérience pratique de la présence divine (à la faveur d’engagements humanitaires par exemple) - est-elle en fin de compte la seule manière crédible de témoigner de Dieu auprès de ceux de nos contemporains qui boudent les discours religieux.
Une incessante créativité
Réduire la foi à l’adhésion à des doctrines du passé, c’est nier l’incessante créativité divine qui inspire la créativité humaine. Aucune religion ne peut cerner le mystère de l’homme ni, à plus forte raison, embrasser le mystère de Dieu. Aussi le croyant doit-il pouvoir approfondir ses convictions au fil de son propre vécu. Que les sources des croyances se situent dans les Écritures ou ailleurs, ce n’est que portée par la conscience libre héritée des Lumières et confrontée aux réalités d’aujourd’hui que la foi peut s’inscrire dans la modernité ou la post-modernité.
Récits symbolisés des interventions présumées divines qui sont à l’origine des religions, les Écritures constituent un précieux patrimoine fondateur, essentiel pour accompagner les croyants. Mais leur fonction étant de conduire vers la sainteté et non pas d’ouvrir comme par magie les fenêtres d’un inaccessible savoir, c’est sans prétention hégémonique qu’elles éclairent de loin les chemins inédits de l’aventure humaine. La Révélation a-t-elle été close par le dernier point du dernier livre de la Bible ? La foi incite à croire que Dieu continue à inspirer le cœur et l’intelligence des hommes de mille autres façons.
L’hypothèque des anachronismes
Pétrifiant la vie, les anachronismes issus de la sacralisation du passé hypothèquent le présent et l’avenir. La réification de l’image de la divinité est exemplaire à cet égard. Très tôt, les monothéismes ont conçu Dieu sous les traits d’un monarque tout-puissant, avide de louanges et marchandant ses bienfaits. La Bible regorge de telles descriptions et les liturgies ont largement copié les cultes royaux d’Israël, puis les suivants, leur empruntant leur langage et leurs rites. Mais qui, aujourd’hui, soutiendra que cette représentation relève d’une révélation juste et définitive de l’essence divine plutôt que d’un héritage fossile qui perdure à la faveur d’une inertie religieuse en déficit de créativité ?
Jusqu’à récemment, le ciel et l’enfer renvoyaient à l’espace et au temps. Après un éventuel passage au purgatoire, les défunts avaient vocation à monter au paradis où le Fils siège à la droite du Père parmi les anges et les élus, aux antipodes des abysses réservés aux démons et aux réprouvés. Le sort de chaque être, des nations et du cosmos était programmé par Dieu, avec la Création en sept jours et la Parousie. Ces croyances se fondaient sur les Écritures, et plus précisément sur ce que Jésus a lui-même cru et enseigné en Palestine il y a deux mille ans. Mais la Parousie n’a pas eu lieu comme annoncé par lui, et les conceptions archaïques concernant le ciel et l’enfer, ou l’évolution de l’univers et de l’humanité, ne sont plus recevables.
Et qu’en est-il des modèles de la sexualité et de la parentalité transmis par la Bible ? Expriment-ils une intangible loi divine ou faut-il en relativiser certains aspects en tant que données anthropologiques obsolètes ? Peupler la terre est chose faite, et il s’impose désormais de ne pas la surpeupler. Prôner le natalisme pour renforcer telle nation ou telle religion face à d’autres n’est plus recommandable. Les fonctions de la sexualité ne se limitent plus à la procréation, et les antiques discriminations sexuelles se révèlent contraires à la dignité humaine. Les structures familiales et les idéaux qui s’y rattachent évoluent continûment : à la polygamie s’est substituée la monogamie, et de nouvelles formes de conjugalité et de parentalité surgissent, que la Bible ne pouvait pas prévoir.
Une Parole au diapason de la vie
Tout en assumant son appartenance à une culture datée et circonscrite, Jésus a prêché des valeurs universelles au prix de sa vie - un humanisme radical et un Dieu transcendant toutes les idoles. Il a annoncé un « Royaume » qui n’est pas de ce monde mais qui, présent dans le cœur des hommes attachés aux béatitudes, transfigure ce monde. Son Évangile libère des entraves du temps et de l’espace comme des autres emprises sociales. Alors même que la perspective christique tracée dans ce sillage par l’apôtre Paul ne peut s’incarner que dans des contextes socio-religieux particuliers, elle dépasse toute anthropologie et toute religion. Suprême témoignage de l’amour qui constitue l’alpha et l’oméga de tout ce qui existe, par delà la personne historique de Jésus et par delà les divers christianismes de l’histoire.
Arracher la foi à la condition temporelle pour lui attribuer un statut éternel, c’est la pervertir et la condamner à mourir étouffée dans la glorieuse raideur dont on veut la revêtir. Incarner la foi dans le cours de la vie humaine, c’est manifester la puissance créatrice du Logos qui, sans commencement ni fin, est à l’origine de toute vie et la contient en plénitude.
Jean-Marie Kohler
Article paru dans la revue Parvis n° 59, septembre 2011
Une « bonne nouvelle » pour tous les hommes
Du particulier vers l’universel sans rien renier
Ce que nous voulons est clair : c’est humaniser le monde, éradiquer les conditions de vie inhumaines qui avilissent et détruisent l’humanité, contrer la cupidité et le cynisme qui ruinent la nature. Avec tous les hommes de bonne volonté, nous voulons promouvoir le respect de la vie, la justice, la paix et le bonheur dans notre société et sur notre planète. Toute domination qui aliène, violente et impose l’iniquité doit être combattue. L’ensemble des religions et philosophies humanistes peuvent s’accorder là-dessus, athées comme théistes. La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par l’Assemblée générale des Nations-Unies illustre ce consensus. Mais comment, par-delà l’entrelacs des contradictions du vécu singulier, instaurer un monde plus fraternel pour tous ?
En amont des options qui divisent,
une foi commune
L
’évolution des sociétés étant dans une large mesure déterminée par des rapports de force à la solde d’intérêts particuliers, servir concrètement la cause des hommes ne va jamais de soi. Avec son génie et ses écueils propres, l’action politique se définit et se construit en fonction des idéaux qu’elle privilégie d’une part, des contraintes et des aléas de ses interventions sur le terrain d’autre part. S’il semble aisé d’aboutir à un consensus pour ce qui est des principes, plus difficile s’avère le choix des moyens à mobiliser pour combattre l’inhumanité. Ainsi, certains estiment la violence incontournable tandis que d’autres la refusent, ne serait-ce que parce qu’elle conduit selon eux vers d’incontrôlables engrenages débouchant sur plus de malheur pour les plus vulnérables.
Interroger les instances religieuses ne permet pas toujours de trancher au mieux l’épineuse question des moyens. Et ce pour trois raisons au moins : toutes les religions se sont mille fois contredites au cours de leur histoire, chacune avance simultanément des positions plus ou moins divergentes, et beaucoup en viennent à s’opposer entre elles dès qu’il faut passer des principes à la pratique. Le problème de la guerre en fournit une dramatique illustration. En dépit de leurs prétentions, les religions sont tributaires de l’évolution sociale, des conditions propres à chaque époque et à chaque contexte. Mais pour éclairer les choix politiques, l’inspiration fondatrice qui est à la source de toutes les spiritualités et de tous les humanismes peut, sous la forme d’une commune foi en l’homme, transcender la diversité des doctrines.
Origines et chemins,
Jésus par-delà le judaïsme
De sa naissance à sa mort, Jésus a été un Juif profondément attaché aux idéaux de son peuple. Il a fréquenté le Temple de Jérusalem, a prêché dans les synagogues et s’est constamment référé aux Écritures. Mais sans renier la Torah, il a développé dans le sillage des prophètes d’Israël un message de portée universelle. À la suite d’Isaïe, d’Amos et d’Osée qui avaient déclaré que Dieu vomit le culte là où règnent la dureté et l’injustice, il a rappelé que la miséricorde l’emporte sur les observances rituelles. Son exigeante piété l’a libéré de l’observance littérale des règles religieuses imposées par les prêtres et les docteurs de la Loi : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ! », et c’est sans ménagement qu’il a chassé du Temple les marchands de bêtes destinées aux sacrifices, etc. On sait ce qui s’en est suivi : l’ignominieux supplice de la croix au nom de la religion et, de ce fait, le dépassement de cette religion. Dieu a quitté les sanctuaires pour s’immerger dans le monde, pour passer du côté des victimes de toutes les oppressions.
Comme pour Jésus, chaque vécu est particulier et relatif - celui des individus et celui des communautés. S’inscrivant dans des trajectoires spécifiques, la vie se construit à partir de tel héritage, dans tel environnement, et selon tels choix qui délimitent les possibles. Personne ne s’enfante lui-même ni ne peut, seul, inventer sa vie ou recréer le monde. Tout est d’abord reçu : le souffle initial, les formations assurées par les parents et la société, la confiance en autrui qui permet de se fier à la vie. Mais ces dons nous ouvrent à la Parole qui fonde nos existences à travers les relations qu’elle tisse, qui nous apprend à donner et à nous donner à notre tour. C’est par elle que le vécu singulier reçoit la signification qui le dépasse et le rattache à l’universel. Religieux ou non, chaque homme hérite en propre d’une sorte de « piété » originelle faite de reconnaissance et de respect, qui ouvre sur l’infini de l’altérité, de la liberté et du partage.
Le totalitarisme des religions
dissous par la modernité
Se réclamant directement de Dieu et s’attribuant d’emblée un pouvoir universel à ce titre, la religion surplombe le quotidien concret des hommes jusqu’à l’écraser. Sont déclarés sacrés les événements à l’origine de sa fondation et toute l’histoire qui en découle. L’ensemble des médiations symboliques et institutionnelles qu’elle sécrète échappe de ce fait au commerce ordinaire de l’humanité - les Écritures et leur interprétation, les doctrines théologiques et morales, les liturgies et les structures sociales qui assurent la reproduction du système religieux. Se légitimant par son passé et prétendant fournir un accès exclusif à la vérité et au salut, la religion est gouvernée par un pouvoir intrinsèquement totalitaire en tant que sacré, de type patriarcal le plus souvent. La vie et la mort des fidèles sont en principe régies par les détenteurs de ce pouvoir qui s’arroge le droit de dire le bien et le mal au nom de Dieu pour l’ensemble de l’humanité. Aux antipodes de l’Évangile.
Mais la foudroyante exclusive « Hors de l’Église, pas de salut ! » n’a plus cours. La religion n’est plus et ne pourra plus jamais redevenir ce qu’elle a été - si ce n’est sous une forme croupion de type sectaire. Vouloir restaurer la chrétienté n’est qu’un rêve illusoire et suicidaire. En Occident, la séparation de la société d’avec la religion s’est affirmée avec les Lumières, puis le divorce a été consommé avec l’autonomisation des personnes qui a accompagné le vertigineux développement de la rationalité et de la technologie. La religion n’est plus perçue comme sacrée, mais comme une réalité sociale comparable aux autres, et le pluralisme qui s’ensuit considère les diverses confessions comme équivalentes. L’Église ne gouverne plus la société, mais doit au contraire se soumettre aux lois de la cité comme l’ensemble des citoyens. Que reste-t-il, dans ces conditions, de la spécificité et de la portée du message chrétien ?
Le Christ par-delà le christianisme
et la « maison commune »
Reconnu vivant après la mort de Jésus, le Christ transcende à la fois le personnage historique du prophète galiléen et la communauté religieuse qui se rattache à lui. L’apôtre Paul l’a présenté comme le Christ de toute l’humanité, des origines à la fin des temps, comme l’alpha et l’oméga de la Création. Une présence mystique qui échappe à toute appropriation et ne saurait être réduite à aucune des formes socioreligieuses revêtues par le christianisme au cours de l’histoire. Les valeurs que les chrétiens appellent christiques, et que d’autres religions ou philosophies peuvent véhiculer sous d’autres appellations, débordent les périmètres des christianismes qui se sont succédé. Le Juif Jésus en qui le Christ s’est incarné ne s’est pas momifié dans nos sanctuaires à notre profit : l’Esprit vivifiant et subversif qui l’a habité parcourt depuis toujours le monde sans entraves religieuses. La « bonne nouvelle » de la primauté de l’amour n’est l’apanage d’aucune religion, mais la première et l’ultime vérité offerte à toute l’humanité.
Un nouvel « œcuménisme » s’impose de ce fait avec la mondialisation, conforme à l’étymologie grecque de ce terme - « maison commune » ou ensemble de la « terre habitée ». Le temps est venu d’entendre la « bonne nouvelle » à neuf, comme bonne et nouvelle pour tous les hommes dans l’environnement contemporain tel qu’il est. Nous pouvons et devons changer le monde. Prendre soin de la nature et de toute vie face à l’hégémonie de l’argent qui marchandise et détruit. Combattre le cynisme et la corruption des puissants qui gangrène de plus en plus l’ensemble des sociétés. Refuser les replis identitaires et accueillir les autres - les croyants avec leurs divers héritages et la foule de ceux qui ne veulent plus de Dieu à force d’avoir été trompés par des idoles. Nous devons nous engager, avec et par-delà les systèmes religieux, dans les combats que commande le respect de l’éminente dignité de tous les hommes. Foncièrement pragmatique, la Parole qui habite depuis les origines au milieu de l’humanité redit inlassablement : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites » - radicale subversion de l’ordre inhumain de tous les systèmes oppressifs.
Sous le signe énigmatique du Fils de l’homme luit la lumière qu’apporte l’attention respectueuse et aimante à la présence de Dieu en nous et chez les autres. Cette lumière se substitue à l’immuable et sacro-sainte autorité toujours partiale des Livres, de la dogmatique, des rituels et des institutions religieuses. Dans cette optique, l’obsession du salut individuel cède la place à la passion de servir autrui. L’humanisation du monde se révèle être une cause divine ou la plus sublime des causes humaines. De fait, l’Évangile propose une foi aussi souveraine que simple et modeste qui, tout en ayant été transmise par le christianisme, déborde ses modalités historiques et ne se réduit à aucune religion. Une foi commune en la vie et en l’homme dont nulle religion ne peut embrasser le mystère mais qui n’en exclut aucune. Une foi qui, tout en étant toujours particulière, vibre au diapason de tout ce qui est humain et divin dans le monde. Une foi qui, au nom de la fidélité à l’Esprit qui l’inspire et la porte vers un avenir universel, exige de dépasser sans cesse les formes inachevées dans lesquelles elle s’incarne temporairement.
Jean-Marie Kohler
À paraître dans Parvis n° 58 - juin 2013
Les enjeux géopolitiques et éthiques des migrations
Entretien avec Catherine Wihtol de Wenden
Politologue et juriste, directrice de recherche CNRS au CERI,
enseignante à Sciences Po Paris et à l’université La Sapienza de Rome
Vers quelle nouvelle configuration évoluent les migrations internationales dans le contexte de la mondialisation ?
Sur les 240 millions de migrants internationaux que l’on dénombre actuellement dans le monde, 130 millions ont migré du Sud vers le Nord ou entre des pays du Nord, 110 millions ont migré du Nord vers le Sud ou entre des pays du Sud, et les flux migratoires de la seconde catégorie ne cessent de s’amplifier. Principal producteur de migrants, le Sud compte de plus en plus de pays de transit et d’accueil, et il est prévisible qu’il devancera bientôt le Nord de ce point de vue.
Pour alimenter ces migrations, les disparités démographiques interfèrent avec les facteurs économiques. Dès les années 2000, les Nations unies ont relevé la nécessité de migrations de remplacement pour remédier au vieillissement de certains pays comme le Japon, la Russie et l’Europe. De 19 ans en Afrique subsaharienne, l’âge médian est de 25 ans sur la rive sud de la Méditerranée, et de 40 ans en Europe. Mais ces lignes de fracture sont elles-mêmes en train de bouger.
Les pays méditerranéens de civilisation islamique passent brutalement des familles traditionnelles à la famille de type européen avec 2,5 enfants par femme au lieu de 6 à 8. L’émigration va de ce fait diminuer à mesure que la présence des jeunes adultes s’avérera indispensable sur place pour subvenir aux besoins des personnes âgées et pour fournir la main-d’œuvre requise par l’économie locale.
En attendant, la migration vers les aires d’accueil traditionnelles se poursuit : de l’Afrique et des pays de l’Est vers l’Union européenne, du Mexique et d’Amérique centrale vers les États-Unis, du Sud-Est asiatique vers le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. La Russie bénéficie d’une immigration venant en majorité du Caucase. Mais c’est dans les pays émergents que se produisent désormais les déplacements de population les plus significatifs : au Brésil, en Afrique du sud, en Inde et en Chine.
Facilitée par la proximité géographique, la dynamique migratoire relève surtout de l’inégale répartition des richesses. Le pétrole et le gaz attirent dans le Golfe, en Russie et dans divers pays africains. Aux ressources minières classiques, tels les métaux précieux et les diamants en Afrique du sud, s’ajoutent des produits nouveaux très recherchés par l’industrie comme les terres rares. Et les stratégies de prise de contrôle de la production agricole, voire halieutique, entrainent également des changements de la configuration migratoire.
Enfin, l’urbanisation fulgurante de la planète détermine une autre mutation. Le relèvement du niveau d’information et de qualification qui en découle permet l’émergence d’opportunités professionnelles inédites au plan local - des centres d’appel implantés au Maghreb aux métiers les plus sophistiqués de l’informatique et du numérique en Inde -, et l’émigration vers les pays développés comporte un nombre croissant d’individus hautement spécialisés.
Comment les sociétés riches et vieillissantes du Nord réagissent-elles aux poussées des populations jeunes et pauvres du Sud ?
Le Nord a dans l’ensemble une réaction plutôt négative face aux migrations. C’est particulièrement vrai en Europe où la xénophobie est exploitée par les partis politiques d’extrême droite sur la base d’arguments fallacieux. Les migrants sont accusés de vouloir s’installer définitivement dans les pays d’accueil alors que la tendance actuelle est plutôt à la mobilité pour eux comme pour le reste de la population. Parmi les plus qualifiés, beaucoup regrettent les entraves frontalières qui restreignent les activités qu’ils aimeraient développer dans leurs pays d’origine.
Autres idées fausses très communes : les migrants accaparent des emplois au détriment des nationaux et coûtent cher au plan de l’assistance sociale, notamment sanitaire. Or, il est évident qu’ils occupent surtout des emplois que les nationaux refusent et, jeunes pour la plupart, sont en bonne santé en comparaison de la population âgée des pays hôtes. Toutes les études montrent que les migrations ne constituent nullement un fardeau, mais qu’elles rapportent plus qu’elles ne coûtent. La charge la plus onéreuse dans ce domaine concerne, paradoxalement, le contrôle des frontières !
Même dans les pays les plus ouverts à l’immigration, on observe des résistances. L’Américain attaché à la mythologie du cow-boy et du Far West accepte mal la reconquista hispano-indienne qui gagne les États du Sud à travers la langue et les modes de vie. Le renoncement au folklore du trappeur ne va pas de soi au Canada. Colonisée par des Anglais et des Irlandais très attachés à la suprématie blanche, à la culture anglo-saxonne et à la couronne britannique, l’Australie est ébranlée par l’arrivée massive de Chinois, d’Indonésiens et de Philippins.
Au niveau économique et politique, les migrations sont soumises à des logiques contradictoires. Le libéralisme prône une libre circulation des personnes à l’instar de celle des capitaux et des marchandises pour faciliter l’importation de main-d’œuvre en cas de pénurie, et son refoulement dans le cas contraire. Mais l’État-nation oppose à cette option sa logique régalienne et sécuritaire de contrôle des frontières, de restriction et de dissuasion des migrations. Une attitude qui se renforce en temps de crise par le spectre d’un effondrement de l’État-providence.
Il est très révélateur que la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles, adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies en 1990, n’ait été signée que par 46 pays appartenant tous au Sud. Aucun État du Nord ne l’a entérinée à ce jour : aucun ne se montre disposé à partager ses acquis et ses privilèges, et n’accepte de se lier par des droits reconnus aux sans-papiers.
Existe-t-il des modèles socioculturels et politiques plus satisfaisants que d’autres pour gérer les problèmes liés aux migrations ?
N’ayant pas inclus l’immigration dans son imaginaire collectif, l’Europe la considère comme une fatalité pleine de dangers. Frileusement repliée sur elle-même, la France rechigne à en reconnaître l’impact positif dans son histoire. Le mythe du Gaulois cher au populisme permet d’ignorer qu’un Français sur quatre compte un étranger parmi ses ascendants. Exaltés par la IIIème République, l’autochtonie, la ruralité et l’enracinement ancestral servent à occulter l’importance des apports passés et actuels de l’immigration et à conjurer les peurs qu’elle suscite.
Bien qu’ils soient entièrement dépendants de la main-d’œuvre migratoire, ce sont les pays du Golfe qui, au nom d’un Islam ultraconservateur et pour éviter les difficultés d’insertion, s’illustrent par le refus le plus intransigeant d’une sédentarisation des immigrés. Tout autre est, dans son fond, l’attitude des États-Unis, du Canada, de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, anciennes colonies de peuplement où l’immigration a été fondatrice, au grand dam des autochtones indiens et aborigènes. Des monuments et des commémorations en rappellent l’épopée.
Ces pays ont besoin de l’immigration pour continuer à se peupler et pour développer leurs potentialités. Devant désormais se soumettre aux nouveaux critères du marché, les migrants y sont les bienvenus et y bénéficient sans délai de perspectives d’intégration économique et citoyenne. Leur éventail identitaire y est valorisé moyennant un multiculturalisme qui doit concilier les impératifs du vivre ensemble et les particularités. Mais il existe d’autres modèles d’intégration, dont ceux qui privilégient les valeurs républicaines pour éviter les impasses des communautarismes.
Si le métissage qui se généralise dans les mégapoles cosmopolites bouleverse de fond en comble la question identitaire soulevée par l’immigration, celle-ci charrie des difficultés qu’il ne faut pas méconnaître. Les migrants peuvent importer des pratiques ethniques et autres en contradiction avec les valeurs des pays d’accueil. Ainsi les religions véhiculent-elles souvent des archaïsmes qui peuvent entraver la promotion des personnes, et il arrive que les migrants s’y accrochent d’autant plus qu’ils se sentent menacés dans leur nouvel environnement.
Quoi qu’il en soit, une cohabitation satisfaisante exige un équilibre viable entre les diverses composantes de la population, et c’est là un des plus grands défis pour notre époque. L’humanisme inspiré par les Lumières peut nous guider pour reconnaître aux cultures minoritaires une juste place, porteuse d’espoir et de nouveaux droits pour elles, sans menacer la société qui accueille et l’essentiel de son mode de vie. La solution est dans le respect réciproque, le dialogue et les compromis acceptables par tous.
La libre circulation des hommes ne constitue-t-elle pas un droit fondamental en lien avec un juste partage des ressources communes de l’humanité ?
Au XVIIIème siècle, Voltaire recommandait déjà à Frédéric II d’ouvrir les frontières de la Prusse. De son côté, Emmanuel Kant entrevoyait en tout homme un citoyen du monde. Parmi les philosophes récents qui se sont intéressés à ces questions, je citerai Hannah Arendt, Zigmunt Bauman et Etienne Balibar. La mobilité représente pour eux une condition du développement humain, un droit fondamental qui doit être démocratisé pour profiter aux deux tiers de humanité qui s’en trouvent actuellement privés. L’ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Anan s’est efforcé de transposer ces droits dans les faits.
Les migrations représentent incontestablement une chance pour l’humanité. Elles sont bénéfiques à la fois pour les pays d’accueil, pour les pays de départ, et pour les migrants eux-mêmes. Elles constituent un facteur de croissance économique et d’enrichissement culturel pour les premiers, aident les seconds par des transferts financiers dépassant les sommes versées pour le développement, et transforment les migrants en acteurs de leur destin. Au lieu de vouloir limiter les migrations, il convient de les faciliter et de les accompagner pour en optimiser les effets. En contribuant à réduire les inégalités entre les peuples et en conférant de nouvelles compétences et de nouveaux droits aux individus, elles humanisent les processus de la globalisation.
Le christianisme a toujours prôné l’accueil des étrangers. Un peu partout dans le monde, des associations caritatives sont au service des réfugiés et des migrants pour les secourir et défendre leurs droits. Les Églises interviennent également en leur faveur dans le cadre des organisations internationales où elles occupent un statut d’observateur. Mais leur influence morale et politique s’effrite en Occident en même temps que la pratique religieuse - les déclarations de Marine Le Pen ont aujourd’hui plus de poids que celles de l’épiscopat dans la cité… Et la tentation du repli identitaire touche le christianisme à son tour. C’est sous le signe des droits de l’homme et en termes politiques qu’il faut désormais essayer d’avancer vers un nouvel horizon de l’humanité, toutes appartenances confondues.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
À paraître dans la revue Parvis
Joseph Doré,
Peut-on vraiment rester catholique ?
Un évêque théologien prend la parole
Paris, Bayard, 2012, 208 p.
Funestes dérives
Il n’est pas banal qu’un évêque, théologien renommé et archevêque émérite, exprime des jugements aussi tranchés sur les erreurs et les abus de la hiérarchie et du clergé dans un manifeste destiné au grand public. Joseph Doré stigmatise la levée de l’excommunication des quatre évêques lefebvristes, dont un négationniste, alors qu’était excommuniée pour avortement la maman d’une fillette brésilienne de 9 ans violée et enceinte de jumeaux, ainsi que l’équipe médicale ayant pratiqué l’intervention. « Mais dans quel monde vivent-ils, ces gens-là ? » s’exclame-t-il au diapason de l'indignation commune. Il dénonce les actes de pédophilie commis un peu partout dans le monde par des religieux et des prêtres, et l’occultation de ces crimes par les autorités ecclésiastiques, et il déplore l’aveuglement d’un feu souverain pontife à l’endroit du peu recommandable fondateur des Légionnaires du Christ. Il évoque les « sombres luttes d’influence » qui minent le Vatican, et leurs malheureuses retombées médiatiques, etc.
Initiative de salubrité publique, cette stigmatisation s’accompagne d’une mise en garde lucide et sévère quant à l’avenir du catholicisme et de la foi chrétienne elle-même. Les comportements répréhensibles décrédibilisent les institutions ecclésiastiques au point d’hypothéquer la prédication des valeurs dont elles se réclament. Joseph Doré rappelle haut et fort que l’Église est foncièrement infidèle à sa mission chaque fois qu’elle ne conforme pas ses actes à ses paroles, chaque fois qu’elle privilégie ses propres intérêts au détriment des services qu’elle doit rendre à ses fidèles et au monde, chaque fois qu’elle s’allie avec les puissants au préjudice de la cause des petits, chaque fois qu'elle se ridiculise à travers des mises en scène obsolètes, chaque fois qu’elle prétend détenir seule la Vérité et les clés du salut, chaque fois qu’elle recourt abusivement au Saint-Esprit pour se justifier et conforter son autorité au lieu de reconnaître ses difficultés et ses errements. Assez souvent…, somme toute.
Destiné à rassurer les fidèles taraudés par le délitement du catholicisme, ce petit livre les réconfortera en s'arrimant à l'essentiel. L’auteur insiste sur la primauté de l’amour et sur l’attention prioritairement due aux plus démunis, préconise l’ouverture à autrui sans acception d’appartenance religieuse ou profane, appelle à rejoindre les hommes là où ils sont et tels qu’ils sont, attache une importance cruciale à l’intelligibilité de la foi et à la nécessité de s’inscrire dans la culture contemporaine pour penser et transmettre cette foi. Dieu est présenté comme un mystère que nul ne peut embrasser, mais qui se laisse entrevoir à travers le mystère de l’homme. Quant au mal, il peut toujours être vaincu par « la puissance de l’amour », dit Joseph Doré. Mais pour éclairantes que soient ces affirmations, elles apparaîtront à beaucoup trop générales, à trop prudente distance des questions éthiques, politiques et religieuses qui divisent la société et l’Église, trop peu engagées dans les difficiles débats et combats dont dépend notre avenir. Comment s'opposer à la marchandisation du monde et de l'homme, à l'iniquité et à la multiple violence qui en découlent ? Comment ramener l'Église vers l'évangile ? Que partager avec les autres religions et par delà des religions ?
Les défis de la subversion évangélique
« Peut-on vraiment rester catholique ? » Étrange question si la condamnation des erreurs et des abus ne met pas en cause le système qui les produit. Mais surtout, ne s'agit-il pas là d'une question en trompe-l’œil dès lors que l’auteur postule l’acceptabilité sans préalable du patrimoine catholique avec, en bloc, les dogmes, les sacrements, la hiérarchie et les institutions existantes ? Joseph Doré démontre que la voie qu’il a personnellement suivie, « à cause de Jésus » rappelle-t-il avec force, l’a gardé fidèle au catholicisme et heureux dans cette voie – dont acte. Mais, son itinéraire au sein des institutions ecclésiastiques a été si particulier que les extrapolations qu’il en tire ne sont pas généralisables, et elles survalorisent implicitement la vie religieuse, le statut sacerdotal et l’autorité de la théologie. Indépendamment du fait que les chemins du savoir ne conduisent pas forcément à la foi, pas même la théologie, les plus graves difficultés actuelles du catholicisme s’enracinent en amont des questionnements et des parcours individuels.
Il n’est pas surprenant qu’un évêque théologien identifie a priori les fondamentaux du catholicisme à ce qui constitue le cœur du message évangélique. Mais ce raccourci n’est possible qu’en réduisant l’histoire du christianisme à un enchaînement linéaire et univoque qui escamote assez largement les bouleversements contradictoires qui l’ont forgée. Que la puissance sociopolitique de l’Église romaine ait trop souvent servi d’étalon pour décréter le vrai et le bien ne va pas de soi. Et, face à l’évolution contemporaine, cette Église se trouve aujourd’hui paralysée par le spectre d’un relativisme que le Magistère hypostasie et diabolise. La théologie sacralisante et l’anthropologie naturaliste et réifiée véhiculées par le catholicisme ont débouché sur une impasse herméneutique, en rupture avec la culture actuelle et hors de « la condition humaine commune à tous ». Devenue dogmatique, l’Église ne perçoit pas la dimension divinement modeste de la condition humaine et des réalités de ce monde, et elle opte de ce fait pour des positions morales et politiques à la fois intransigeantes et ambiguës, aussi étriquées au regard de l’évangile que des justes aspirations de la modernité.
Le christianisme étant par essence incarnation dans l’histoire, ce n'est pas la Tradition qui fait problème. Son développement apparaît tout à fait légitime, mais cela n’oblige pas à entériner l’intégralité de l’héritage sans inventaire. Les doctrines et les institutions sont assurément indispensables les unes et les autres pour tout un chacun et dans toutes les communautés humaines, mais elles ne valent que par la vie qu’elles portent et qui les transforme sans cesse. Pour renaître, l’Église devra revenir à l’amour fondateur dont elle est issue, qui est sa seule raison d’être et qui lui a légué les plus précieuses des valeurs. Pour cela, elle devra quitter l’encombrante carapace dans laquelle elle s’est enfermée en sacralisant son passé pour subsister en se repliant au lieu de se livrer à l’Esprit qu’elle prétend abriter. Bien des choses changeront quand elle acceptera de se voir telle que les hommes la voient, au lieu d’exiger qu’ils la voient telle qu’elle devrait être et n’est pas. Joseph Doré vient de faire quelques pas courageux sur ce douloureux chemin.
Il est prévisible que Les Éditions Bayard vendront bien ce livre – les manifestes sont à la mode et le lectorat potentiel a été bien ciblé. Mais ne faut-il pas aller beaucoup plus loin ? Suffit-il de toucher les ouailles encore pratiquantes alors que tant de croyants, et des plus fidèles parfois, se détournent des institutions religieuses en raison, précisément, de leur attachement à Jésus et à son message ? Ces chrétiens-là ne devraient-ils pas, avec leurs questions vraiment trop « catholiques » pour être seulement "catholiques romaines", préoccuper en premier lieu les responsables de l’Église qui se proclame "universelle" ? Pour endiguer l’hémorragie en cours, vaine est l’apologétique et ce n’est pas tant la moralité qu’il faut réformer que les inadéquations qui vicient et bloquent en profondeur le système religieux en place. Porter l’évangile hors les murs requiert depuis toujours, et aujourd’hui plus que jamais, une audacieuse subversion évangélique. Dans le sillage de la révolution annoncée par le Magnificat et l’oracle d’Isaïe qu'il aime citer (1), l’évêque théologien Joseph Doré n’a peut-être pas dit son dernier mot…
Jean-Marie Kohler
(1) Que direz-vous aux gens qui doutent qu'un archevêque puisse risquer les choix subversifs que recommande l'Évangile ?
Je leur dirai d'abord que je me suis moi-même interrogé avant d'accepter la charge d'évêque. Je me sentais bien dans mes responsabilités de théologien, utile à l'Eglise et reconnu par mes collègues. M'impliquer comme archevêque dans l'appareil ecclésiastique ne me tentait pas, et plusieurs de mes amis m'ont déconseillé de me compromettre à ce point dans les institutions… Mais voilà, j'ai décidé de me laisser interpeller et de relever le défi (…). Au cœur de tout cela, la subversion évangélique inhérente à ma foi devait revêtir une dimension nouvelle dans ma mission apostolique. Car c'est bien une forte contestation de l'ordre établi qui a été annoncée dans le Magnificat et le texte d'Isaïe lu par Jésus à la synagogue de Nazareth : "Il renverse les puissants de leur trône, élève les humbles, comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides", et "Il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer la délivrance aux captifs, rendre la vue aux aveugles et la liberté aux opprimés".
Article paru dans la revue Parvis n° 57, mars 2013
Au plus intime de l’homme, la prière de Dieu
Que signifient au regard de l’évangile les prières qui montent de l’humanité depuis la nuit des temps, et l’inapaisable attente qui taraude le monde contemporain orphelin de Dieu ? Ne découlent-elles pas toutes d’une même source qu’aucune religion ne peut s’approprier ? De fait, la glaise qui nous constitue est animée par un souffle qui vient d’ailleurs : le désir d’amour et d’infini qui inspire l’être humain témoigne de la parole créatrice dont le monde est issu et dont il ne cesse de relever. Dieu habite le cœur des hommes et sa présence est prière pour qu’ils vivent pleinement, pour révéler à chacun sa part de vérité et l’inviter à la partager.
L’héritage de la prière originelle et ses dérives
L’homme a d’abord prié pour conjurer les périls face auxquels il se sentait impuissant - calamités naturelles et ravages des guerres, famines et misère, maladies des hommes et des bêtes, stérilité et mort. Les forces surnaturelles sollicitées étaient multiples, des génies locaux et des ancêtres familiaux à un Dieu unique en passant par une foule de divinités intermédiaires. À la façon des humains, ces dieux avaient leurs affects et leurs convoitises. Détourner leur colère ou obtenir leur secours passait par des contreparties sacrificielles généralement codifiées, sanglantes ou symboliques. Des sacrificateurs et des prêtres servaient de médiateurs. Mais la beauté de l’art religieux archaïque témoigne d’un dépassement ancien des rapports utilitaires plus ou moins magiques liés aux besoins primaires.
Le christianisme s’est très tôt greffé sur ces croyances premières et les a transformées, produisant des formes de piété sublimes ainsi que maintes superstitions. Des sources ont vu leurs vertus miraculeuses se pérenniser sous l’égide de l’Église, des hauts-lieux telluriques ont été surmontés de calvaires et de basiliques, et la liturgie s’est déployée avec le faste des cultes impériaux en lieu et place des religions païennes. Substituée aux puissances congédiées, la Trinité allait souverainement gouverner le cosmos et l’humanité, assistée par la cour céleste et relayée sur terre par le clergé. Proclamée « Mère de Dieu » et « Reine de la terre et du ciel », la Vierge Marie s’est trouvée investie d’un rôle d’intercession d’une considérable portée affective, entourée d’innombrables saints. Le ciel entendait toutes les prières, mais c’est toujours la sagesse divine qui avait le dernier mot et qui devait être louée pour cela.
Aujourd’hui, ces croyances concernant la prière ne se perpétuent plus guère que chez les pauvres où les catastrophes et la misère remplissent les églises, dans les milieux dont la religion est instrumentalisée à des fins politiques, et chez les traditionalistes. Rares sont en Europe les croyants qui prient encore pour obtenir le soleil ou la pluie, le succès à un examen ou un gain au loto. La médecine apparaît plus efficace que les dévotions. Et à la guerre, mieux vaut se fier aux armes qu’à l’appui des cieux. L’idéologie moderne considère que l’histoire du monde est largement autonome et qu’il est absurde de demander à Dieu d’intervenir contre le cours normal des choses. Abuser de la crédulité populaire est jugé indigne, de même que culpabiliser les plus faibles en leur reprochant de ne pas prier assez pour mériter de vivre humainement.
L’homme émancipé honnit le Dieu inquisiteur et pervers qui poursuit ses créatures pour comptabiliser leurs fautes et les punir sous le prétexte de vouloir les sauver par amour. Et depuis les deux Guerres mondiales et la Shoah, le trône du Tout-Puissant n’est plus qu’une chaise vide surplombant des millions de cadavres innocents. La crédibilité de la prière de demande s’est effondrée en même temps que des pans entiers des attributs de la divinité. Mais loin de traduire un recul regrettable, cette évolution peut réveiller la spiritualité évangélique qui, grâce aux Églises et en dépit de leurs trahisons, a toujours survécu dans les profondeurs du christianisme. Ressurgit alors le visage du Dieu d’amour qui a pris chair pour délivrer les hommes de leurs maux, un Dieu qui se donne sans acception de religion et qui déteste d’être supplié et glorifié par des êtres humiliés et transis de crainte.
Libérer la prière dans le sillage du Christ
Quand Jésus se retirait pour prier, il situait Dieu dans les cieux selon les conceptions de son époque, croyait à la toute-puissance divine et pensait que la fin du monde était proche. Mais, en amont de ces déterminations culturelles, il se tournait vers la source de son être pour intérioriser les vues de celui qu’il appelait son Père et accomplir sa volonté. Il a déclaré inutile de multiplier les supplications puisque Dieu sait ce dont ses enfants ont besoin. Loin des louanges ampoulées et interminables qu’affectionnent les dévots, le « Notre Père » qu’il a enseigné à ses disciples représentait un exemple de prière courte allant droit à l’essentiel : qu’advienne la miséricorde et le pardon du royaume de Dieu, et qu’il soit donné à chacun de manger à sa faim. Des choses toutes simples qui exprimaient l’absolue confiance que Jésus avait en son Père et en la vie émanant de lui.
L’heure est venue d’adorer Dieu « en esprit et en vérité » et non plus dans les sanctuaires, a dit Jésus à la Samaritaine. Reprenant à son compte cet oracle d’Osée : « C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice », il a chassé du Temple les marchands qui vendaient des bêtes pour les holocaustes. Un choix crucial qui l’a conduit à relativiser les sacro-saintes règles de la pureté rituelle pour rejoindre les exclus. Il a guéri les malades dont le mal était associé au péché, a fréquenté les lépreux, les prostituées et les publicains. À la pureté relevant du clivage entre le sacré et le profane, entre les élus et les autres, il a substitué, adressée à toute l’humanité par delà la religion, une invitation à transfigurer l’homme et le monde. Le récit de la déchirure du voile du Temple au moment de sa mort symbolise ce bouleversement radical.
L’évangile a constitué une révolution irréversible. Que le voile du Temple soit sans cesse raccommodé par des Églises tentées de restaurer la religion primitive n’y change rien. Le moindre acte de bonté contribuant à humaniser le monde anticipe le règne de Dieu, avec ou sans religion. Il n’existe pas d’autre prière que celle que Dieu lui-même exprime au plus profond de l’homme. Parole aussi vaste et ardente que l’amour, contemplation et jubilation aux heures de joie, espérance et consolation dans la détresse ou la révolte. Gratitude pour la beauté de la création, pour la fécondité des communions et la joie des béatitudes, cette parole est aussi acceptation sereine de la finitude, des blessures et de la mort. Aucune prière ne se perdra en fin de compte : tous les hommes qui rêvent de vivre pleinement leur humanité partagent le rêve de Dieu, sa prière et son action créatrice.
Si Jésus revenait…
On peut penser que le Christ ferait aujourd’hui à peu près la même chose qu’il y a deux mille ans. Fidèle à la prophétie d’Isaïe par laquelle il a inauguré son ministère, il s’efforcerait de contribuer à affranchir les hommes des esclavages religieux et profanes qui les aliènent. Sa vie et sa prière continueraient à être celles de Dieu au milieu des hommes. Mais la fin du monde que Jésus avait crue proche n’apparaissant plus imminente, il serait amené à expliciter davantage les implications politiques de son message libérateur. Confronté à la diversité des religions et à la sécularisation, se réclamerait-il du christianisme historique ? Nul ne peut l’affirmer. Seule certitude : il risquerait sa vie pour incarner l’amour. Et son aventure se terminerait sans doute comme précédemment : individu dérangeant et dangereux, il serait déclaré fou par sa famille et condamné de concert par les pouvoirs religieux et politiques.
N’ayant jamais cessé d’être présent, le Christ n’a pas à revenir. À la merci de l’humanité, il demeure vivant pour toujours, priant les hommes de le reconnaître et de l’accompagner au service des plus petits. Resituant l’évangile parmi les pauvres à partir de leurs aspirations matérielles et spirituelles, la théologie de la libération balise cette voie dans le monde contemporain – combat et prière. Partager le pain et le vin pour donner corps à la parole du Christ en nous engageant à sa suite, symbole de la prière évangélique, peut se vivre de mille façons selon les cultures et les circonstances. Ne comptent que la miséricorde, la justice et la paix, l’abondance de vie et de joie partagées qui en découlent, car le Dieu des béatitudes est au delà de tous les dieux et de tous les cultes, et c’est sa prière que l’humanité est appelée à exaucer.
Bonheur et illusions liturgiques
Pour s’accomplir et contribuer à humaniser le monde, l’homme a besoin de médiations symboliques vécues en communauté. Sauf à se cantonner dans une austérité solitaire et stérile, il a besoin de commémorations, de rites et de fêtes pour se ressourcer et prendre de nouveaux départs. Loin de n’être que des cérémonies formelles et répétitives, les célébrations liturgiques peuvent constituer des moments créatifs de vie et d’heureuse communion. Noël, Vendredi saint et Pâques ne peuvent se vivre chaque jour qu’en étant périodiquement réactualisés de manière solennelle et partagée.
Mais quand la liturgie revêt les attributs du sacré et se pare d’une esthétique figée à l’avenant, quand elle prétend garantir aux élus qui la pratiquent un accès immédiat au divin, elle n’est qu’illusion ou imposture menant à l’idolâtrie. N’est divin que l’amour vécu en notre monde : reconnaître et servir Dieu n’est possible qu’à travers le service d’autrui sous le signe du lavement des pieds. Plutôt que d’anticiper la contemplation de la face de Dieu et les célébrations célestes par delà les problèmes du monde, nous avons vocation à faire advenir un peu de ciel sur la terre en assumant le trivial et sublime quotidien des hommes.
Notes annexes
Depuis la préhistoire, sur toute la planète
À quels dieux s’adressaient les orants qui gardent depuis des millénaires leurs bras levés vers le ciel au fond des grottes qui ont servi de sanctuaires à nos lointains ancêtres ? Comment est-on passé des grandioses religions royales d’Égypte ou de Mésopotamie aux intimes et admirables prières qui ont fleuri à l’ombre des pyramides et des ziggurats ? Que pesait, au Temple de Salomon, le couple de tourterelles offert par les miséreux en marge des impressionnants holocaustes de bovins dont la puissante odeur de graisses brûlées devait infléchir la volonté du Tout-Puissant ? Comment les flèches de nos cathédrales ont-elles porté vers Dieu la prière des humbles, les larmes et le sang qui ont coulé sur ces monuments édifiés à la gloire des grands de ce monde et de l’Église sous couvert de glorification du Christ et de la Vierge ? Qu’en est-il de ces prières et de toutes les autres adressées aux cieux depuis les origines ? Inséparable de l’anthropologie, la théologie ne peut se déployer qu'en prenant en considération l'ensemble de l'histoire des hommes.
La terre au diapason des cieux pour transfigurer le monde
Considérée comme un des premiers signes de l’avènement de l’homme, la prière a représenté une pratique si répandue et si constante qu’il devrait être aisé d’en décrire les mobiles et les enjeux. Et pourtant, il s'avère difficile d’en appréhender la signification essentielle et la portée. L’inventaire de ses nombreuses modalités permet d’en classer les manifestations extérieures et d’en décrire l’évolution, mais non d’en cerner le mystère. Si le monde était un système clos sur lui-même, il n’existerait ni liberté ni désir et la prière n’aurait pas de sens. Mais tel n’est pas le cas, car immenses sont les cieux qui enveloppent la terre et qui inspirent aux hommes le désir de transfigurer leur vie et le monde. Créatrice à son tour, la prière renouvelle l’homme à mesure qu’il progresse dans sa relation à ce qui le dépasse. Transcendance et immanence s’appellent et se fécondent mutuellement dans le vécu immédiat de chaque personne comme dans notre vécu commun.
La prière, une dimension originelle de la condition humaine
Multiple héritage et création permanente se succèdent et s’enchevêtrent pour tisser la prière. La sacralisation de ses formes passées la consolide, mais en même temps elle la menace et la pervertit en l’exposant à être instrumentalisée par la religion. La prière ne se réduit jamais, s’il s’agit vraiment d’une prière digne de l’homme et du divin, aux déterminations humaines qui la conditionnent et auxquelles elle ne peut échapper : son environnement est son support, mais non son âme. La transcendance qui l’anime emprunte les voies de la culture et de l’immanence, mais ne s’y dissout pas. À sa source, la prière n’est-elle pas une attitude fondamentale de l’être humain avant même d’être formulée et véhiculée par la religion ? Pour se démarquer de ceux qui n’adhèrent pas à leurs doctrines, les croyants parlent d’incroyants, et ces derniers acceptent d’être rangés dans cette catégorie pour se distinguer de ceux dont ils refusent les croyances. Mais existe-t-il des êtres humains foncièrement incroyants ?
La prière, de ses berceaux vers les chemins du monde
L’Écriture et le Temple constituaient les deux piliers de la religion juive à l’époque de Jésus. Séparé des autres nations par un Dieu réputé « jaloux », le peuple élu devait se garder pur en se soumettant à une multitude d’obligations quotidiennes et à un culte exigeant et compliqué. Respectueux du patrimoine religieux d’Israël et foncièrement pieux, Jésus n’a pas rejeté cet héritage. Mais, attaché à la tradition universaliste issue des prophètes et partageant la spiritualité des psaumes propre aux « pauvres de Yahweh (anawim) », il a déclaré avoir vocation à accomplir la Loi en la dépassant. À aucun moment il n’a eu l’intention de fonder une religion inédite avec un sacerdoce et des sanctuaires nouveaux, mais sa prédication a de fait subverti les valeurs reçues et entraîné un renversement complet de la religion établie. D’où l’hostilité des prêtres et des docteurs de la Loi qui lui a valu d’être crucifié. Deux mille ans se sont écoulés depuis lors, mais le travail de subversion évangélique de la religion reste toujours à poursuivre pour que le message des béatitudes et des paraboles de Jésus puisse être entendu sur les chemins du monde.
Il ne peut pas y avoir de prière sans combat
Pour libérer l’homme, Jésus a aimé et prié jusqu’au bout de la nuit la plus noire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce terrible cri du Golgotha n’en finit pas de retentir. Tandis que menacent aujourd’hui une iniquité et une déshumanisation sans précédents, marquées par le sceau de la « mort de Dieu » et relayées par une puissance technologique exponentielle, les professionnels des Églises perdent leur ancienne crédibilité sociale - leurs discours lassent nos contemporains et les lieux de culte se vident. L’heure est venue de réenfanter Dieu, autrement et en d’autres lieux que les sanctuaires. Ce Dieu qui s’est livré à la merci des hommes demeure à jamais du côté des victimes, et le sang des innocents répandu sur notre terre est le sang du Christ dont l’amour a vaincu la mort. Cette foi exige de périlleux engagements sur les vrais champs de bataille. La scène du « Grand Inquisiteur » des « Frères Karamazov » de Dostoïevski rappelle que le procès intenté au messager de l’évangile se poursuivra jusqu’à la fin du monde...
Le très modeste et divin témoignage d’Etty Hillesum
Dans l’antre de la mort du camp d’extermination nazi d’Auschwitz où elle a été gazée en novembre 1943, Etty Hillesum s’est inlassablement vouée à sauver Dieu en elle et dans le cœur des autres : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi (…). Ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. (…). Tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. » (Etty Hillesum, Journal, 11 juillet 1942, Une vie bouleversée, Le Seuil, 1995, pp. 175-176). Le miracle de la rédemption et de la résurrection, c’est faire en sorte que la vie l’emporte sur la mort et le néant jusque dans les situations les plus désespérées.
Jean-Marie Kohler
Article paru dans la revue Parvis n° 57, mars 2013
Respecter la prière des autres
À quels critères recourir pour apprécier la pertinence d’une prière ? Qui peut juger ce qui émane du plus profond du cœur d’autrui ? Comment démêler ce qui vient de l’homme et ce qui est inspiré par Dieu ? Le respect et la modestie s’imposent absolument dans ce domaine, et tout particulièrement quand il s’agit du passé ou d’une culture différente. « Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3, 20).
La prière change au fil de l’itinéraire de chacun et en fonction de l’environnement. Bien que différentes dans leur contenu et leur expression, la prière de l’enfant peut être aussi pertinente que celle de l’adulte, celle de l’ignorant peut valoir celle de l’érudit, et le plus primitif des hommes peut prier de la façon la plus sublime. Ce n’est pas le discours qui importe : « L’essentiel de la prière n’est pas ce qui est dit, aimait à rappeler Marcel Légaut, mais ce qu’on est ». Aussi diverses que soient nos conceptions de Dieu et nos religions, nous partageons tous la même vie animée par la même aspiration divine à rendre le monde plus humain.
L’idéal n’étant pas à notre portée, la réalité comporte des décalages et des contradictions. Le croyant qui récuse l’idée d’un Dieu interventionniste peut s’entendre formuler une prière de demande - c’est si humain ! Et bien qu’il faille se libérer de toutes les aliénations, certaines formes régressives de la religion, issues de l’enfance ou charismatiques par exemple, peuvent représenter des points de départ ou des étapes incontournables. En nous révélant nos carences, nos limites spirituelles nous ouvrent sur ce qui nous dépasse.
Il n’en reste pas moins que certaines prières sont insignifiantes, inappropriées, voire condamnables. Celles qui n’engagent pas celui qui les émet ne sont que mots inutiles. Celles qui ne relèvent que d’arrière-pensées intéressées sont contraires à la dignité de l’homme et de Dieu. Et, au nom du respect dû à autrui et à Dieu, il faut rejeter toutes les manipulations de la prière exercées par les autorités qui s’arrogent un pouvoir sur la conscience des croyants.
Jean-Marie Kohler
La pertinence actuelle de l'évangile
Journée de réflexion « Poursuivre », le 3 mai 2012 à Peltre
Cette intervention est introduite par une comparaison inédite portant sur le discours officiel de l’Église et les préoccupations majeures de nos contemporains. Les développements qui suivent reprennent, en les réorganisant et en les complétant, des éléments déjà exposés à d’autres occasions et déjà partiellement mis en ligne.
J’introduirai cette causerie en survolant deux événements qui ont eu lieu quasi simultanément en mars dernier à Mulhouse et dans sa proche banlieue : une conférence de carême donnée par l’archevêque de Strasbourg, et une rencontre suivie d’un forum sous l’égide du « Pacte civique » qui a pour devise « Inventer un futur désirable pour tous ».
Le titre de la conférence de carême était prometteur : « Avant d’évangéliser, laissons-nous évangéliser ». Pour ma part, j’avais naïvement cru que l’Église commençait à se rendre compte de l’inanité de ses habituels discours d’évangélisation, et qu’elle souhaitait se mettre à l’écoute du monde, ou plutôt à l’écoute du Dieu qui chemine avec les humbles au milieu de nous. Je pensais qu’il allait être question de l’urgente nécessité d’apprendre, au contact des réalités quotidiennes, en quoi consiste aujourd’hui concrètement la bonne nouvelle de la délivrance annoncée par Jésus de Nazareth.
Le thème de la rencontre de Kingersheim, « Changeons la société en changeant notre regard et nos relations humaines », était également très prometteur. Un thème porté par les multiples initiatives concrètes mises en œuvre par une municipalité qui a décidé, depuis plusieurs années, de privilégier la fraternité et le « mieux vivre ensemble » au sein d’une zone urbaine périphérique, multiethnique et multiculturelle, plutôt défavorisée. Des actions portant sur l’emploi, le logement, l’école, la convivialité, l’écologie, centrées sur la richesse de la mixité sociale, sur la reconnaissance mutuelle et le partage.
Devinez la suite. La conférence de carême sur la « nouvelle évangélisation », destinée à l’ensemble des paroisses de Mulhouse, n’a réuni guère plus de deux cents vieilles gens, tandis que la soirée organisée par la commune de Kingersheim a rassemblé près d’un millier de jeunes adultes – une différence que ne suffit pas à expliquer la présence de Pierre Rabhi et de Jean-Baptiste de Foucauld à Kingersheim. Beaucoup de nos contemporains restent désireux de vaincre la fatalité qui menace notre avenir, désireux de pouvoir se fier à la vie : ils demeurent capables de se passionner pour la cause de l’homme.
Comment expliquer un tel désamour pour la religion et une aussi forte mobilisation pour débattre des valeurs humaines et de leur incarnation dans le quotidien des hommes ? L’archevêque a prêché la religion, l’autre rencontre s’est interrogée sur le vécu des hommes. Entre les deux, un gouffre que les bonnes intentions ne peuvent plus combler. Le forum qui a fait suite au débat de Kingersheim, le lendemain, a mis en évidence la profondeur de ce gouffre : parmi les nombreux ateliers qui ont été spontanément organisés sur la promotion d’un mieux-vivre ensemble, aucun n’a évoqué une éventuelle utilité de la religion. Est-ce l’évangile qui n’a plus de pertinence actuellement, ou est-ce la façon dont l’Église institutionnelle en parle et le vit ?
Même les croyants pressentent qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de la prédication des vérités absolues qui, tirées des Écritures et de la Tradition par les autorités ecclésiastiques, n’ont pas besoin de frayer avec les hommes pour s’incarner parmi eux. Là où le vertical efface l’horizontal, tout a déjà été dit, une fois pour toutes et de façon parfaite. Il ne reste qu’à répéter, à commenter et à appliquer selon les encycliques. Mais ce langage ne convainc plus, et les VRP de la religion ou du Vatican (voyageurs-représentants-placiers) qui se prennent pour les ambassadeurs plénipotentiaires de Dieu n’ont plus guère de crédit.
Les incantations du cantique K35-64 chanté à la conférence de carême illustrent l’autisme du discours de l’Église qui s’autoproclame « Lumière des nations, chargée de la Parole » : « Église de ce temps, Église au cœur du monde », « Église des pécheurs, Église de l’alliance », « Église bien-aimée, Église dans la grâce », « Église de partout , Église des Apôtres », « Église des martyrs, Église des prophètes », « Église de toujours, Église pour les hommes », etc. À la question « Entendras-tu ce que l’Esprit dit aux Églises ? », trop de fidèles sont tristes de devoir répondre qu’ils n’entendent plus grand-chose de ce côté-là…
Comment pouvons-nous « rencontrer le Christ » et « nous laisser toucher » par lui, comme cela nous a été demandé, si ce n’est à travers les relations humaines ? Comment l’Église peut-elle « lire les signes des temps », « annoncer un Royaume nouveau », « surmonter les obstacles » et « oser de nouveaux scénarios d’évangélisation » sans être réellement engagée dans le monde ? Que signifie « l’appel à la sainteté » s’il retentit en dehors des douloureux combats qui s’imposent dans le quotidien à ceux qui défendent la cause de l’homme ?
1. Une religion qui se marginalise
Dieu a-t-il déserté le monde ?
Il faut se garder de juger le monde de façon manichéenne comme l’Église le fait trop souvent en se présentant comme le bastion de Dieu face au matérialisme et l’égoïsme contemporains, et en idéalisant le passé. Cette attitude méconnaît l’incarnation et fausse l’histoire, fait injure à l’homme et à Dieu. La chrétienté n’a pas été plus évangélique que les sociétés d’aujourd’hui.
Depuis toujours, le monde charrie pêle-mêle le bien et le mal. D’une part, l’aspiration de la plupart des hommes à vivre plus humainement et, d’autre part, la violence capable d’écraser et de tuer autrui, de piller et de détruire la nature. Mais, depuis toujours, c’est au niveau des forces dominantes que se cristallise la pire violence qui s’étend ensuite à tout le corps social.
L’adversaire n’est jamais l’homme, ni même la société, mais la puissance des logiques inhumaines imposées à l’homme et à la société. Là se situe le mal, là est le lieu de nos combats pour faire advenir plus de justice, de paix et de bienveillance en ce monde. Là se joue l’avenir de l’homme et de Dieu.
Dieu a-t-il déserté l’Église ?
Jean Decomps a bien résumé la situation actuelle en ces termes : « L'Église nous éloigne de l’évangile, à travers la recherche de pouvoir, à travers son organisation hiérarchique, sa méfiance vis-à-vis des femmes, son juridisme doctrinal, son respect de ce qui se faisait autrefois, sa volonté de récupérer à tout prix les intégristes ». De fait, le spectacle que l’Église offre au monde est non seulement anachronique et ridicule, mais aux antipodes des valeurs du Dieu dont elle se réclame - accoutrement et titres. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
« Jésus a annoncé le royaume, et c’est l’Église qui est venue ». Ce propos d’Alfred Loisy relevait la nécessité où s’est trouvée l’Église primitive de s’organiser après la déroute du ministère de Jésus. Le maître ayant disparu dans les pires conditions et l’apocalypse ne s’étant pas produite comme annoncé, il a fallu imaginer de nouvelles perspectives pour s’inscrire dans la durée. L’Église s’y est employée comme elle a pu, réhabilitant le mariage et la procréation, modifiant les modes de gestion des biens matériels et du pouvoir, et réévaluant ses rapports avec le judaïsme, etc. Il en est résulté de sérieux conflits, entre Paul et l’Église de Jérusalem entre autres, mais les contradictions les plus profondes et les plus durables ne surgirent que plus tard, au IVème siècle, sous l’empereur Constantin.
En s’alliant à l’Empire et en héritant les biens et la puissance sociale du paganisme, l’Église est devenue l’alliée des puissants et des riches, acceptant d’être honorée et comblée jusqu’à déshonorer et dépouiller le Dieu dont elle se réclamait. L’évangile s’est transformé en religion : l’Église a développé et manipulé à son profit la peur de Dieu et du diable, et a monnayé l’accès au salut dont elle s’est arrogé le monopole. Séduite par le pouvoir, elle a rêvé d’instaurer le règne politico-religieux d’un Christ-Roi hégémonique.
Pour célébrer la gloire de Dieu selon les normes humaines, pour financer ses œuvres missionnaires et caritatives, et pour imposer son influence sous le couvert du règne de Dieu, l’Église a toujours recherché l’appui des dominants et des possédants. Elle a été l’alliée et la complice de la royauté sous l’ancien régime, l’alliée et la complice des classes dirigeantes lors de la révolution industrielle, l’alliée et la complice des forces coloniales après avoir absout des siècles de rapine outre-mer et d’esclavagisme. Parmi ses trahisons récentes liées à ce genre de collusion, citons la suppression des prêtres ouvriers, l’étouffement de la théologie de la libération, et la mise en place d’une structure de pouvoir ecclésiastique systématiquement réactionnaire.
Aujourd’hui, beaucoup de chrétiens étouffent dans le carcan d'une institution ecclésiastique à bout de souffle, qui se raidit pour survivre dans ses formes anciennes. Mais de plus en plus nombreux sont, jusque parmi les clercs, ceux qui n'hésitent plus à transgresser les normes obsolètes édictées par le Magistère romain et qui, pour servir Dieu et leurs frères selon l'évangile, choisissent d'obéir à leur conscience plutôt qu'à se soumettre au droit canon. Partout en France, en Europe et sur les autres continents, un vent de renouveau s'est mis à souffler pour enfanter le christianisme de demain. Comment nous libérer des entraves institutionnelles pour dire Dieu à nos contemporains ?
Le moment n’est-il pas venu de renverser les murs, de lancer des ponts, d'ouvrir des voies nouvelles pour humaniser et diviniser le monde. Qui peut endiguer les vagues de l'océan et emprisonner le vent ?
2. Le cœur du message évangélique
Jésus de Nazareth et ses témoins
Qui était Jésus, ou plutôt qu’a-t-il fait et dit au cours de sa vie ? Il a été présenté sous d’innombrables visages et masques contradictoires à travers l’histoire : fondateur de religion ou maître de sagesse, rigoriste ou laxiste en matière religieuse et morale, conservateur ou rebelle au plan politique, réactionnaire ou révolutionnaire, champion des « forces du Bien » terrassant les « forces du Mal », etc. Les informations disponibles à son sujet ont été instrumentalisées à des fins dogmatiques et politiques, et ont servi à fabriquer mille Jésus selon les besoins.
Le personnage historique du prophète de Nazareth est impossible à cerner avec précision, mais l’essentiel de son message nous est cependant connu. D’une part à travers les évangiles qui ont relayé les traditions orales se référant aux premiers témoins, et d’autre part à la faveur de la créativité que l’existence et la parole de Jésus a engendrée par la suite. Retrouver Jésus, ce n’est pas une affaire qui relève du savoir (qui a-t-il été, qui est-il), mais de l’engagement (« suis-moi »). De fait, l’évangile a survécu à toutes les trahisons et demeure jusqu’à ce jour lumière et ferment à travers les engagements d’une multitude de témoins connus ou anonymes, dans l’Église et hors d’elle. Mais, problème, il a été tellement banalisé et instrumentalisé au profit de la religion et de l’ordre social que le monde ne l’entend plus.
La subversion évangélique
C’est aux antipodes des logiques dominantes du monde que le Dieu révélé par Jésus intervient dans le cœur des hommes. Cette option le distingue de toutes les autres divinités. Dieu de tous par un amour sans exclusive, il se singularise par un étonnant parti pris : il est d’abord le Dieu des rejetés, l’incroyable Dieu qui s’identifie aux victimes de la violence des hommes jusqu’à se laisser clouer nu sur un gibet – « scandale pour les juifs, folie pour les païens ».
Aussi l’évangile ne peut-il être que subversif : révélation du mal qui écrase les plus faibles, résistance et combat en même temps que béatitude. Loin de se borner au salut des âmes, il invite à lutter contre toutes les formes d’asservissement. De même que Moïse a libéré les Juifs de l’esclavage en Égypte, qu’Amos, Osée et Isaïe ont proclamé la suprématie de la justice et de la miséricorde sur la religion, Jésus a renversé les fondements fallacieux des trônes et des autels pour élever l’homme à sa véritable dignité et à sa liberté.
Ses paraboles et ses béatitudes ont, dans le sillage de la révolution exaltée par le Magnificat, constitué une des plus radicales subversions religieuses et politiques de l’histoire. Les puissants, les riches, les bien-pensants et les bien-priants seront devancés dans le royaume des cieux par ceux qui sont considérés comme les derniers des hommes. Le service et l’humilité l’emportent sur la puissance et la gloire. À la force est opposée la non-violence, et aux comptes est opposée la gratuité. Jésus interdit de juger autrui, prescrit d’aimer les ennemis, subordonne le shabbat et la religion à la vie humaine, ne fait pas la moindre allusion aux pratiques religieuses dans son énoncé des critères du Jugement dernier.
Nous aurons beau travailler plus pour gagner plus, les ouvriers de la onzième heure seront payés comme ceux de la première. Tous les hommes sont égaux en dignité devant Dieu et entre eux, mais les premières places sont promises aux laissés-pour-compte. Dès lors, comment serons-nous accueillis dans cet étrange royaume, nous qui nous trouvons objectivement du côté des nantis ? La seule voie y donnant accès passe par le renoncement aux sécurités et ambitions égoïstes, par le détachement des avoirs et des pouvoirs pour une solidarité active avec les petits.
Soumission religieuse et combats pour la vie
La religion a tendance, en tant que système religieux, à privilégier la soumission et la résignation : elle promet aux fidèles dociles à la doctrine et à la morale la récompense d’une survie éternelle au sortir de la « vallée des larmes » terrestre. Les combats dont elle parle représentent surtout des combats intérieurs portant à légitimer et à renforcer l’obéissance à Dieu et à ses représentants ecclésiastiques et profanes.
Les combats que commande l’évangile sont autres, aussi bien au plan personnel que social. Il s’agit de combats pour l’existence personnelle et collective immédiate, dans la perspective d’une anticipation du royaume de Dieu ici et maintenant. L’évangile exige de lutter pour la vie concrète, pour le respect des droits individuels fondamentaux (nourriture, logement, emploi, santé, éducation, citoyenneté, liberté de conscience, etc.), et pour le respect du droit des peuples (justice, paix, défense des cultures, etc.) Ces combats s’inscrivent dans des rapports de force et constituent de ce fait, inévitablement, des combats politiques.
3. Comment l’évangile nous libère
Nous libérer des aliénations religieuses
Face au mal et à la mort
L’homme a toujours vécu dans la crainte de la nature et de ses semblables, et son histoire est d’abord une formidable histoire de lutte contre ses terreurs primitives. Elles ont mué, mais elles n’ont pas disparu. Aggravées par la menace d’une possible autodestruction de l’humanité et de la planète, elles perdurent jusqu’à maintenant. Plus rien n’est sûr : tout n’est que provisoire et relatif. D’où le retour en force du religieux et de l’irrationnel - de l’astrologie aux prédictions de la fin du monde. La tendance compulsive à l’épanouissement, l’hypertrophie de l’ego narcissique, ne sont peut-être que l’envers de l’angoisse originelle qui continue de hanter les hommes.
Que nous apporte l’évangile pour exorciser ces craintes ? À vrai dire, aucune assurance doctrinale ou rituelle, aucune garantie de salut par un savoir ou des procédures sacrées. Mais un exemple : celle d’un homme libre qui a su libérer les autres des maux qui les entravaient et qui, après sa mort, continue cette œuvre de libération. Son évangile est la vérité la plus simple et la plus concrète jamais apparue sous le soleil : une Parole qui se dit à travers une pratique, qui enfante inlassablement la vie. Tout en considérant que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde et ne le sera jamais, l’évangile affirme que ce royaume est déjà là et pour l’éternité, advenant en tout lieu et en tout temps où se manifeste l’amour.
Le mal subsiste, irréductible et immensément tragique. Nous parlons du sépulcre vide du ressuscité et nos tombeaux ne cessent de se remplir de cadavres. Et pourtant, nous croyons que le mal et la mort sont vaincus. Jésus n’a pas cherché à résoudre l’énigme de la souffrance, mais il a livré sa vie pour combattre le mal. Il a guéri les aveugles, les paralytiques et les lépreux, libéré les possédés. Prêchant la miséricorde et le pardon, il a délié et déverrouillé, brisé les clivages et renversé les murs, ouvrant à chaque homme la perspective de pouvoir accéder à sa plénitude et à son bonheur par delà les fautes et la culpabilité que charrient nos existences. Il a dénoué ce qui était noué, désentravé ce qui était entravé. C’est en cela que consistèrent ses miracles, le reste n’étant qu’une affaire d’époque.
Le fond de l’être est amour : l’évangile invite à se fier à la vie, à y puiser espérance et courage, à se laisser porter par la tendresse qui habite au plus profond de chacun, en dessous de nos peurs, à patienter et à pardonner jusqu’à l’impardonnable. Se fier à la vie est pour tous les humains la condition première et incontournable de la vie - hors de là est la mort. Cette confiance ne s’explique pas et n’explique rien, mais elle rachète tout en nous et autour de nous. Donner corps à l’amour, c’est recréer et sauver le monde.
Une liberté absolument souveraine
C’est avec une imprenable liberté dans ses paroles et ses actes que Jésus a annoncé et opéré la délivrance. Pour aller à ceux qui avaient besoin d’être libérés du mal qui les tenait, il n’a pas hésité à fréquenter le rebut de la société, les malades déclarés impurs, les traitres tirant profit de l’occupation romaine, les femmes se livrant à la débauche. Ce n’étaient pas seulement de mauvaises fréquentations, c’était contraire à la religion et aux lois qui en découlaient.
Il est allé son chemin à ses risques et périls, sans craindre les condamnations d’un système politico-religieux fondé sur la Loi et les clivages entre le pur et l’impur, le sacré et le profane. Ce faisant, il a inauguré un nouvel ordre du monde, celui annoncé les prophètes juifs pour les temps messianiques, une initiative infiniment plus radicale et plus vaste que s’il avait simplement fondé une nouvelle religion pour la substituer au Temple et au sacerdoce d’Israël.
Cet incroyable pouvoir d’opérer des miracles, Jésus l’a transmis à ses disciples pour qu’ils en usent à leur tour en son nom. Il nous a donné le pouvoir de nous relever après nos chutes, de relever ceux tombent autour de nous, de rendre leur humanité à ceux qui l’ont perdue. Il nous a donné le pouvoir de revivre après avoir tout perdu et de ramener à la vie ceux que le malheur a terrassés. Tel est, selon l’évangile, le pouvoir de ressusciter les morts et de transfigurer le monde.
L’apôtre Paul en a conclu que la communion au mystère de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus confère au disciple du Christ une souveraine et définitive autonomie par rapport à toutes les puissances profanes et religieuses. Le chrétien n’est plus l’esclave de la Loi, soumis à l’obligation de la circoncision et aux interdits alimentaires, ou à une quelconque autre contrainte. Tout lui est permis s’il vit dans l’amour – ce que St Augustin a traduit par « Aime, et fais ce que tu veux ! » Une affirmation soigneusement oubliée par la religion qui n’a cessé de multiplier les règles morales et religieuses, et de les assortir de menaces et de condamnations jusqu’à hypothéquer l’éternité !
Libéré des aliénations religieuses par l’évangile, le chrétien se tient debout devant Dieu et devant les hommes. Toutes les servitudes religieuses sont abolies et sa liberté reflète la transfiguration que l’amour opère au sein de la création. Le terrible Dieu tout-puissant des croyances antiques est mort sur le Golgotha, et le « Dieu pervers » dénoncé par Maurice Bellet, inquisiteur et meurtrier sous couvert d’amour, est à son tour définitivement démasqué.
Face aux contraintes institutionnelles
Comment s’articulent aujourd’hui la dimension mystique et la dimension sociologique de l’Église ? Là encore, l’évangile tranche et libère du pouvoir abusif que l’Église impose en usurpant la place de Dieu. Notre Dieu est un Dieu qui délivre et sauvegarde ceux qui se fient en lui, loin du Dieu tout-puissant qui veut avant tout être obéi, être loué et flatté comme un monarque par une structure religieuse à sa dévotion. Point n’est besoin de disserter longuement, d’invoquer les droits liés à la succession apostolique, les savoirs théologico-métaphysiques et les rites magico-religieux censés assurer notre salut. En réalité, l’Église ne vit que là où les hommes vivent l’évangile, et nulle part ailleurs.
Les cérémonies qui constituent la principale activité sociale de l’Église ne témoignent guère de l’évangile. Construites sur le modèle des cultes royaux et rutilantes d’un apparat désuet, nos grandes liturgies appellent les condamnations déjà énoncées par les prophètes d’Israël : « Cessez de m’importuner avec vos offrandes, car – parole de Yahvé – vos sacrifices me répugnent, votre religion me dégoute. Je ne supporte plus vos fêtes et vos pèlerinages. Quand vous étendez vos mains pour vos prières, je détourne les yeux et je ne vous écoute pas. Éloignez de moi le brouhaha de vos cantiques et le tintamarre de vos harpes… Ce que je veux, c’est le droit et la justice. » De fait, nos grand-messes confortent un ordre social qui maltraite les déshérités de façon encore plus atroce que du temps d’Amos et d’Isaïe, et ce au su et au vu de nous tous.
Quand les Églises méconnaissant la souffrance du monde et son aspiration à la libération, quand leur dogmatisme et leur ritualisme obsessionnels les mènent à étouffer leurs fidèles, quand elles en viennent à trahir l’évangile pour servir leur propre puissance et leur propre gloire, ou plus banalement pour survivre à tout prix, mieux vaut quitter les sanctuaires pour les parvis et les quartiers où se jouent, sans acception de religion, le salut des petits et l’avenir du christianisme.
Comment, dans cette situation, demeurer fidèle sans trahir ? « Ne repousse pas du pied la pirogue qui t’a permis de traverser le fleuve » dit un proverbe malgache. Cultivons donc la gratitude que nous devons à l’Église pour ce que nous avons reçu d’elle en dépit de tout. Mais ce sans nostalgie du passé révolu, et sans oublier l’urgence des combats actuels. Tâchons d’accompagner, autant que possible, les formes de vie qui disparaissent. Assurons les soins palliatifs à ceux qui en ont besoin et qui y ont droit, mais n’oublions pas que l’avenir se joue ailleurs : dans les maternités où s’enfante la vie inédite de demain.
Nous libérer des logiques dominantes
Renoncer à l’avidité de posséder et de dominer
La Bible juive considérait la richesse comme une bénédiction divine récompensant les riches de leur bonne conduite, étant entendu qu’une partie de leurs biens devait être consacrée aux indigents. Divers textes, notamment prophétiques et sapientiaux, relevaient cependant que le dépouillement permet aux déshérités d’entrevoir un horizon spirituel plein de promesses. Détachés des avoirs et dénués d’orgueil, les anawim (« pauvres de Yahweh ») avaient, selon ces écrits, une plus grande capacité que les nantis de s’ouvrir à la connaissance et aux inspirations de Dieu.
Jésus a partagé cette spiritualité et l’a recommandée à ses disciples : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ». Il a durement stigmatisé l’attrait de l’argent et les mauvais riches : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ». S’identifiant aux plus démunis - « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites » -, il a proclamé que le Jugement dernier ne portera que sur la sollicitude manifestée à l’égard des malheureux.
Tant que la richesse et l’ordre social sont subordonnés à l’épanouissement de la vie, ils sont féconds et l’exercice des pouvoirs qui s’y rattachent est indispensable. Mais l’histoire met en évidence que les hommes ont une irrépressible tendance à pervertir l’ordre en un système d’asservissement pour assouvir leur envie d’accaparer et de dominer. Rares sont ceux qui ne se laissent pas aller au désir de puissance pour se défendre et accroître leur maîtrise sur les êtres et les choses. Approché par le diable dans le désert de Judée, Jésus a lui-même subi cette tentation.
La conversion évangélique consiste à éradiquer l’envie de richesse et de puissance. Le pouvoir ne peut être recherché ou accepté que pour servir, non pour le prestige ou les avantages tangibles qui l’accompagnent d’ordinaire. Aucun ordre religieux ou social ne peut s’imposer au nom d’une quelconque autre valeur ou vérité que le service. L’amour est l’unique vérité transcendante, et cette vérité ne se dévoile que dans la bienveillance et le dévouement envers autrui. La vertu de pauvreté et le renoncement aux stratégies de domination prêchés par Jésus demeurent par conséquent des valeurs essentielles.
Mais les temps ont changé. À l’origine, l’éthique évangélique a été plus personnelle et religieuse que sociale et politique. Les croyances apocalyptiques commandaient le dédain des richesses et une relative indifférence à l’égard de la justice sociale. À quoi bon amasser des biens ou vouloir changer l’ordre de la société si Dieu lui-même pourvoit aux besoins de ses enfants comme à ceux des oiseaux du ciel et des lys des champs ? Ne consolera-t-il pas lui-même les déshérités quand il leur rendra justice ?
La pauvreté actuelle est très différente de celle vécue dans la Palestine d’il y a deux mille ans, au sein d’une société rurale se fiant à la providence, subsistant de peu et solidaire, faiblement politisée et attendant la fin du monde. Loin de la pauvreté que les pauvres d’autrefois pouvaient valoriser, la misère qui broie aujourd’hui les quatre cinquièmes de l’humanité détruit l’ensemble des valeurs humaines en même temps qu’elle compromet la survie matérielle, suscitant frustrations et haines, terrorisme et guerres.
L’option préférentielle pour les pauvres
Pour remédier à l’ordre injuste, il ne suffit pas de stigmatiser les puissants et les riches dans des encycliques et en chaire. Il faut évaluer les mécanismes socioéconomiques et prendre les engagements qui s’imposent en conséquence au plan politique. Si la doctrine sociale de l’Église se contente de dénoncer l’ordre dominant tout en craignant de le bouleverser, elle ne sert à rien.
La vocation de l’Église n’est pas de se transformer en parti politique ou en agence humanitaire. Elle est d’annoncer l’évangile et d’en témoigner par ses pratiques en tant qu’institution et à travers les engagements de ses fidèles. Ce qui est attendu d’elle, ce sont des paroles et des actes prophétiques de délivrance pour aujourd’hui dans le sillage de Jésus, en donnant la priorité aux plus vulnérables et en assumant les risques de ce choix. Au-delà d’une éthique individuelle repliée sur la perfection, l’esprit de pauvreté commande une solidarité effective avec les exclus. Bâtir une société plus juste et plus fraternelle exige une attitude résolument combative.
Face à l’inégale répartition des richesses et des pouvoirs, l’objectif n’est pas de ramener l’inconditionnelle exigence de justice au fantasme d’une impossible égalisation immédiate de tous les niveaux de vie – le siècle passé a montré à quels crimes peut aboutir ce genre de délire. Mais l’objectif est de rejeter les classifications qui hiérarchisent les catégories sociales, les races, les religions et les civilisations en vue justifier les privilèges et les exclusions. « Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes... » L’évangile exige de reconnaître et de traiter l’autre comme un frère et de partager avec lui.
Ce n’est pas la pénurie qui crée l’inégalité et l’injustice. La planète produit assez de biens pour nourrir l’ensemble de sa population, et elle peut en produire davantage encore. Si la majorité de l’humanité souffre de la faim, c’est parce les nantis volent aux pauvres la part des biens communs qui leur revient. Maintenir leur niveau de vie et l’accroître indéfiniment est leur seule préoccupation. L’idéologie du développement ne sert bien souvent que de couverture commode pour imposer le modèle et les intérêts dominants.
Partout, les terres sont enlevées aux petits, les céréales sont stockées pour servir la spéculation financière, les biocarburants passent avant la nourriture, l’endettement imposé aux pauvres enrichit les prêteurs et étouffe les débiteurs, les médias sont dévoyés au bénéfice des intérêts du camp qui oppresse et exploite, qui exclue ceux que les nouvelles technologies rendent inutiles. Mû par le seul appât du profit, le capitalisme néo-libéral se révèle d’une inhumanité prédatrice d’une ampleur encore jamais atteinte.
Tous les hommes attachés aux valeurs humaines et à l’avenir de l’humanité, et les chrétiens tout particulièrement, doivent se mobiliser contre l’iniquité régnante. Pour secourir leurs semblables maltraités et les peuples crucifiés, il faut renverser le système totalitaire qui, sous les couleurs trompeuses du consumérisme et de la liberté, impose des structures et une idéologie mortifères. Il n’y a pas de « grand soir » en vue, mais l’évangile ouvre sur une révolution permanente sous le souffle de l’Esprit.
Conclusion : Pour une éthique universelle de la libération
Une Parole incarnée
Libéré des contraintes idéologiques et institutionnelles, le chrétien n’est pas métamorphosé en extraterrestre à la faveur d’une opération tabula rasa tous azimuts. L’évangile lui assure un ancrage dans le concret singulier et relatif de l’histoire. Sa libération se traduit au contraire par un retour sans réserve à l’humain dans toutes ses dimensions, et plus précisément aux urgences de l’humanité. Une démarche qui vise à rendre l’évangile au monde, ou plutôt à lire et à découvrir l’évangile dans le monde.
L’Église s’est construite progressivement dans le cadre des possibilités de chaque lieu et de chaque époque, non dans l’absolu. Le seul critère d’identité qui la définit est l’inspiration qui la porte à faire rayonner l’évangile. Aucune de ses modalités anciennes ne représente une forme parfaite et achevée du christianisme qu’il suffirait de reproduire ou d’imiter. La structure ecclésiastique qui a chosifié la Parole de Dieu et sacralisé ses institutions est en train de mourir. Mais l’Église ne se réduit pas à cette forme périmée.
Il faut inventer de nouveaux langages et de nouvelles institutions pour que « le chemin, la vérité et la vie » redeviennent reconnaissables après avoir été encombrés et grimés. La Parole ne peut pas se dire sans langage et il n’y a pas de vie humaine possible sans institutions. Pour chanter l’amour, il faut des mots, et pour le mettre en œuvre, il faut des institutions capables de l’inscrire dans la durée. Personne n’imagine qu’un enfant peut grandir hors d’un langage et d’un environnement institutionnel, quelles que soient les limites de l’un et de l’autre. Le monde renaît chaque jour, et il doit en aller de même pour l’Église.
À nous de reconnaître Jésus tel qu’il chemine dans notre monde, et de bâtir de nouvelles formes de rencontre et de partage capables de l’accueillir et de réunir ceux qui veulent le suivre. À nous d’inventer de nouveaux langages et de nouvelles institutions dans le périmètre sociologique de l’Église là où cela s’avère possible, ou hors de là en toute sérénité et joie.
Dimension universelle de l’évangile
La sécularisation et la mondialisation ont favorisé le développement du pluralisme. Cette évolution s’est accompagnée d’une extraordinaire diffusion des valeurs évangéliques et ouvre des perspectives inattendues. Sans minimiser la spécificité de l’enseignement de Jésus, il apparaît que ces valeurs ne sont pas l’apanage du christianisme. Elles sont apparues bien avant et peuvent se retrouver sous des formes plus ou moins explicites et accomplies dans d’autres cultures ou religions et dans le monde sécularisé. La Parole a préexisté au monde.
Dieu n’est pas avare de ses dons, et l’évangile a un caractère d’universalité au diapason des valeurs que véhicule le fond intime du cœur humain. Il y a là une pierre d’attente non seulement pour le dialogue interreligieux, mais aussi pour dialoguer et collaborer avec tous ceux qui croient en l’homme, qu’ils aient ou non une religion. Pourquoi ne pas reconnaître que l’athéisme lui-même témoigne parfois plus que les Églises des valeurs évangéliques, et ce jusqu’à devoir combattre les institutions ecclésiastiques à l’occasion ?
Loin de n’être qu’un loup pour son semblable, l’homme est foncièrement désireux de transmettre la vie et d’aimer, capable de contribuer ainsi à sauver Dieu en chacun et à sauver l’humanité. Refuser en soi et autour de soi le mensonge et la haine qui tuent, pardonner les offenses et renouer les liens brisés, porter secours aux êtres qui sont dans la détresse, persévérer dans cette voie malgré les difficultés et les échecs, c’est témoigner de l’amour qui se blottit incognito en tout homme en dépit du mal, c’est faire œuvre divine. La dynamique du combat évangélique est portée par la vie.
C’est au plus profond de la relation à autrui que chacun reçoit et transmet la Parole qui est à l’origine de l’humanité et ne cesse de la fonder. À l’opposé de l’obsession infantile d’une solitude toute-puissante, la relation à l’autre est le lieu où s’enracinent et se développent la vie et sa vérité. Cette relation est toujours attente et don réciproques, libre par rapport à tout avoir et à toute domination. C’est en elle que l’homme apprend à recevoir, puis à donner et à se donner. En même temps que l’évangile invite à reconnaître l’impuissance humaine à maîtriser l’infini inscrit en l’homme, il donne à entrevoir cet infini et la trame qu’il tisse dans le quotidien, et il permet de participer à ce travail.
Le sens des combats de libération menés au nom de l’évangile se trouve en amont de ces combats en même temps que dans leur mise en œuvre avec les autres. L’évangile ne surajoute pas du sens à nos combats : il est le sens de nos combats à leur racine et dans toutes leurs dimensions, et le lieu de nos partages avec les autres, prière et action.
Jean-Marie Kohler
Les pauvres sont l’Église (entretiens avec Gilles Anouil)
Joseph Wresinski Paris, Le Cerf et Quart Monde, 2011 (édition originale publiée par Le Centurion en 1983)
Le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, affirme que là où se trouvent les plus misérables et les plus méprisés des hommes, là sont aussi Jésus-Christ et son Église, et que par là advient le salut. Exposés aux outrages et à la mort dans le sillage de la Passion, les exclus sont appelés à lutter pour leur vie et leur dignité, et à témoigner de la possibilité d’une délivrance pour eux et pour tous les humains - lueur de l’aube pascale pour les chrétiens. Quand le moindre des hommes est abaissé ou relevé, c’est l’humanité entière qui est humiliée ou relevée. Ce livre expose avec pudeur comment cette conviction s’est incarnée chez les pauvres par delà toute référence religieuse.
La description de la détresse du quart-monde apporte à travers ces entretiens avec Gilles Anouil un éclairage poignant sur la situation des plus démunis. Loin des « bons pauvres » que les âmes charitables aiment à secourir pour soulager leur conscience, les laissés-pour-compte sont communément assimilés à un rebut dérangeant et irrécupérable que la société stigmatise et rejette, et eux-mêmes se dévalorisent. Mais le regard porté sur eux par Wresinski révèle leur humanité, leur grandeur et leur vulnérabilité, leurs blessures et leurs faiblesses. À la merci de la cruelle indifférence d’une société inique, ils ont en commun le vécu de leur souffrance et, en dépit des préjugés qui les excluent, une profonde aspiration à rejoindre la société pour se libérer de leur malheur.
Wresinski affirme que ce milieu forme « un peuple » du point de vue sociologique, organiquement composé de « familles » qui en assurent la survie. Bien que déchiré par la misère, ce peuple peut et doit prendre lui-même en main son destin, dit le fondateur d’ATDQM. L’assistance offerte par les structures dominantes ne représente selon lui qu’un cadeau empoisonné qui entérine et accentue l’impuissance liée au dénuement, et qui conduit en fin de compte à criminaliser la pauvreté. Pour combattre cette misère, ATDQM compte d’abord sur les « militants » de sa base, mais a créé à leurs côtés un corps de « volontaires » qui partagent la souffrance des exclus et leur volonté de l’éradiquer, et le mouvement mobilise à son service des « alliés » qui constituent un dispositif extérieur de recherche, de formation et d’appui.
L’appellation « sous-prolétaire » empruntée par Wresinski à la terminologie marxiste situe la couche sociale au sein de laquelle intervient ATDQM, mais là s’arrêtent les convergences avec le marxisme. Le « lumpenproletariat » n’intéressait pas Marx qui le jugeait instable et inefficace pour la lutte des classes, et Wresinski a toujours dénoncé la violence qu’il estimait contraire à l’évangile et néfaste pour les pauvres, notamment celle du communisme. Cette divergence explique les réserves catégoriques exprimées dans ce livre à propos de la théologie de la libération sud-américaine. Pour faire cesser le règne de la cupidité et du cynisme des puissants, le dévouement personnel est préféré aux rapports de force des grandes structures.
Le parti-pris du fondateur d’ATDQM de rester libre en évitant de se solidariser avec telle ou telle force de la société ou de l'Église peut paraître légitime dans son principe, mais il soulève d'épineux problèmes pratiques. Éviter de se fourvoyer dans les contradictions des réalités sociales sans se réfugier dans l’utopie n’est pas toujours aisé. Comment négocier et collaborer avec les pouvoirs établis sans se compromettre et finir par trahir parfois ? Pourquoi méconnaître que les privilégiés peuvent sciemment se désintéresser des autres et s’obstiner coûte que coûte dans leur égoïsme ? Concernant l'Église, peut-on se positionner correctement par rapport à l’incontournable et lourd appareil institutionnel en privilégiant systématiquement la représentation idéalisée que cet appareil entretient à son profit ? Viser haut ne met pas toujours à l’abri des ambiguïtés qui règnent à ras de terre.
Si "les pauvres sont l'Église" comme le proclame Wresinski, il n’est par contre pas possible d’affirmer, en inversant les termes, que l'Église qui a étouffé la théologie de la libération en Amérique latine a été l'Église des pauvres. Là-bas comme ailleurs bien souvent, l’Église a incontestablement été plus proche des puissants et des riches. Au reste, existe-t-il une organisation qui peut prétendre incarner les desseins de Dieu ? Comment servir l’évangile en toute liberté en s’accommodant de structures qui en abusent à des fins douteuses ? Et le message éthique de Jésus peut-il être porté par des vecteurs apolitiques alors qu’il est aussi intrinsèquement politique que spirituel ? Cet ouvrage fournit une opportune occasion pour poser ces questions à frais nouveaux en interrogeant ATD Quart Monde sur son histoire récente et son expérience actuelle.
Jean-Marie Kohler
Le fait Jésus
Philippe Lestang, Actes Sud, 2012
« Vivre le christianisme comme quelque chose de fraternel et de modeste, dans un dialogue avec tous les hommes » - y a-t-il plus belle invitation à la lecture que cet exergue ? L'ouvrage contient d'excellentes pages, notamment sur la nature obsolète de nombreuses croyances. Ce n’est pas sans quelque audace que Philippe Lestang fait le ménage, contestant nombre de doctrines qui continuent à être imposées par une Église apparemment incapable de prendre en compte les avancées de l'humanité au plan des connaissances scientifiques - qu'elles soient physiques ou humaines. S’appuyant sur une documentation et une réflexion solides, l’auteur s’oppose aux positions obscurantistes qui s'obstinent à refuser que les écrits du Nouveau Testament soient justiciables de la même approche herméneutique que l'Ancien. Ce qu’il dit du péché originel, du sacrifice et de l'instrumentalisation de la culpabilité par la religion est également très pertinent, et il a raison d'insister sur le fait que l'éternité se joue ici et maintenant.
D'autres analyses proposées dans cet ouvrage appellent par contre de sérieuses réserves. D'une façon générale, la démarche apparaît plus subjective qu'objective, et ce bien qu’elle se réclame de la raison universelle. De type piétiste et marquée par une tendance apologétique très catho, elle est fort éloignée des représentations, des souffrances et des espoirs de la société contemporaine. Comment peut-on parler des exigences de la foi dans le monde actuel en privilégiant les problèmes doctrinaux au détriment des implications sociales, économiques et politiques de l'évangile ? Les questions concernant les anges, le purgatoire, la présence réelle ou la succession apostolique s’avèrent aujourd’hui bien secondaires – c’est le moins que l’on puisse dire. D’autre part, non seulement le recours au paranormal ne convainc pas, mais ce type d'approche compromet toute interprétation spirituelle et théologique des miracles opérés par Jésus, et écarte la possibilité d'opérer à sa suite de semblables miracles selon ses instructions.
Mais il y a plus grave. Les représentations de Dieu et de Jésus-Christ véhiculées par Philippe Lestang sont certes conformes aux doctrines héritées que le Magistère catholique continue à prêcher imperturbablement, mais elles posent aujourd’hui des problèmes qui semblent avoir échappé à l’auteur. Si Dieu est tout-puissant, on ne peut pas comprendre qu'il abandonne au malheur tant d’hommes, dont beaucoup d’innocents, pour ne se préoccuper que de ses élus à l'aune de leurs prières – la sélection des miraculés au sein de la foule broyée par les tremblements de terre laisse pantois, etc. Si par contre Dieu n'est pas tout-puissant, ce que le Golgotha nous enseigne clairement, il faut en tirer les conclusions qui s'imposent et ne pas s'arrêter à mi-chemin - c'est la voie ouverte par l'apôtre Paul quand il parle de « scandale pour les juifs et folie pour les païens ». Non seulement l’évangile enseigne que le Dieu des chrétiens est radicalement différent du dieu métaphysique des philosophes et des scientifiques, mais il n’est nullement évident que l'accès au second puisse mener au premier.
Et pour ce qui est du Christ, il ne semble pas possible d’en rendre compte à travers le « fait Jésus » comme prétend le faire Philippe Lestang. Le scientifique dont l’auteur revendique le statut outrepasse en l’occurrence le domaine de ses compétences, et le croyant auquel il s’identifie assimile la foi à un savoir alors qu’elle est d’une autre nature, inaccessible par la voie scientifique. Il ne s'agit pas d'un « fait » qu'il serait possible d'établir par des arguments rationnels dans la signification qui est celle que nous lui donnons dans la foi. L'individu historique de Jésus a lui-même été dépassé par la dimension christique dans laquelle s'est inscrite son existence terrestre, et nous ne pouvons pas plus embrasser aujourd'hui cette dimension que nos prédécesseurs dans la foi ne l'ont pu à travers les âges. Même en supposant que l’individu Jésus puisse être cerné par une nouvelle approche historique, vaine supposition, cette approche ne donnerait pas accès au mystère du Christ qui transcende l’histoire. Philippe Lestang ne semble pas avoir réalisé que la foi ne relève pas d'une argumentation, et que son livre ne peut donc pas plus contribuer à changer cette donne que ceux du même type qui l’ont précédé. La foi se fonde sur une confiance raisonnée, mais elle est autre chose que la raison et le plus croyant des scientifiques n’y peut mais.
Jean-Marie Kohler
"Réponse" aux remarques de Jean-Marie Kohler, le 11 novembre 2012
Cher Jean-Marie
Dans vos commentaires sur mon livre "Le fait Jésus", vous soulevez des questions importantes, qui invitent assurément à un échange.
A travers vos remarques, il me semble aussi que nos façons de comprendre le christianisme sont peut-être différentes, ce qui est susceptible de conduire à un débat intéressant.
Vous avez, je pense, lu mon livre assez vite. Cela explique sans doute que sur plusieurs points vous m'attribuez des opinions qui ne sont pas les miennes.
Comme les points à évoquer sont nombreux, je les aborde ci-après sous forme de tirets successifs.
- Vous dites, presque au début, que ma démarche vous apparaît comme "de type piétiste". Ce mot n'est plus guère employé actuellement me semble-t-il. Peut-être voulez-vous dire que la relation personnelle à Dieu joue un rôle dans mon approche? C'est assurément le cas.
- Démarche subjective ou objective? Que serait une démarche "objective" en matière de relations humaines? (puisque, s'il faut un rapprochement, c'est avec certaines sciences humaines que ma démarche a parfois des analogies). Le psychologue qui s'efforce de comprendre le fonctionnement psychique d'un patient est-il dans le subjectif ?
Ma réflexion tient compte de la réalité que constitue la présence de Dieu dans la vie des chrétiens qui ont commencé à vivre sous la conduite de l'Esprit.
Individuellement, on, peut appeler cela du subjectif; mais ensuite on peut s'efforcer de dégager des éléments communs à partir de ces expériences individuelles. C'est en ce sens que mon livre propose une sorte de renversement du christianisme, quittant l'approche théologique, scholastique, pour la remplacer par une réflexion raisonnée sur ce qui est.
- Vous ajoutez, dans la même phrase, que ma démarche est "en réalité fort éloignée des difficultés, des souffrances et des espoirs de la société contemporaine". Je consacre dans le livre un chapitre, le troisième (p.27 et suivantes), aux problèmes actuels du monde, et à la question de savoir "comment apprendre aux hommes à pêcher"... Que cela ne vous convainque pas, c'est possible, mais c'est bien des difficultés actuelles du monde dont je parle.
Et pour ce qui est des gens qui sont dans le malheur, voyez par exemple le bas de la page 45, où j'indique que la réponse la meilleure est de "donner sa vie jusqu'au bout pour ces personnes". Il s'agit bien d'être au contact des difficultés des hommes qui nous entourent.
- Vous dites, toujours à ce sujet, que je parle des "exigences de la foi": je ne vois pas où vous lisez cela; non seulement je n'emploie pas cette expression, mais mon livre dans son ensemble se veut une invitation à l'amour, à la liberté.
- Quant aux "problèmes doctrinaux", il me semble que mon but est précisément de les écarter, pour se centrer sur les faits: l'amour est possible, et nous y sommes invités.
- Si je parle, aussi, de ce qui se passe peut-être après la mort, c'est à la fois parce que beaucoup de personnes sont de fait intéressées par ces questions, et pour mieux inviter chacun à être présent dans ce monde. Il s'agit bien de ramener les chrétiens au monde.
- Vous dites que je "recours" au paranormal! Non. Je constate simplement l'existence de phénomènes désormais admis par les scientifiques. Et votre affirmation comme quoi cela "compromet toute interprétation spirituelle (et théologique??) des miracles de Jésus" m'étonne (et je ne la comprends pas): je ne vois pas ce que voudrait dire une interprétation "spirituelle" des miracles; et surtout je ne vois pas ce que la réalité des NDE change en ce qui concerne "l'interprétation" dont vous parlez. Personnellement je crois à la possibilité de miracles. Est-ce que votre point de vue est différent? (Qu'entendez-vous par "interprétation spirituelle"? Qu'il n'y a en réalité pas de miracles ?)
- En disant que la représentation de Dieu que je propose est conforme aux doctrines héritées, vous êtes là aussi extrêmement loin de ce que je dis: car justement, par exemple page 79, je vais très loin dans l'ouverture à d'autres hypothèses !
- "Dieu tout puissant"? Mais justement je dis le contraire pages 81 82 !! Je vous suggère de les relire.
- Le Golgotha peut être interprété différemment: comme un témoignage d'amour jusqu'au bout; et de cette faiblesse apparente, qui est en même temps sommet de l'amour, vient une force nouvelle, puissance de résurrection.
- Vous parlez du "Dieu des philosophes" ("et des scientifiques"??). Ce n'est nullement le mien. Je critique à plusieurs reprises dans le livre l'approche "classique" des philosophes et des théologiens: voir par exemple p.21. Et en effet, comme vous le dites, ce n'est pas par la philosophie que l'on peut approcher Dieu. Les scientifiques, que vous associez ici aux philosophes, ne s'intéressent pas non plus à un Dieu qui est venu dans le monde.
- Si je dis que ma démarche est en quelque sorte de type scientifique, c'est parce que je pars des faits: mais pas comme un physicien; mais comme un chercheur de Dieu, un explorateur.
- La foi est-elle un savoir? (cinquième ligne de votre dernier paragraphe). Mes premiers chapitres sont consacrés notamment à la notion de conviction. Oui, l'expérience chrétienne est est un savoir, au sens large. Pas le type de savoir déductif qu'utilise souvent la science. Mais un savoir du même type que celui de la personne qui a commencé à visiter une contrée, et qui a quelques idées sur elle. L'expérience spirituelle intérieure n'est pas je ne sais quelle sagesse purement psychologique; elle est l'expérience de l'action de Dieu dans nos vies; cela existe, au moins pour certains chrétiens.
- Vous écrivez: "Le Christ ... n'est pas un fait qu'il serait possible d'établir par des arguments rationnels dans la signification qui est celle que nous lui donnons dans la foi." Vous ajoutez: "Nous ne pouvons pas plus embrasser aujourd'hui cette dimension (christique) que nos prédécesseurs dans la foi ne l'ont pu à travers les â̂ges." Et encore: "(une) approche (historique) ne donne pas accès au mystère du Christ qui transcende l’histoire".
Je n'ai pas dit que "le Christ" était un fait. J'ai dit que l'existence de Jésus et tout ce qui l'entoure constitue un ensemble de faits; faits qu'il n'y a pas à "établir": ils sont connus de presque tout le monde, en tout cas en occident.
La "signification" que l'on donne à ces faits varie évidemment selon qu'on a la foi ou non. Je n'ai jamais parlé d'arguments rationnels à ce sujet.
Et mon approche n'est pas "historique", sauf si l'on appelle historique toute réflexion sur des témoignages.
Enfin quand vous parlez du "mystère du Christ", c'est vous qui utilisez le langage théologique, que pour ma part je n'emploie pas !
La relation avec Dieu est à aborder, je le dis par exemple page 90, comme on aborde la relation avec une autre personne !
Cette dernière affirmation demandera sans doute – peut-être dans un autre livre? – des développements de type psychologique et spirituels, adaptés aux hommes du XXI° siècle. Et donc en évitant tout "grand mot" qui donne à penser... sans qu'on sache trop ce qu'il y a derrière.
Merci de cet échange, qui est à poursuivre !
Très amicalement,
Philippe Lestang
Article paru dans la revue « Les Réseaux des Parvis » n° 55 - septembre 2012
Et Dieu s’est fait homme
L’être humain est voué à croire : l’enfant doit se fier à son entourage pour grandir, l’adulte ne peut assumer son quotidien et nourrir ses espérances qu’en se fiant à ses semblables. Refuser la confiance originelle tissée d’héritage, de soin réciproque et de projets condamne à la mort et au néant. Mais il ne s’agit pas de croire n’importe quoi. Pour s’incarner avec bonheur dans le vécu des hommes, la foi doit être pensable à partir de ce vécu de manière à pouvoir être partagée et transmise. Elle appelle l’intelligence, et leur union porte les paroles reçues vers un avenir inédit. Ainsi l’homme peut-il progresser de croyance en croyance et de savoir en savoir, précieuses étapes à franchir sans s’y attarder. C’est seulement en avançant de la sorte, dans le mouvement et non dans le confort des arrêts qui engluent, que se révèlent « le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14, 6), la voie de la liberté et de l’accomplissement.
L’incroyable incarnation de Dieu dans l’humanité est-elle fantasme ou réalité, duperie ou vérité ? L’esprit critique a bien entendu un rôle décisif à jouer pour explorer cette question. Mais le « vrai ou faux » de l'alternative rationaliste ne permet pas de sonder le fond des choses et de trancher là où la vie de l’homme et le sens du monde sont en jeu. La rationalité ne donne accès qu’au seuil de l’univers que révèlent les poètes, les artistes et les mystiques, témoins de l’incommensurable réalité. La raison a besoin d’être éclairée par l’intelligence du cœur qui, riche du patrimoine affectif et symbolique des générations passées, réinterprète sans cesse la parole fondatrice pour l’enrichir au fil de la vie. La question de l’incarnation de Dieu ne se résout ni dans un déni ni dans tel ou tel énoncé dogmatique qui restreint et réifie, elle nous façonne au plus profond de nous-mêmes en nous ouvrant à l’infini qui est notre vocation.
Personne n’a jamais vu Dieu
Le Dieu de chaque religion n’est-il pas, au delà de tous les discours produits à son sujet, ce « Dieu que personne n’a jamais vu » dont parle la première épître de Jean (4,12) ? Pourtant, les religions à visées politico-religieuses universelles parlent volontiers de Dieu comme si elles l’avaient vu et savaient qui il est. Elles ont tendance à en disposer en se référant à « la Vérité » que chacune prétend tenir directement de lui, y compris lorsqu’elles proclament qu’il est le Tout Autre auquel personne n’a accès. Pour légitimer leurs visées hégémoniques, elles érigent en savoir absolu les théologies qu’elles construisent, et elles déclarent sacrées les pratiques de salut dont elles s’arrogent le monopole.
Mais aucun humain ni aucune religion ne peut s’approprier Dieu, s’en prétendre le porte-parole ou le distributeur patenté et exclusif. Infiniment plus lointain et plus proche, plus puissant et plus vulnérable, plus grand et plus petit que tout ce que nous pouvons imaginer, Dieu échappe à nos définitions contradictoires. Les psaumes chantent le « Très-Haut » : le Créateur tout-puissant qui a établi la voûte céleste au-dessus des terres et des océans, qui règne sans partage sur l’humanité, les bêtes et les végétaux. Mais Dieu n’est-il pas aussi le « tout-bas » à la merci du pire : un Dieu absent des lieux sacralisés que les hommes assignent à la divinité pour assurer leur sécurité et leur propre gloire, un Dieu présent jusque dans les abîmes du malheur absolu où il se laisse crucifier en silence pour sauver l’amour ?
Chaque religion célèbre la divinité selon ses doctrines et ses rites, et même l’athéisme lui rend hommage à sa façon en affirmant qu’elle ne saurait être assimilée à l’entité métaphysique communément dénommée Dieu. Ne peut être divin qu’un Dieu qui, sous des appellations différentes selon les époques et les lieux, se donne à tous les hommes, au sein de toutes les religions ainsi qu’en dehors d’elles, un Dieu qui sera de ce fait toujours le Dieu des autres et un Dieu autre en même temps que Dieu pour tous. Loin d’attenter à la divinité, la sécularisation, le pluralisme religieux et l’athéisme libèrent Dieu des idoles fabriquées en vue de le domestiquer à nos fins. À croire la révélation chrétienne dans ce qu’elle a d’essentiel et d’unique, Dieu a même fini par briser le miroir des dieux en renonçant à sa glorieuse toute-puissance, en quittant les hauteurs célestes et leur apparat pour habiter parmi les derniers des humains, se dégageant ainsi du moule ancestral imaginé par les hommes pour façonner leurs dieux. Mais alors, où trouver Dieu s’il a quitté le ciel pour s’humaniser ? Que reste-t-il de lui s’il a renoncé à être Dieu selon l’imaginaire des hommes ?
Le chemin du Fils de l’homme
Il est écrit que le Christ était en Dieu avant les origines et demeurera en lui à jamais, matrice de l’humanité et anticipation de son accomplissement, et que ce Dieu - qui est en lui-même relation - s’est fait homme en se manifestant en Jésus. Prodigieuse et inexplicable intuition ou révélation ! Certains en ont déduit que Jésus a été un dieu auquel doit être rendu un culte semblable à celui réclamé par le commun des divinités. Mais les évangiles attestent qu’il a refusé d’être assimilé au Dieu qu’il appelait son Père et qu’il n’a revendiqué aucun culte. Si, selon ses disciples, cet homme a représenté l’incarnation terrestre la plus parfaite de l’amour divin, cela n’implique pas qu’il ait épuisé l’infinie dimension christique dans laquelle son existence historique s’est inscrite. N’est-ce pas simplement en s’identifiant aux humbles de son temps et en éveillant le désir des béatitudes parmi les petits de tous les temps, que le Fils de l’homme a rejoint l’intimité divine jusqu’à s’y fondre ?
À ceux qui interrogeaient le prophète de Nazareth sur son identité, il répondait « Suivez-moi ! » - son œuvre témoignait pour lui sans explications théologiques. Sa vocation était de servir les hommes en les délivrant des maux et des enfermements qui exténuent et tuent, y compris au plan religieux. Ce n’est donc pas d’abord dans les églises qu’il faut honorer Jésus, mais aux côtés des hommes qui ont faim et soif de justice, de paix et de liberté dans le monde. Ainsi la foi évangélique apparaît-elle par essence coextensive à l’humanité de toujours et de partout, indépendamment de toute prérogative et de tout statut religieux. Le culte « en esprit et en vérité » qu’elle porte en germe dépasse les religions et s’adresse à l’humanité sans préalable ni restriction, sans condition d’appartenance, de savoir, de méthode ou d’environnement. L’unique exigence est d’essayer de vivre « en esprit et en vérité » parmi les hommes en partageant leurs souffrances, leurs joies et leurs espérances, leur désir d’aimer et d’être aimés, ce qui est en soi divin.
Cet évangile est aux antipodes des religions qui privilégient leurs vérités et leurs rites. Jésus s’est contenté d’aider ses semblables à vivre simplement et heureux en se fiant à Dieu, sans vouloir fonder de nouvelle religion. Il s’est opposé aux docteurs de la Loi et aux prêtres d’Israël, n’hésitant pas à leur reprocher les fardeaux qu’ils imposaient. Se situant dans le sillage des prophètes juifs, il a stigmatisé les pratiques rituelles oublieuses de la miséricorde et de la justice . Le voile du Temple se serait même déchiré au moment de sa mort pour marquer l’abolition du clivage entre le sacré et le profane. La fin ainsi signifiée de cette archaïque antinomie a toujours été au cœur du christianisme : le Dieu qui s’identifie à l’amour ne peut se rencontrer que parmi les hommes et ne se révèle qu’à ceux qui s’efforcent d’humaniser le monde. Mais dans le contexte actuel de crise et de peur, les Églises sont hantées par le souci de leur survie temporelle qu’elles subordonnent aux cultes et à l’endoctrinement.
Un défi crucial pour l’humanité
La tyrannie de la finance qui étend son contrôle sur la planète dilue l’homme dans l’horizontalité totalitaire du marché. En substituant les lois du profit aux valeurs humaines, elle assassine ensemble l’homme et Dieu. Réduit au rôle de producteur-consommateur, isolé en même temps que grégaire, l’individu est condamné à une perpétuelle fuite en avant dans un présent sans lendemain, en quête des plaisirs fugaces glorifiés par les médias. Chacun est sommé de réussir en se considérant comme son seul maître, sans rien devoir au passé et sans réelle responsabilité pour ce qui est de l’avenir. La société lui offre d’évoluer avec le sentiment d’une souveraine liberté dans un système d’illusions des plus contraignants, en grappillant ce qui lui convient parmi les innombrables biens réels et virtuels étalés à ses yeux. Alors que le marché spolie l’homme de son intériorité dans une sphère close sur elle-même, la vérité et la religion servis à la carte sont dépouillées de toute transcendance.
Face à l’iniquité et à la brutalité inhérentes au néolibéralisme dont la suprématie est présentée comme une fatalité par ceux qui en profitent, une résistance sans concession s’impose d’urgence à tous ceux qui croient en l’homme, et particulièrement aux responsables des religions. Se fondant sur la liberté et la créativité humaines, cette résistance puisera son énergie dans les sentiments et la pensée issus des sources les plus profondes de l’humanité, de là où naît la vie en amont des religions. Elle sera animée par une sorte de foi première qui se concrétise aujourd’hui dans une éthique humaniste fondamentale et commune. Le combat devra être mené sans tergiverser au plan des idées comme en pratique sur le terrain, sans craindre d’être politique, de s’engager dans les rapports de force pour mettre fin au mépris et au pillage qui détruisent l’homme et la nature.
Si les chrétiens se risquaient réellement, avec leurs valeurs propres, dans les combats que requiert la cause humaine, l’efficacité de la non-violence et de la générosité évangéliques étonnerait, et ils pourraient hâter l’indispensable révolution dont l’humanité a besoin. Reconnaissant parmi les exclus et les peuples crucifiés de la planète le Dieu révélé à travers la vie de Jésus, le christianisme s’arracherait à ses alliances séculaires qui étouffent en lui la puissance subversive de l’évangile, et il retrouverait sa raison d’être. Il découvrirait alors dans le monde des valeurs christiques qu’il n’a pas encore mises en œuvre, qu’il pas pu ou pas su imaginer jusqu’à présent, et il aurait de nouveau une Bonne Nouvelle à annoncer. Mais si les Églises continuent à se replier sur elles-mêmes, l’aube de demain se lèvera sans elles pour les hommes de bonne volonté, et leur aveuglement les empêchera même de voir les valeurs évangéliques refleurir hors d’elles.
Les médiations religieuses et au delà
Comment vivre l’évangile dans nos Églises, au milieu des autres religions et parmi les personnes se déclarant incroyantes ? Comment ne pas s’enfermer dans une confession sous couvert de fidélité ou, inversement, ne pas se dissoudre dans une spiritualité protéiforme par désir d’ouverture ? Fussent-elles inspirées ou révélées, les croyances et pratiques religieuses sont toutes relatives, car humaines : aucune n’échappe pas à la condition commune. Le christianisme n’est certes pas un lot de savoirs et de rites anodins, mais il ne saurait prétendre à des connaissances exhaustives et définitives ni à des liturgies célestes. Tout en étant d’une portée universelle et définitive, la Parole inaugurale de la foi ne peut s’incarner que dans des formes passagères en se confrontant à la mouvance de la vie. Les grands thèmes qu’elle évoque ouvrent sur des vérités qui transcendent l’histoire, mais les médiations religieuses qu’elle emprunte ne peuvent user que des outils conceptuels et sociaux de fait disponibles.
La vocation chrétienne est simple et concrète : réaliser dans notre vécu personnel et collectif la libération évangélique en opérant les miracles de l’amour – la miséricorde, le pardon et le partage. Mais plus complexe est la religion chrétienne qui ne peut qu’entrevoir et ne peut célébrer qu’humainement les mystères qu’elle professe. Elle propose une voie, mais n’en est pas l’aboutissement, et elle ne vaut finalement que par ses engagements. Ce n’est qu’en transitant par des croyances et des pratiques forcément singulières et provisoires que les mystères de l’incarnation de Dieu, de la passion et de la résurrection de Jésus, du don de l’Esprit divin peuvent être vécus et qu’ils renvoient à une dimension mystique universelle, expression de la quête spirituelle de l’humanité depuis toujours. Il en découle que la foi doit se réinventer sans cesse pour éviter de trahir sa cause en sacralisant des formes dépassées, qu’elle doit en permanence réactualiser ses représentations et ses institutions, ses langages et ses rites. Son intelligibilité et sa transmission sont à ce prix.
Le monde doit l’évangile au Juif Jésus et doit au christianisme la diffusion de ce message. Mais ce n’est pas pour autant que l’évangile est l’apanage de la tradition judéo-chrétienne et des Églises. Par delà la religion et les idoles d’une foisonnante christolâtrie, l’évangile est une bonne nouvelle pour l’humanité entière : l’annonce d’une possible libération du mal par l’amour, dès ici et dès maintenant. De fait, innombrables de par le monde sont les hommes qui, sans le savoir, vivent l’évangile, se dévouent, soignent, pardonnent et partagent. Là est le salut. Jésus n’a rien demandé de plus en énonçant les critères du Jugement dernier : il n’a fait aucune allusion à une quelconque orthodoxie ou pratique religieuse (Mat 25, 31-46). Les célébrations chrétiennes peuvent nous associer au difficile et réjouissant travail d’enfantement de Dieu parmi nous, telle est leur raison d’être, mais les engagements humanitaires et même la moindre bienveillance valent mieux que les grand-messes et les cultes qui, pervertissant la foi, se vouent à une adulation que Dieu déteste.
Les premiers chrétiens ont été accusés d’athéisme parce qu’ils se détournaient de la religion de leur milieu pour vivre l’évangile. L’éthique et la spiritualité sans Dieu de beaucoup de nos contemporains ne constituent-elles pas un témoignage apparenté et une pierre d’attente ? Le monde ne veut plus d’une divinité perçue comme ennemie de l’humanité, qui nie la dignité de l’homme en lui confisquant sa liberté. Et beaucoup de chrétiens ne supportent plus le « Dieu pervers » qui leur a trop souvent été imposé par les Églises sous couvert d’amour (se reporter à Maurice Bellet). Il faut aujourd’hui se détourner de ce genre de Dieu et rejoindre ceux qui se battent contre cette calamiteuse imposture, contre les superstitions et les idolâtries, les intégrismes et les fondamentalismes, et contre la barbarie de la religion marchande. Aider l’homme à vivre humainement, c’est aider Dieu à vivre aujourd’hui et demain en nous et dans notre monde, c’est anticiper son règne d’accueil, de pardon et d’amour.
Jean-Marie Kohler
Dérives contradictoires
La recherche du bonheur est juste et bonne. Mais lorsque le marché instrumentalise le « développement individuel » à des fins de profit, la spiritualité proposée en complément devient un outil qui vise un bien-être égoïste plutôt que l’ouverture à autrui et à ce qui dépasse le moi. Exaltée par les mass-media et ravalée au niveau des biens de consommation, elle finit par se réduire à des techniques censées procurer la maîtrise de soi et de l’environnement. La méditation et la prière ne sont plus, dans cette optique, que des gymnastiques destinées améliorer la santé mentale et physique pour optimiser les performances sociales. Se caractérisant par son caractère égocentrique, son immanentisme et sa plasticité, cette pseudo-spiritualité est accessible de plain pied et chacun peut l’adapter à ses besoins fluctuants en dosant au goût du jour les ingrédients religieux les plus divers.
Par opposition à cette absorption mondaine de la religion surgissent, dans le christianisme comme dans l’islam et ailleurs, des mouvements réactionnaires à fortes revendications identitaires et communautaristes. Ils cristallisent l’opposition à la modernité, et plus précisément à la domination néolibérale de l’Occident dans le cas de l’islam. Mais comme la standardisation culturelle opérée par le marché les prive d’un ancrage social approprié à leur inspiration religieuse première, ces mouvements finissent par revêtir des formes idéologiques et politiques exclusives et violentes. La religion s’extrait du monde, se fige, condamne et combat ce qui ne correspond pas à son orthodoxie et échappe à son pouvoir. Les Églises traditionnelles succombent de plus en plus, sur ce plan, aux mêmes tentations fondamentalistes et sectaires que la mouvance évangélique.
J.-M. K.
Article paru dans la revue « Les Réseaux des Parvis » n° 54 - juin 2012
L’énorme pression du sionisme chrétien
Le conflit israélo-palestinien dépend de multiples facteurs d’ordre historique et géopolitique. En marge des puissants lobbies liés aux intérêts pétroliers et militaro-industriels des USA, d’autres groupes de pression socioéconomiques et idéologiques exercent une influence déterminante sur les stratégies au Moyen-Orient. Parmi ces derniers, le sionisme chrétien assure à l’État hébreu un soutien quasi inconditionnel et des plus efficaces, et ce au nom d’une théologie à fortes implications politiques relevant du néoconservatisme. Évangélique de type pentecôtiste ou charismatique, souvent fondamentaliste, ce mouvement revêt des formes si variées et si fluctuantes qu’il existe, à en croire la spécialiste Célia Belin, « presque autant de sionismes chrétiens qu’il y a de chrétiens sionistes » - ce qui rend malaisé d’en rendre compte (1).
L’étonnante suprématie d’une vision religieuse
Adeptes d’une lecture littérale de la Bible et fascinés par les prédictions apocalyptiques, les évangéliques américains ont tendance à se considérer comme le dernier bastion des témoins de Dieu dans une humanité en perdition. Ils croient la fin du monde imminente et attendent avec impatience que le Christ revienne en gloire pour juger les vivants et les morts. Parmi les signes précurseurs de cet événement, ils citent non seulement les catastrophes naturelles et sociales de notre temps, mais aussi et surtout le regroupement du « peuple élu » sur la « Terre promise » et l’amorce d’un courant de conversion à Jésus parmi les Juifs (2). La création de l’État hébreu en 1948 et l’apparition d’un christianisme messianique juif prouvent, à leurs yeux, que les ultimes desseins de Dieu sont en train de s’accomplir selon les Écritures. D’où, pour les sionistes chrétiens, l’impératif devoir de collaborer activement au programme divin visant à restaurer Israël en Palestine.
Le sionisme chrétien a pris forme avant le sionisme politique moderne lancé par Theodor Herzel. La culpabilité causée par les persécutions antisémites survenues en Russie et en Allemagne l’a renforcé, mais il ne se réclame en définitive que de la volonté divine. Les plus radicaux de ses adeptes professent l’instauration prochaine sur terre, pour mille ans conformément aux prophéties, du royaume eschatologique de Jésus-Christ qui est présenté comme l’unique sauveur de l’humanité. Il en découle un fervent prosélytisme en direction du peuple de la première Alliance : Dieu lui offre une ultime possibilité de se convertir au Messie qu’il a fait crucifier par le procurateur Ponce Pilate. Les fils d’Israël qui accepteront cette offre seront sauvés, les autres seront damnés avec le reste de l’humanité infidèle. Chargée d’un fort relent d’antisémitisme, cette croyance a très tôt été dénoncée par les Juifs et continue à leur déplaire, mais les avantages tangibles véhiculés au bénéfice d’Israël par la collaboration avec le sionisme chrétien l’emportent.
Un appui politique et financier décisif pour Israël
Les Juifs américains, dont près des deux tiers déclarent s’intéresser de près au devenir d’Israël, n’ont pas les pouvoirs exorbitants qu’on leur prête souvent. Leur poids démographique est faible - moins de 2% de la population, soit environ 5 millions de personnes -, ce qui limite d’emblée leurs capacités d’intervention sociale. Mais surtout, ce milieu est loin d’être homogène au plan de ses convictions et de ses aspirations. De tradition plutôt libérale et progressiste, les Juifs installés aux USA n’ont accueilli qu’avec réticence les perspectives politiques du sionisme juif au départ, ont eu tendance à s’intéresser davantage aux luttes sociales qu’aux questions ethno-religieuses, et beaucoup d’entre eux restent réservés sur les positions inflexibles de l’État hébreu face aux Palestiniens et aux autres protagonistes des conflits du Moyen-Orient. Pour réelle qu’elle soit, leur solidarité avec Israël n’est pas inconditionnelle comme celle de la plupart des sionistes chrétiens, et leur influence politique est nettement moindre.
Les évangéliques ont, par contre, un poids démographique et politique prépondérant aux USA. Ils représentent près du tiers de la population – soit autour de 90 millions de personnes, pro-israéliennes par motivation religieuse à 50 %, et sionistes entre 20 et 25 %. Partageant assez largement les idées conservatrices communes dans la Bilble Belt du Sud et du Moyen-Ouest, ils forment une proportion significative du parti républicain et disposent d’une force électorale conséquente. Leurs télévangélistes sont à la tête d’un empire audiovisuel d’une incomparable puissance médiatique et financière. Des mécanismes de collecte performants permettent aux Églises et autres organisations évangéliques de drainer des fonds considérables pour les causes qu’elles défendent, et notamment pour Israël. Aussi n’est-il pas surprenant que le ralliement d’une partie croissante de la mouvance évangélique à la cause d’Israël soit considéré comme particulièrement précieux par les leaders de l’État hébreu : face aux adversaires arabes, l’alliance judéo-chrétienne s’impose en dépit de ses ambiguïtés.
Les Palestiniens abandonnés à leur sort
Bien que les sionistes chrétiens proclament que Dieu a irrévocablement attribué à Israël un droit prééminent sur l’ancien pays de Canaan, ils n’ont pas toujours été indifférents ou hostiles aux Palestiniens dont la composante chrétienne a été très influente. Quand les Juifs foulaient trop brutalement aux pieds les droits des Palestiniens, jusqu’à recourir à des actes qualifiables de terroristes, certains de ces sionistes rappelaient que les Arabes sont eux aussi issus d’Abraham en qui Dieu a promis de bénir toutes les nations, et que l’épreuve de la Shoah n’a pas aboli la justice. Mais à mesure que l’antagonisme entre les deux peuples a progressé et que l’islam a dynamisé la résistance palestinienne, ces bons sentiments se sont érodés. Le délitement des régimes arabes laïcs et marxisants a contribué à durcir les clivages religieux. Puis le développement du terrorisme islamique a fini par éloigner le sionisme chrétien de la cause palestinienne accusée de collusion avec le Hezbollah libanais et l’islamisme iranien. Les Intifada de 1987 et 2000 ont scellé la rupture.
Les victoires d’Israël qui ont conclu la guerre des Six Jours puis celle du Kippour, en 1967 et en 1973, sont apparues comme des miracles directement opérés par Dieu en faveur de son peuple. Nombre de sionistes chrétiens en ont déduit qu’il ne faut rien céder aux Palestiniens dans le cadre des négociations de paix. Par fidélité à la volonté divine, les plus radicaux d’entre eux appuient les extrémistes juifs partisans du Grand Israël, incluant la Judée et la Samarie qui forment la Cisjordanie, et soutiennent financièrement les colonies implantées illégalement en territoire palestinien. Proclamée « capitale éternelle » d’Israël, Jérusalem doit rester sous le contrôle exclusif de l’État hébreu, et il est question d’y reconstruire le Temple de Salomon à la place de la mosquée Al-Aqsa. L’histoire est refaçonnée pour rejeter comme indues et sacrilèges les revendications des Palestiniens. Les violences qui ponctuent leur résistance font l’objet d’une intense propagande anti-arabe tandis que les exactions d’Israël, comme celles intervenues lors de la sanglante opération menée à Gaza en 2008-2009, ne sont pas condamnées.
De la religion à la « guerre des civilisations »
Le sionisme chrétien prône un moralisme très éloigné de la « Bonne Nouvelle » annoncée par Jésus. À la merci de Satan selon la doctrine évangélique prédominante, le monde court à sa perte : hors de « La Vérité » révélée par les Écritures, il n’y a que mensonge et péché. De la Création à la Parousie, l’histoire du salut est dominée par la faute originelle et appelle la répression. Dans le sillage du conservatisme patriarcal et esclavagiste du Sud des USA, c’est la soumission à l’ordre social traditionnel qui constitue la pierre de touche de la vraie foi : acceptation des doctrines fondamentalistes telles que le créationnisme, restauration de la famille et exaltation du travail, défense des prérogatives individuelles comme le port des armes à feu, refus des revendications féministes et du mariage homosexuel, lutte contre l’avortement, interdiction de l’euthanasie et de la recherche sur les cellules souches, rejet des dérives actuelles de la sexualité, etc. Ces positions correspondent globalement à celles du parti républicain qui, sous couvert de défense des valeurs de l’Occident, privilégie les intérêts d’une Amérique vouée à l’ultralibéralisme et qui se méfie des régulations internationales. Pour servir ces visées au Moyen-Orient, Israël s’avère un allié quasi indispensable.
Au plan religieux, le sionisme chrétien partage avec les évangéliques la volonté de conquérir le monde à Jésus-Christ. Mais ce projet, autrefois en butte au communisme, est maintenant concurrencé par l’islam indûment identifié à l’islamisme. La « guerre mondiale contre le terreur islamiste » déclarée par Georges Bush après l’attentat contre le World Trade Center en 2001 traduit un antagonisme frontal irréductible. Avec le judaïsme et le christianisme, c’est tout l’Occident qui risque d’être submergé par la barbarie islamiste qu’un complot mondial est censé vouloir instaurer. L’Antéchrist a changé de visage : ce ne sont plus les armées soviétiques à la solde de l’athéisme qui sont les suppôts du diable, mais Al-Qaïda, le Hezbollah, le Hamas, et l’Iran. La guerre s’est déplacée d’Irak en Afghanistan, et elle menace désormais du côté de l’Iran. Les sionistes chrétiens sont parmi les plus zélés des dizaines de milliers de missionnaires évangéliques qui, à travers le monde, prêchent la « croisade » en mêlant gloire de Dieu et hégémonie américaine.
Condamnation du sionisme chrétien par les Églises en Orient
Les dignitaires locaux des quatre principales Églises implantées au Moyen-Orient ont solennellement condamné le sionisme chrétien dans la Déclaration de Jérusalem du 22 août 2006 (3). Ce texte dénonce la lecture apocalyptique de la Bible qui pervertit la compréhension du message évangélique et induit des comportements sectaires : au lieu d’aider les hommes et les peuples à reconnaître l’égale dignité de tous et leur imprescriptible droit à la justice, la religion est dévoyée et génère la haine et la violence. Opposer les humains entre eux au nom du Bien et du Mal comme le fait l’idéologie du sionisme chrétien est contraire à l’amour du Christ. Plutôt que de vouer le monde à sa perte en invoquant l’affrontement final entre Dieu et Satan à Armageddon, l’évangile promeut une fraternité qui rejette les exclusions et les hiérarchies entre les peuples, et qui permet de surmonter les conflits dans la réconciliation.
Concrètement, cette Déclaration affirme que la sécurité et la paix ne sont accessibles qu’au prix de la justice, et que le refus de cette incontournable exigence condamne le peuple israélien à être lui-même victime de la violence qu’il inflige aux Palestiniens. Ne se contentant pas d’énoncer des principes, elle appelle à la reconnaissance de l’identité et de l’unité du peuple palestinien par l’État hébreu, à la fin de la politique de colonisation qui se traduit par la confiscation des terres et de l’eau, et par l’enfermement des Palestiniens dans des ghettos. Les murs qui inscrivent dans le paysage l’implacable dureté de la politique d’apartheid pratiquée par Israël ne peuvent produire que le malheur de part et d’autre, mettant en péril la sécurité de ceux qui les érigent en même temps que la stabilité de la région, voire celle du monde entier. En invitant les chrétiens à combattre la politique trompeuse qui mène à l’iniquité actuelle et à ses dangers, les Églises préconisent le recours à la non-violence prêchée par Jésus en estimant qu’elle représente la seule voie vraiment humaine et efficace.
Jean-Marie Kohler
Notes
1. Cet article s’appuie très largement sur les analyses présentées par Sébastien Fath dans Le poids géopolitique des évangéliques américains : le cas d’Israël, in Hérodote n° 119, 2005 ; et sur le remarquable ouvrage de Célia Belin, Jésus est juif en Amérique, Droite évangélique et lobbies chrétiens pro-Israël, Fayard, 2011.
2. Le sionisme chrétien est peu répandu en Europe ; ceux qui s’en réclament en France se recrutent surtout dans les milieux d’extrême-droite qui ont substitué une islamophobie obsessionnelle à leur anticommunisme originel. « Voici, je les ramène du pays du septentrion. Je les rassemble des extrémités de la terre… Celui qui a dispersé Israël le rassemblera, et il le gardera comme le berger garde son troupeau. » Jr 31, 8-10 ; voir aussi Jr 23,7-8, Ez11,16-17 – réf. C. Belin.
C’est vers la fin des années 1960 que s’est organisé ce mouvement de conversion ; près d’un demi-siècle plus tard, il compte autour de 10 000 fidèles.
3. Mgr Michel Sabbah, patriarche catholique de rite latin, l’archevêque Swerios Malki Mourad de l’Église orthodoxe syrienne, le très Rév. Riah Abu El-Assal, évêque anglican de Jérusalem, et le très Rév. Munib Younan évêque luthérien.
Article paru dans la revue « Les Réseaux des Parvis » n° 53 - mars 2012
Permanence et métamorphoses de la protestation évangélique
L’héritage socioreligieux des prophètes d’Israël
La protestation évangélique inaugurée par Jésus s’est inscrite dans le sillage des prophètes d’Israël, héritiers d’une théologie de la libération tirée du mythe fondateur de l’Exode qui raconte la délivrance du peuple juif de l’esclavage en Égypte. Amos, Osée et Isaïe ont insisté sur la prédilection divine pour les petits et se sont élevés avec véhémence contre l’oppression et l’exploitation infligées aux plus vulnérables. Dieu n’a que dégoût, ont-ils proclamé, pour les sacrifices et les cultes quand la justice est bafouée. Partageant la piété des « pauvres de Yahweh », la jeune Marie enceinte de Jésus a exalté le changement radical que Dieu apporte à l’ordre du monde : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles ; il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides ». Et il est révélateur que Jésus ait commencé sa prédication par cet oracle d’Isaïe : « Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer la délivrance aux captifs, rendre la vue aux aveugles et la liberté aux opprimés. »
Croyant la fin du monde imminente et foncièrement non violent, Jésus n’a pas préconisé d’abattre l’ordre sociopolitique dominant. Mais les valeurs qu’il a enseignées dans les béatitudes et les paraboles se situaient aux antipodes de celles privilégiées par les possédants et les détenteurs du pouvoir politique et religieux. Sa fréquentation du rebut de la société – les handicapés et les malades considérés comme impurs, les publicains et les prostituées entre autres –, et son attitude à l’égard des femmes ont constitué la plus évidente des protestations contre la dureté et l’hypocrisie des adeptes intransigeants de la Loi. Il a solennellement averti que seule comptera, au Jugement dernier, la miséricorde qui aura été manifestée aux victimes de la faim, de la soif et du dénuement, aux étrangers, aux malades et aux prisonniers. Sa critique de la religion et l’annonce d’un « culte en esprit et en vérité » se substituant aux rituels du Temple lui ont finalement valu d’être crucifié. Mais sa parole agit encore à travers ses disciples qu’il avait qualifié de « sel de la terre et lumière du monde ».
Pour la réforme de l’Église et le salut des âmes
Innombrables ont été les disciples de Jésus qui, au nom de son évangile, se sont insurgés contre l’iniquité imposée par les autorités profanes et religieuses. Mais à mesure que la collusion entre les pouvoirs spirituels et temporels s’est aggravée au fil de l’histoire, leur protestation s’est focalisée sur l’institution ecclésiastique qui, sous le couvert de Dieu, voulait régenter le monde pour sa gloire et son profit. La chrétienté médiévale n’a pas épargné ces protestataires : les geôles des rois et les bûchers de l’Inquisition ont compté beaucoup de martyrs. Les valeurs évangéliques n’ont cependant jamais été oubliées, et elles ont refleuri d’une façon particulièrement prometteuse au XIIème siècle. À la suite de François d’Assise passionnément attaché aux vertus d’humilité et de pauvreté, puis des ordres mendiants créés contre l’opulence et la morgue des grands monastères, les béguins et les béguines ont choisi de vivre selon l’évangile en se soustrayant au contrôle de la hiérarchie, et les mystiques rhénans ont transcrit ces innovations pratiques aux plans spirituel et théologique.
La Réforme engagée par Martin Luther au début du XVIème siècle a cristallisé la protestation contre l’avidité et la luxure persistantes qui gouvernaient l’Église. Une papauté corrompue pervertissait le christianisme : le trafic des indulgences devait financer les somptueux travaux du Vatican, la priorité allait aux œuvres d’art et aux jouissances mondaines, la moralité la plus élémentaire était sacrifiée à l’envie d’accaparer, de s’exhiber et de dominer. Portés par le courant d’émancipation issu de l’humanisme, les réformateurs affirmèrent la souveraine autonomie de la conscience individuelle contre le dogmatisme et l’autoritarisme tentaculaire des autorités ecclésiastiques. Ils récusèrent la Tradition en proclamant que la volonté divine ne s’exprime qu’à travers les Écritures et ne peut s’imposer que par elles. Avec Ulrich Zwingli, Jean Calvin et bien d’autres, ce puissant mouvement protestataire s’est étendu et a développé sa propre théologie, continuant à se diversifier par la suite en dépit des violences qu’il eut à subir.
Face au schisme, la papauté lança une contre-réforme dès 1545. Le Concile de Trente amenda notablement les mœurs de l’Eglise, mais celle-ci demeura néanmoins inféodée aux catégories sociales dominantes. Il s’ensuivit plus tard une double hémorragie. Intimement liée au système féodal et à la monarchie, l’Église catholique perdit le paysannat lors de la Révolution française. Puis, proche et parfois complice des forces conservatrices du capitalisme naissant, elle perdit les populations ouvrières au XIXème siècle. Ce ne fut qu’à la veille du XXème siècle qu’elle révisa ses positions pour enrayer le processus de délitement qui la ruinait. Elle dénonça à son tour l’injustice de l’économie de profit stigmatisée par le communisme, et renonça par la même occasion à s’obstiner plus longtemps dans la condamnation des principes républicains. Mais cette conversion aussi formelle que tardive ne modifia pas vraiment ses alliances et sa propre gouvernance. De leur côté, la plupart des Églises protestantes s’étaient peu à peu enlisées elles aussi, compromises par leurs stratégies de conquête et de contrôle social, plus ou moins entravées par des courants fondamentalistes et de type charismatique.
Pour servir et sauvegarder le monde
Au XXème siècle, avec la sécularisation et l’émergence des droits de l’homme dans la foulée du christianisme, la protestation évangélique a été marquée par les grandes luttes sociales en Occident et par les politiques d’émancipation économique et politique du tiers-monde. Renonçant à l’action missionnaire classique, Albert Schweitzer a condamné les abus du système capitaliste et colonial et fut, par son travail médical, un précurseur de l’action humanitaire et altermondialiste. Martin Luther King s’est battu au prix de sa vie contre le racisme et l’exclusion frappant les anciens esclaves noirs des États-Unis. La théologie de la libération a pris fait et cause pour les pauvres en Amérique latine et, bien qu’étouffée par Rome, cette option a été relayée par de grands témoins comme Helder Camara et Oscar Romero. Dans les pays dits développés, la protestation évangélique a été vigoureuse avec, en France, l’aventure des prêtres ouvriers, les initiatives de l’abbé Pierre, les engagements de divers mouvements ecclésiaux progressistes, et surtout avec la mobilisation de nombreux chrétiens dans des structures non confessionnelles militant pour la justice et la paix.
Malgré bien des ambiguïtés, Vatican II a notablement répercuté la protestation évangélique de Jean XXII dans le catholicisme. Mais l’héritage de ce concile a rapidement divisé les fidèles entre une mouvance ouverte sur les problèmes du monde et une autre repliée sur elle-même, qui ne rêve que de restauration ecclésiastique. De plus en plus entravée par le Magistère et désormais minoritaire, la première mouvance se trouve placée devant un choix crucial, écartelée entre la fidélité aux institutions et le refus de cautionner des positions contraires à l’évangile. La fédération des Parvis s’est constituée à ce carrefour. Particulièrement délicate est à l’heure actuelle la situation du clergé qui risque d’être sommé de se soumettre, et donc de choisir entre l’obéissance au Magistère et l’obéissance à la conscience, entre des dérives sectaires qui enferment de plus en plus de croyants aux plans dogmatique, rituel et disciplinaire, et les exigences évangéliques. Tel est l’enjeu de l’appel à la désobéissance qui, parti d’Autriche, est actuellement repris dans divers pays d’Europe.
La protestation évangélique comme chemin
Sur quelles pistes de réflexion ouvre ce trop rapide survol historique de la protestation évangélique ? D’abord, sans minimiser la spécificité de l’enseignement de Jésus et la radicale nouveauté de l’identification de Dieu aux victimes de la violence par le christianisme, il apparaît que les valeurs évangéliques renvoient à une éthique qui n’est pas l’apanage exclusif des Églises ou du christianisme. Elles ont pris corps au cours d’une histoire qui a commencé bien avant la chrétienté, et elles peuvent se retrouver sous des formes plus ou moins explicites et accomplies dans d’autres cultures ou religions et dans le monde sécularisé. Dieu n’est pas avare de ses dons, et l’évangile a un caractère d’universalité au diapason des valeurs que véhicule le fond intime du cœur humain. Non seulement il y a là une pierre d’attente pour le dialogue interreligieux, mais aussi pour collaborer avec tous ceux qui croient en l’homme, sans acception de religion. Pourquoi ne pas reconnaître que l’athéisme lui-même témoigne parfois plus que les Églises des valeurs évangéliques, et ce jusqu’à devoir combattre les organisations ecclésiastiques à l’occasion ?
Ensuite, il s’avère que les valeurs évangéliques ne peuvent jamais être consolidées au profit de ceux qui les prêchent. Il n’existe pas de monopole dans ce domaine et ceux qui portent cette protestation sont logés à la même enseigne que quiconque. Ils ne peuvent être témoins de l’évangile qu’en acceptant d’être consumés par leur engagement pour renaître sans cesse à nouveau. Telle est la première exigence de la vertu de fidélité dans les situations inédites. Comme la Parole originelle qui a créé et qui continue à créer le monde, la protestation évangélique ne peut être audible et active parmi les hommes qu’en s’incarnant dans des langages et des institutions. Mais dès qu’elle cède à la tentation de s’ériger en dispensateur d’une vérité entière et définitive pour se perpétuer socialement, elle se condamne à trahir. Telle est la terrible condition de la religion et des structures militantes : elles sont incontournables et toujours à dépasser. Elles ne peuvent manifester l’absolu qu’à travers leur propre relativité. La protestation évangélique n’est qu’un humble chemin à travers les multiples contradictions insolubles qui nous environnent.
Que pèsent, face aux urgences concrètes de notre époque, les identités définies par les doctrines et les liturgies ? L’évangile est-il exténué ou peut-il encore bouleverser la planète comme au temps où Paul a proclamé l’égale dignité de tous les humains ? Quelles formes épousera à l’avenir la protestation évangélique dans les Églises, sur les parvis et au sein du monde ? Pour aider l’humanité à sauvegarder la vie face à l’injustice et à la violence, il est urgent d’élaborer une nouvelle théologie de la libération et un altermondialisme capable de désengluer le monde de la tyrannie marchande. Et surtout, il faut entreprendre résolument et sans délai, aux risques et périls qu’elle comporte, la folle révolution intérieure et sociale que commande cette perspective. Pour transfigurer les hommes et la société, pour que le respect et l’amour l’emportent sur le cynisme et la destruction, il faut des protestataires, des résistants et des bâtisseurs habités par la liberté créatrice des béatitudes face aux idolâtries profanes et religieuses.
Jean-Marie Kohler
Interview d'Oliver Abel
Philosophe d’éthique politique à la Faculté de Théologie Protestante de Paris
accordée à la revue « Les Réseaux des Parvis »,
parue dans le n° 53 - mars 2012 (1)
L’Évangile au rythme des hommes
La Parole demeure, les Églises passent
Que pensez-vous de la subversion des formes traditionnelles du protestantisme par les Églises évangéliques d’obédience pentecôtiste qui progressent partout ?
Ces Églises renvoient aux difficultés résultant d’une précarisation qui touche l’ensemble de la planète. L’ordre du monde est bouleversé par une profonde mutation des structures et des idéologies économiques, politiques et culturelles. Toutes les institutions en sont affectées, et notamment les grandes Églises trop habituées à s’imaginer inaltérables. Livrés à ces changements, les individus se trouvent d’autant plus déstabilisés qu’ils sont socialement plus fragiles. La religion apparaît alors comme une planche de salut aux personnes et aux catégories sociales les plus malmenées, comme un refuge capable de les sauvegarder. Réduite à sa forme la plus élémentaire, décrochée du passé et véhiculée par les émotions du vécu immédiat, cette offre religieuse répond aux manques qui taraudent les pauvres, leur offrant consolations et solidarité dans un cadre communautaire très structurant. J’ai observé cela au Brésil, au Congo et en Corée, mais la même chose se produit chez nous dans les colonies ethno-religieuses de nos banlieues et dans les milieux défavorisés en général. Je dirai qu’il s’agit d’une religion de naufragés, de rescapés, d’une religion de survie qui mérite d’être respectée à ce titre en dépit de ses carences et de ses fréquentes outrances.
Ce courant religieux a-t-il vocation à se substituer aux Églises traditionnelles sans autre forme de procès ? Ce serait une erreur et une faute de lui accorder le monopole de l’évangile et de minimiser ce que le protestantisme historique – comme le catholicisme de son côté – peut et doit encore apporter au christianisme. Déterminées par les urgences qui assaillent leurs fidèles, ces nouvelles Églises n’ont pas en elles-mêmes les ressources nécessaires pour assumer leur inscription dans le monde, ni pour atteindre une stabilité propice à une transmission durable du message évangélique. Fragiles embarcations surchargées de laissés-pour-compte, de boat people pourrait-on dire, elles ont besoin d’être aidées pour créer des lieux habitables dans la durée. Que leurs tendances charismatiques se doublent souvent de fondamentalisme met en évidence la précarité contre laquelle elles se battent sans avoir les moyens d’y remédier. Sans racines face aux fluctuations du monde, elles arriment leurs néophytes et born again à des doctrines aussi insubmersibles que des bouées de sauvetage. Les grandes Églises ont là un rôle fondamental à assurer en manifestant et en partageant ce qui leur a permis de traverser les siècles. À savoir : la foi en une vérité tissée d’histoire et cependant toujours à chercher, sous la houlette d’institutions qui organisent cette recherche en se référant au chemin déjà parcouru et en autorisant les débats contradictoires que suscitent les situations nouvelles.
Mais où en sont les grandes Églises dans notre monde sécularisé et pluraliste, entre la chrétienté qui a disparu et un avenir émancipé de la religion ?
Je me reporterai ici au penseur protestant Ernst Troeltsch mort en 1923, philosophe, théologien et sociologue allemand proche de Max Weber, qui a longuement analysé l’évolution des religions dans la modernité. Il distingue trois modalités de l’Église : la secte qui sépare, l’organisation traditionnelle qui unit et donne son visage coutumier à la religion, et la forme mystique qui advient par delà les appartenances institutionnalisées. Ces trois modalités peuvent se succéder dans le parcours des sociétés comme dans celui des individus, mais il arrive qu’elles cohabitent plus ou moins dans les flux et reflux de la vie personnelle ou collective – non sans paradoxe parfois. En général, les commencements se caractérisent par un mouvement de rupture, de séparation et de forte revendication identitaire. Vient ensuite le moment de pérenniser l’organisation religieuse en tant qu’institution capable de partager ses valeurs et de les transmettre au monde. Et, pour finir, survient une expérience plus vaste qui est d’ordre mystique et se passe des institutions, débouchant sur l’effacement de toutes les cloisons et séparations. La protestation initiale et le développement ultérieur se dissolvent dans la communion. Il y a des étoiles naissantes, des étoiles au zénith de leur rayonnement, des étoiles qui meurent et se répandent en poussière dans le cosmos, tel est aussi le destin des religions.
Personnellement, j’ai tendance à penser que la religion va mourir en Occident. Mais loin d’être pessimiste et de m’attrister, cette perspective m’inspire de la gratitude et décuple mon espérance. L’effacement des Églises sous leurs formes actuelles peut signifier qu’elles sont arrivées au terme de leur mission, que l’on peut et que l’on doit se réjouir de ce qu’elles ont globalement réussi à apporter au monde, et qu’il est heureux de les voir s’effacer pour laisser venir au jour de nouvelles formes de vie spirituelle à leur suite. Rien n’est jamais perdu dans l’économie mystérieuse de la création et de l’histoire : même les échecs peuvent constituer de prodigieux ensemencements. Si les vagues des océans pouvaient nous enseigner l’humble simplicité qui préside à leur succession, bien des choses nous paraîtraient moins tragiques.... ! Mais, me direz-vous, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Nous connaissons tous des paroisses qui se détruisent en se crispant obstinément sur les formes héritées de la religion, qui étouffent la vie en voulant la conserver sous l’autorité des anciens qui démobilisent les jeunes en usurpant leur place. La subversion évangélique nous invite à délivrer ces paroisses et nos Églises de leurs obsessions de survie, à libérer les consciences et les structures pour les ouvrir à l’Esprit qui n’est jamais à court de propositions novatrices.
Si la religion est en train de mourir sous ses formes anciennes, quelles sont les conversions qu’il apparaît souhaitable de mettre en œuvre dans les Églises pour préparer l’avenir ?
Au risque de paraître paradoxal, je dirai d’abord que le protestantisme devrait commencer par revenir à la radicalité antireligieuse des intuitions fondatrices de la Réforme. Rejetant l’infantilisation qu’affectionne la religion pour se doter de fidèles soumis, les réformateurs du XVIème siècle ont résolument voulu éduquer le peuple, lui apprendre à lire la Bible en vue de lui donner accès à l’autonomie de la conscience. Alors que notre rapport à la mort hypothèque notre vie et pervertit notre piété sous l’influence persistante de craintes païennes, Jean Calvin ne s’est pas préoccupé de son salut et a demandé que son cadavre soit jeté à la fosse commune, cousu dans un drap dépourvu de toute marque distinctive. À la grâce de Dieu… En pratique, le protestantisme ultérieur a couramment substitué la primauté du péché à la suprématie de la grâce, et ravalé la foi au niveau des œuvres en cultivant le souci individuel et obsessionnel de la condamnation et du salut. Que de promesses non tenues, que de richesses enfouies sous les sédiments de l’histoire ! Mais il est clair que l’avenir ne se lit pas dans le passé, et qu’il nous faut aujourd’hui répondre à des questions qui ne se sont posées ni à Jésus, ni à François d’Assise, ni aux protagonistes des réformes du XVIème siècle.
J’évoquerai ici la question cruciale de la vérité que l’herméneutique moderne renouvelle avec bonheur. Après que la théologie eut longtemps revendiqué le privilège exclusif d’énoncer le vrai, la compétition survenue entre la science et la religion à l’époque de la Renaissance a eu des conséquences désastreuses qu’il faut surmonter sans délai pour entrevoir la mystérieuse richesse des textes. Là comme ailleurs, la voie de l’évangile est celle du renoncement aux assurances et de l’humble recherche. Quand mes étudiants relèvent les écarts qui séparent et opposent parfois les textes bibliques, quand ils découvrent que la compréhension du monde et la vision de Dieu varient considérablement selon les écrits proclamés normatifs, ils réalisent que la vérité ne se dévoile que par ses facettes, débordant tous les cadres y compris le canon des Écritures. Ainsi leur est-il donné de pouvoir s’émerveiller d’une vérité plus vaste que tous les savoirs - englobant le passé, le présent et anticipant sur l’avenir -, et d’accéder ainsi à un rapport à la vérité ouvrant sur l’espérance. Cet horizon est aux antipodes des fondamentalismes qui, toujours et partout, guettent la religion et tentent les Églises. Il nous faut reconnaître notre condition plurielle et en admettre jusqu’au bout les conséquences – la dérangeante et féconde altérité.
Autre dimension majeure de la religion, les rites soulèvent des problèmes plus difficiles à résoudre que ceux, d’abord théoriques, concernant la vérité. Ils constituent des morceaux de langage qui relèvent de l’enfance enfouie au plus profond de chacun – habitudes fortement empreintes d’affectivité, souvenirs aussi insaisissables que prégnants qui rappellent des ambiances, des gestuelles, des musiques, des odeurs, etc. L’individu qui se prétend entièrement émancipé à cet égard dénie et refoule une part essentielle de lui-même. Inversement, celui qui se complaît dans les souvenirs de son enfance au point de s’y engluer se condamne à ne jamais pouvoir accéder à sa liberté. Mais pourquoi ne serait-il pas possible d’inventer des voies respectant les exigences modernes de l’adulte responsable sans pour autant négliger la part d’enfance et ignorer ce qui a marqué ses origines ? La complexité de ces questions invite à la modestie et au pragmatisme : ne compte finalement que ce qui permet à chacun de vivre sa foi en esprit et en vérité sans omettre de la partager. Ce constat me porte à préconiser un espacement des cultes classiques au profit d’autres formes de rencontres à inventer, et la reconnaissance officielle de la double appartenance confessionnelle des fidèles protestants et catholiques de manière à favoriser le dépassement des clivages actuels.
N’est-ce pas en essayant de changer le monde au nom de l’évangile que les chrétiens changeront leurs Églises et feront advenir le christianisme de demain ?
Oui, c’est notre rapport au monde que nous devons convertir en priorité. Et là s’impose d’emblée un constat radical et universel : nous ne sommes que des humains et non des dieux, vivant au sein d’un monde fragile au rythme d’une histoire qui emporte tout pour sans cesse créer du neuf dans le sillage de l’ancien. Il nous faut accepter notre vulnérabilité et celle de la nature, reconnaître le caractère fugace de nos existences et de nos institutions. Mais le constat que toute vie est éphémère la rend particulièrement précieuse et interpelle notre responsabilité : nous devons nous protéger les uns les autres, protéger notre patrimoine commun et respecter les règles qui nous permettent de vivre ensemble. Face à la marchandisation qui détruit la nature et exacerbe la violence entre les hommes, il faut d’urgence transformer nos modes de consommation. Ce n’est pas seulement pour des raisons économiques que nous devons changer nos habitudes alimentaires ou nos comportements en matière de déplacement, c’est pour devenir plus humains et pour humaniser toute la création et sauvegarder la vie.
En dénonçant les faux-dieux et l’idolâtrie, l’évangile prescrit trois grandes ruptures qui sont susceptibles de désaliéner l’homme contemporain : rompre avec les rêves du pouvoir, avec la compulsion à la propriété, et avec ce que j’appelle la complaisance culturelle. Quand Jésus affirme « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », il reconnaît au champ politique une autonomie légitime, mais surtout il brise toutes les visions théocratiques. Aucun pouvoir humain ne peut s’identifier au pouvoir divin, aucune instance politique ne peut se substituer à Dieu pour exercer la violence en son nom et se faire adorer. Mais le nouveau veau d’or qui asservit aujourd’hui l’humanité est érigé par la religion du marché. Contre lui, il ne suffit pas de se déclarer anticapitaliste, il faut se battre pour placer effectivement l’homme au centre des préoccupations sociales et politiques, et en payer le prix. « Plus un sdf à la rue ! » : pourquoi différer, en invoquant son coût, un engagement aussi impératif qui pourrait être d’une portée exemplaire et impulser d’autres initiatives ? En troisième lieu, je dirai qu’il faut rompre avec le conformisme mortifère qui étouffe notre société. Avec les artistes et les poètes qui percent dans les murs de la bienséance des brèches ouvrant sur l’inédit et l’avenir, il faut retrouver la parole et la rendre aux gens, oser le scandale en se risquant sur des chemins inédits. Comme l’écrivait Emerson : « Je fuis père et mère, femme et frère lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de la porte d’entrée: Caprice. J’espère du moins que c’est quelque chose de mieux qu’un caprice, mais nous ne pouvons pas passer la journée en explications ».
Au fond, et sans du tout nier le tragique de la vie, l’immense souffrance des hommes et la cruauté de leurs échecs, je crois qu’il est sain de percevoir le monde comme un théâtre où le comique de nos prétentions et quiproquos nous invite à l’humilité. Que savons-nous et que pouvons-nous savoir de l’absolu et de l’éternel ? Que pouvons-nous imposer à autrui au nom de Dieu ? Nous passons notre temps à parler de choses dont nous ignorons l’essentiel, à usurper des pouvoirs qui ne nous appartiennent pas, à nous contredire dans notre propre existence et entre nous. Est-ce à dire que tout doit être relativisé ? Assurément non, et c’est même le contraire que nous enseigne cette évocation. C’est parce que nous avons vocation à cheminer dans la vérité qu’il nous faut la respecter absolument et renoncer à la travestir dans des formes chosifiées pour en user à nos propres fins. C’est parce que les institutions constituent l’indispensable cadre de notre existence personnelle et collective qu’il nous faut en prendre soin sans nier leur fragilité et leur nature passagère, ni en faire des instruments de domination. La Parole a pris dans des formes de vie différentes parmi les humains : il y a un temps pour protester, résister, se mettre en dissidence parfois, aménager des camps de toiles dans la nuit ; il y a un temps pour construire des espaces qui soient des théâtres accueillants pour nos communautés, aptes à donner un cadre à la suite des réinterprétations de l’évangile ; et enfin, il y a un temps pour s’effacer afin que le monde puisse continuer à renaître.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
(1) Ce numéro comprendra un dossier intitulé La subversion évangélique. Pour découvrir la Fédération des Réseaux du Parvis, visitez le site : www.reseaux-parvis.fr. Pour vous abonner à la revue, contactez : temps.present @wanadoo.fr (20 euros par an)
Interview de Jean-Claude Guillebaud
accordée à la revue
Les Réseaux des Parvis
parue dans le n° 52 - décembre 2011 (1)
Face au nucléaire, quel monde voulons-nous ?
Parvis : L’importance accordée au nucléaire civil et militaire n’est-elle pas un des révélateurs les plus parlants de la logique qui gouverne l’évolution du monde contemporain ?
Jean-Claude Guillebaud : Les enjeux de l’énergie atomique me sont apparus cruciaux dès le début des années 70 quand j’ai couvert, pour le journal « Le Monde », les premières grandes manifestations antinucléaires. Au forcing entrepris par EDF pour convaincre les Français de la nécessité du tout nucléaire s’est vite opposée, résolument non violente et d’emblée transnationale, une puissante résistance citoyenne. J’avoue avoir été séduit par la clairvoyance, la générosité et le courage de celles et ceux qui, comme Solange Fernex, ont lancé cette contestation à Marckolsheim et Fessenheim sans craindre de s’exposer aux coups et à d’éprouvantes grèves de la faim. À la même époque (en 1973), j’ai suivi pour « Le Monde » le « Commando de la Paix » dépêché en Polynésie française par Jean-Jacques Servan-Schreiber pour tenter, avec le général Pâris de la Bollardière entre autres, de gêner les essais atomiques en cours à Mururoa.
Devenu l’ami et l’éditeur de Jacques Ellul après avoir été son étudiant à Bordeaux, j’ai très tôt adhéré à sa critique de la logique technicienne qui, selon lui, détermine une folle fuite en avant de notre civilisation. De fait, à la pointe de la technoscience, les activités liées à l’industrie de l’atome refaçonnent imperceptiblement et en profondeur la société. La croissance de la consommation d’énergie est a priori considérée comme nécessaire et possible de façon illimitée et généralisable. Au plan politique, le nucléaire a fini par jouer un rôle clé jusque dans l’organisation de l’État, servi par une sorte de cabinet noir qui reconfigure les rapports de force au profit des lobbies qu’il représente. La pratique du secret contribue à l’émergence de structures foncièrement antidémocratiques, voire policières et totalitaires. Contrairement à ce que l’on se plaît à faire croire, le problème du nucléaire ne réside pas d’abord dans le retard des remèdes attendus de découvertes scientifiques nouvelles, ou dans les difficultés techniques et économiques que rencontre le projet de substituer des énergies renouvelables à l’énergie atomique. Il réside dans la perversion du modèle de société et des pratiques sociales qu’induit l’atome, et dans la nature même de cette énergie.
Les partisans du nucléaire parlent des dangers de ce secteur comme on parle des dangers de la route, ne se souciant que des précautions à prendre face aux risques immédiats. Mais loin d’être localisés et momentanés, les périls que véhicule l’atome peuvent affecter de vastes régions, voire la planète entière, et peuvent se répercuter sur des siècles, voire hypothéquer l’avenir de l’humanité. Il faut donc intégrer, quand on réfléchit à cette question, une rupture phénoménale de la temporalité humaine. Et, du même coup, l’énormité sans précédent de notre responsabilité. Banalisé, le nucléaire est projeté dans des perspectives de confort puissamment médiatisées, cependant qu’est occultée l’obsession du profit à court terme qui le commande. Voulez-vous revenir à la bougie ou à la lampe à huile, nous dit-on, voulez-vous enlaidir nos horizons avec des forêts d’éoliennes ? Scandaleux chantage qui fausse à dessein toutes les données du problème. Sans même parler de la menace de prolifération de l’armement atomique à la faveur du nucléaire civil, le drame survenu à Fukushima nous remet face à l’essentiel : la vie humaine et la nature sont sacrifiées aux intérêts des opérateurs privés auxquels est déléguée l’exploitation de l’atome. C’est le règne du mensonge, de la manipulation et du racket.
P. : D’où émergent les forces opposées aux politiques dominantes qui, amnésiques des drames du passé et aveugles aux périls actuels, divinisent le progrès ?
J.-C. G. : La résistance populaire qui se lève rappelle ce propos de Friedrich Hölderlin : « Les peuples somnolaient mais le destin prit soin qu’ils ne s’endormissent point ». Un peu partout surgit, en marge des institutions traditionnelles, un mouvement de fond qui conteste les structures, les institutions et les idéologies en place, qui se rebelle contre le désordre social établi présenté comme l’unique et ultime ordre possible. Des projets alternatifs s’élaborent et sont expérimentés avec enthousiasme dans les domaines les plus divers. Certaines propositions des altermondialistes, comme la taxation des transactions financières internationales, sont de mieux en mieux accueillies. Le printemps arabe a balayé de puissantes dictatures longtemps soutenues par l’Occident. Quoique composite et fluctuant, ce mouvement se renforce, débordant les syndicats, les partis politiques, les Églises et les frontières. Les argumentaires officiels se disloquent, le savoir des grands experts se révèle aussi incertain que péremptoire, les discoureurs politiques sont discrédités. Après avoir été érigée en rationalité indiscutable et universelle, la raison calculatrice est désormais accusée d’aveuglement : elle mène droit à la ruine en ignorant que les seules valeurs décisives, celles qui fondent l’homme et sauvegardent la vie, ne se prêtent à aucune comptabilité.
De nouveaux espaces de réflexion, de parole et d’action s’ouvrent. L’arrogance scientiste qui dressait autrefois d’infranchissables barrières entre les savants et la masse prétendue ignorante est démystifiée. Le discours d’intimidation qui accusait systématiquement d’incompétence quiconque n’était pas du sérail n’est plus ni accepté ni pertinent. Il est manifeste que les monumentales erreurs d’analyse commises au cours des dernières années par les économistes les plus renommés de la planète imposent la modestie. L’exaltation du désintéressement de la science n’est plus de mise après les scandales du sang contaminé ou du Médiator qui ont montré que l’appât du gain finit par gouverner la technoscience elle-même. De leur côté, comment les spécialistes du nucléaire pourraient-ils encore avoir le verbe haut après la terrifiante et irrémédiable catastrophe survenue au Japon ? En débattant entre eux de ces problèmes au sein de chaque discipline, les scientifiques découvrent qu’il s’agit en fin de compte de questions « culturelles » autant que scientifiques, et qui débordent leurs compétences. C’est une bonne nouvelle pour la démocratie : tout un chacun est convié à comprendre les enjeux des grandes décisions qui engagent l’avenir et à en assumer la responsabilité.
Il me plaît de noter ici que beaucoup de chrétiens se révèlent d’un dynamisme exemplaire sur les fronts qui contestent l’hégémonie du système ultralibéral, principal thuriféraire de l’atome considéré comme un moteur indispensable pour perpétuer l’ordre dominant. Ils dénoncent la marchandisation du monde et la violence qui en est le corollaire, et ils essayent de remédier à l’injustice dont souffrent les plus vulnérables parmi nous et ailleurs. Leur fidélité à l’évangile ne s’embarrasse pas de l’attitude souvent timorée des institutions ecclésiastiques, voire du désaveu dont ils font parfois l’objet. Sans forcément s’afficher comme tels, les chrétiens sont présents dans les grandes ONG humanitaires comme Attac, Amnesty International, ATD Quart Monde. Le christianisme a ses propres organismes d’intervention qui font un travail remarquable, comme le CCFD-Terre Solidaire. Et je crois important de relever que l’immense majorité des chrétiens se sent directement concernée par les initiatives prises pour faire advenir un monde plus solidaire et plus fraternel à travers les restos du cœur, les banques alimentaires, et de multiples petites ONG. J’ai toujours pensé que c’est là que s’inventent le monde et la démocratie de demain.
P. : Pour sauvegarder l’homme et la création, les visées humanistes et religieuses sont-elles toutes interchangeables ou existe-t-il une spécificité du message évangélique ?
J.-C. G. : Parachevant la tradition prophétique d’Israël, le message évangélique a changé la face du monde. En voici quelques caractéristiques en rapport avec la question qui nous occupe. L’homme a le devoir de prendre soin de la création que la Bible déclare tout entière chère à Dieu, ce qui exclut le droit d’en abuser et de se risquer à la détruire. Bien commun de l’humanité, les richesses de la terre ne sont pas destinées à des minorités sociales, ethniques ou nationales pour leur jouissance exclusive, mais la foi invite au partage dans le cadre d’une frugalité située aux antipodes de l’avidité consumériste. Plus strictement évangélique, et dévoilement du mystère de l’Incarnation, est l’identification de Dieu aux victimes de l’injustice des hommes, et notamment aux laissés-pour-compte de la société actuelle. On voit que ces considérations ne sont pas étrangères à la problématique du nucléaire, à la compétition stimulée par l’atome pour le contrôle des richesses et du pouvoir au mépris de l’idéal de partage fraternel et de respect de la nature. Ce qui est attendu des chrétiens, c’est un effort de lucidité et une réelle audace prophétique.
Mais la foi chrétienne n’a aucun monopole et doit se garder de tout triomphalisme. « Le vrai dialogue commence quand j’accepte l’idée que l’autre peut être porteur d’une vérité qui me manque » a dit l’évêque d’Oran Pierre Claverie peu avant d’être assassiné par des islamistes. Une parole magnifique dont on retrouve l’écho dans le testament spirituel de Christian de Chergé, le prieur des moines de Tibhirine. Il ne s’agit pas de « tolérer » la religion et la personne de l’autre en se murant dans sa propre vérité, mais d’accueillir la part d’humanité et de mystère que l’autre porte en lui d’une façon unique. Le philosophe Cornelius Castoriadis, qui n’était pas chrétien, avançait l’image suivante : « Toute croyance est un pont jeté sur l’abîme du doute ». Un « pont » pour aller vers l’autre, « jeté » pour signifier le caractère décisionnel de l’acte de foi, et « sur l’abîme » pour indiquer que le pont ne supprime pas le doute mais nous permet de l’enjamber. J’ajouterai qu’il existe de multiples ponts pour enjamber nos abîmes, de multiples religions et philosophies recourant à des concepts et des moyens différents pour atteindre le même but, et que les pontonniers ont tous vocation à s’entraider. Défendre ensemble l’homme et la vie contre les projets totalitaires de maîtrise du monde s’avère d’une urgence prioritaire.
Rappelez-vous le Bernanos des « Grands cimetières sous la lune », et François Mauriac, et l’engagement des chrétiens contre la guerre et les tortures en Algérie. Ces témoins ont marqué leur époque. Où en sommes-nous aujourd’hui ? De semblables combats s’imposent contre le cynisme, le vol et le mensonge. Or je suis frappé par le critère qu’utilise l’INSEE pour mesurer le moral des Français : l’envie d’acheter ! C’est insensé. Le désir de consommer n’est-il pas plutôt l’indice d’un état morbide ? Consommez pour soutenir la croissance et faire tourner la machine, clame-t-on, devoir de citoyen ! Mais n’omettez pas de restreindre vos dépenses et de rembourser vos dettes, est-il clamé en même temps ! Injonction paradoxale, disent les psychanalystes... Les nantis s’enrichissent en spoliant les autres, et ils distribuent des crédits en contrepartie de cette spoliation jusqu’à étouffer par l’endettement ceux qui en bénéficient. La crise financière n’est qu’un pan d’une crise qui est globale, et il est clair que le nucléaire relève de la même boulimie et met en évidence les mêmes contradictions. Face à cela, l’évangile n’est pas neutre : ce n’est pas d’énergie que nous avons le plus besoin, mais d’un vivre ensemble respectueux de tous et de l’environnement.
P. : Entre les contraintes de la situation socioéconomique présente et les impératifs non négociables de l’éthique évangélique, quelle société voulons-nous et comment la bâtir ?
J.-C. G. : Je dirai d’abord que personne ne sait ce qui va arriver dans les prochains mois ou les prochaines années, ce que deviendront l’euro et l’Europe par exemple. Une chose est sûre par contre, c’est que nos privilèges de rentiers du monde ne perdureront pas. Nous sommes entrés dans une phase de stagnation, et plus vraisemblablement d’appauvrissement relatif. Le dynamisme des pays émergeants et les revendications de l’hémisphère sud entraîneront une redistribution des richesses qui se fera inévitablement à nos dépens. Mais est-il vraiment dramatique qu’une société qui s’est enrichie de 4 ou 500% en quelques décennies, à la faveur et dans le sillage des trente glorieuses, s’appauvrisse de 10% pour permettre à d’autres d’améliorer leur niveau de vie à leur tour ? En cas de guerre ou de catastrophe naturelle, en période de grande dépression et même d’une façon plus générale, toutes les sociétés sont capables de sacrifices bien plus grands, mais à la condition qu’elles connaissent un minimum de cohésion sociale.
Or cette cohésion ne saurait exister sans un minimum de justice sociale, et force est de constater que nous vivons dans une société où les inégalités ne cessent de s’aggraver. Alors que les revenus des plus riches ont connu une croissance exponentielle, plus de huit millions de Français vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté avec moins de 950 euros par mois. Demander des sacrifices à ceux qui se sentent déjà sacrifiés ne peut entraîner que l’incompréhension, le refus et la révolte, et les scandales provoqués par la collusion entre le politique et les affaires exacerbent ces attitudes de rejet. Profondément ébranlée par les ententes occultes entre les décideurs économiques et politiques, notre époque est devenue vulnérable aux extrémismes de droite et de gauche qui menacent la démocratie. Là où vient à manquer la confiance, la cohésion sociale s’effondre, et la société tout entière avec elle. La crise financière n’est-elle pas d’abord, dans une large mesure, une crise de confiance ? Même les Églises souffrent de ce mal. C’est dans tous les domaines, y compris celui du nucléaire de toute évidence, que la confiance est foulée aux pieds. Pourquoi cette situation et comment en sortir ?
Le monde vit en ce moment une mutation gigantesque, d’ordre à la fois technologique, économique, géopolitique, écologique. Bien plus profonde que celle qui a marqué la fin de l’empire romain ou la Renaissance, cette mutation s’avère d’une ampleur comparable, d’après Michel Serres, à la révolution néolithique. Le vieux monde est sur le point de disparaître et un monde nouveau est en train de naître, que nous avons du mal à déchiffrer parce que nous n’en avons pas encore les clés. Est-il surprenant, dans ces conditions, que toutes les institutions du vieux monde soient en crise - l’économie et la finance, le politique et la démocratie, la justice et l’éducation, la religion et les Églises ? Comment pourrait-il en être autrement ? Cette crise est aussi grave qu’incontournable, sans retour en arrière ni restauration possibles, et elle nous rend forcément anxieux. Mais participer à l’enfantement de ce monde nouveau est une aventure prodigieuse, la plus passionnante qui soit. Tout est à réinventer. Et là, notre problème n’est pas tant celui des potentialités énergétiques de l’atome que celui des valeurs de la société que nous voulons bâtir pour sauvegarder l’humanité de l’homme.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
(1) Ce numéro comprendra un dossier entièrement consacré au problème du nucléaire.
Pour découvrir la Fédération des Réseaux du Parvis, visitez le site : www.reseaux-parvis.fr. Pour vous abonner à la revue, contactez : temps.present @wanadoo.fr (20 euros par an)
Jacques Ellul, un chrétien sans concession
Né en 1912 dans une famille protestante bordelaise non pratiquante, Ellul est profondément touché par l’évangile à dix-sept ans et se convertit. Mais aussitôt, il se trouve confronté à un énorme problème. Comment le jeune étudiant qu’il est, passionné par la conquête de sa liberté, va-t-il se situer par rapport à l’évangile ? Devra-t-il renoncer à cette liberté qui l’appelle au plus intime de sa vie pour se soumettre à la religion ? Ou pourra-t-il essayer d’accéder dans la foi, en assumant les risques que cela implique, à une liberté plus difficile à atteindre mais plus vaste ?
En même temps qu’il lit la Bible, Ellul met sa foi à l’épreuve en étudiant avec une assiduité peu commune les auteurs qui ont le plus violemment critiqué le christianisme. Ainsi deviendra-t-il, avant même de soutenir à vingt-quatre ans une brillante thèse de doctorat en droit à l’Université de Bordeaux, un des meilleurs connaisseurs de la monumentale œuvre de Karl Marx. Tout au long de sa carrière, il accumulera un savoir encyclopédique – historique, sociologique et théologique –, dans une perspective résolument transversale, en acceptant toujours de se remettre en question. Ce détour par les sciences humaines lui permet de se situer par rapport aux deux grands systèmes sociaux qui s’affrontent dans le monde depuis le XIXème siècle, le capitalisme et le communisme qu’il critique avec la même pertinence. Mais surtout, c’est grâce à ce détour qu’il sauve, paradoxalement, tout ensemble sa foi et sa liberté, et qu’il engage toute son existence dans le sillage de l’évangile.
Sa réflexion sur l’évolution moderne a stigmatisé, très en avance sur son époque, les dangers mortels que véhicule la société technicienne. Quant à sa réflexion sur l’histoire du christianisme, elle l’a mené à une analyse très rigoureuse des institutions religieuses et de leur collusion avec les puissances du monde, collusion qu’il juge fondamentalement contradictoire avec le message du Christ. Loin de le décourager, sa foi l’engage à se battre dans l’environnement social tel qu’il est, avec ses inévitables institutions et leurs limites. En bref, Ellul montre que l’évangile représente la plus radicale des subversions, que le monde ne peut dès lors que subvertir l’évangile pour le rendre inoffensif, et que la vocation du disciple de Jésus est de subvertir au nom de l’évangile la subversion du christianisme opérée par le monde. Une démarche dialectique d’une absolue limpidité et d’une force à déplacer les montagnes, mais dont la radicalité lui suscite bien des démêlés avec les institutions protestantes. Existe-t-il d’autres chemins vers la souveraine liberté dans la vérité promise par l’évangile ?
Jacques Ellul est mort en 1994. Son parcours a été d’une fécondité à la mesure des défis qu’il a relevés en tant qu’historien du droit, sociologue et théologien. Les questions soulevées par l’honnêteté et l’audace évangéliques d’Ellul demeurent d’actualité. Qui n’a pas été effrayé par l’inhumaine exigence du christianisme à renoncer à la liberté immédiate, et donc à l’épanouissement humain qu’elle apporte ? Qui n’a pas été tenté de se révolter contre les compromissions et les travestissements qui ont perverti le christianisme, et qui continuent de le pervertir ? Qui n’a pas été tenté de s’écarter des voies balisées par l’Église pour découvrir les réalités du monde, pour partager les souffrances et les aspirations des hommes que l’Église ignore trop souvent ? Que la pensée d’Ellul soit marquée par un dogmatisme assurément discutable, la Révélation étant conçue comme un donné accompli face à des cultures humaines qui lui sont opposées, n’invalide pas le sain et puissant prophétisme qui l’inspire par ailleurs. L’exemple de ce croyant exigeant incite à chercher comment servir les hommes et Dieu aujourd’hui dans la fidélité à l’évangile, dans le monde et dans l’Église tels qu’ils sont, en distinguant l’essentiel de l’accessoire, et en faisant émerger une foi adulte et libre par rapport à la religion, à ses cultes et à son moralisme.
Jacqueline Kohler
Interview de Guy Aurenche
accordée à la revue "Les Réseaux des Parvis", parue dans le n° 51 - septembre 2011 (1)
Humaniser le monde avec et par delà la religion
Face aux drames que connaît le monde actuel, le CCFD-Terre Solidaire déploie une créativité peu commune par ailleurs dans le catholicisme romain. D’où lui vient-elle ?
Le CCFD-Terre Solidaire s’est développé en tension permanente entre la société et l’évangile, porté par un triple mouvement. La première dynamique qui nous anime est celle du monde dans lequel nous vivons. Elle est à l’origine de notre organisme et en a commandé l’évolution. C’est en cheminant avec la communauté humaine au fil des événements, en partageant ses joies et ses soucis, que nous avons lié alliance avec elle, et c’est de là que provient notre crédibilité. Il me semble éclairant à cet égard de souligner que le CCFD est né d’un appel au secours de la société civile, d’une initiative laïque et non pas religieuse. Lorsque la FAO a lancé une collecte mondiale contre la faim en 1960-1961, Jean XXIII, le pape de « l’option préférentielle pour les pauvres », a réalisé que l’Église devait se mobiliser d’urgence pour répondre à cet appel, et qu’elle devait pour cela se joindre aux politiques publiques visant à secourir les plus démunis. Notre appartenance confessionnelle doit être vécue librement à la lumière des réponses que nous apportons aux besoins des hommes et aux exigences évangéliques.
En deuxième lieu, je dirai que notre action se veut radicalement « catholique » au sens étymologique de ce terme, c’est-à-dire universelle, à l’opposé des revendications et des replis identitaires qu’affectionnent certains milieux d’Église. Il faut bien réaliser que nous ne sommes pas catholiques lorsque nous restons dans nos sacristies, lorsque nous ne nous intéressons qu’aux problèmes répertoriés comme prioritaires par l’institution ecclésiastique. Se vouloir catholique oblige au contraire à rejoindre le monde, à se frotter aux grands problèmes contemporains, à prendre le risque d’établir des partenariats aux marges de l’ordre établi, à œuvrer avec les hommes, les femmes et les groupes engagés dans les mêmes combats que nous au service de l’humanité, et ce quelle que soit leur appartenance religieuse, ou leur refus des religions. Je suis profondément heureux que le CCFD puisse ainsi témoigner de la catholicité de la foi chrétienne.
Troisième dynamique essentielle pour nous, celle du partenariat. Les engagements comme les nôtres ne peuvent se vivre que dans l’ouverture aux autres et le partage, dans une solidarité sans cesse à approfondir et des réseaux à étendre. Cela s’impose au sein de l’Église comme avec nos partenaires du Nord et du Sud. Dès sa naissance et jusqu’à présent, le CCFD a constamment cherché à promouvoir la collaboration avec les mouvements partageant l’essentiel de ses convictions, veillant à toujours privilégier la collégialité du pouvoir décisionnel. Abhorrant les enfermements, nous voulons créer des lieux de rencontre, de dialogue et de liberté où il fait bon respirer et vivre l’évangile ou, à défaut de références religieuses, un humanisme ouvert et militant. Nous travaillons sans exclusive avec des mouvements très divers, allant de l’Action catholique ou d’associations protestantes à nombre d’ONG se rattachant à d’autres religions ou dépourvues de toute attache religieuse, comme ATTAC par exemple.
Que beaucoup de nos partenaires du Sud ne soient pas catholiques ne diminue en rien la portée de notre action, bien au contraire. La pluralité culturelle et religieuse de nos relations témoigne de la catholicité de l’évangile et de la nôtre, de l’universalité à laquelle appelle notre foi. Aussi simple qu’exigeant, l’unique critère qui fonde la collaboration avec nos partenaires est le sérieux des programmes à entreprendre en commun au service des hommes, leur inscription dans un processus de transformation sociale du monde par delà les actions de charité ponctuelles. C’est, en d’autres termes, la validité éthique et politique de leurs projets. Un tel partenariat n’est évidemment possible que dans un respect réciproque de ceux qui font alliance, moyennant une franche et ferme volonté de lever de part et d’autre les ambiguïtés qui peuvent exister ou survenir. Cela exige une grande rigueur, une fidélité sans faille à soi et aux autres en même temps qu’une réelle capacité de se remettre en question. Tout le reste se négocie.
Comment conciliez-vous la vocation évangélique à servir les hommes sans considération de religion avec les stratégies parfois très institutionnelles des structures ecclésiastiques ?
Avant de répondre à cette question, je rappellerai l’immense reconnaissance que j’éprouve personnellement envers l’Église, envers cette communauté d’hommes et de femmes qui m’a transmis les paroles d’un certain Jésus de Nazareth et qui se sent chargée de continuer à les transmettre. Je crois que ces paroles sont porteuses de la vie dans sa plénitude, et c’est pourquoi elles fondent de manière indéfectible mon attachement à la communauté ecclésiale. Mais il va de soi que cette fidélité n’implique pas une soumission sans réserve à l’appareil institutionnel des autorités ecclésiastiques. Pour moi, l’Église transcende les structures particulières qu’elle emprunte à travers l’histoire, utiles mais forcément marquées par les vicissitudes humaines. La vraie fidélité ne s’épanouit que dans les lieux de liberté où chacun est appelé à se libérer et à libérer autrui. Tout ce qui va à l’encontre de cela est antiévangélique et finit par étouffer la foi.
Pour ce qui est du CCFD-Terre Solidaire, sa mission n’est pas d’authentifier le témoignage ou de valider le comportement des responsables de l’Église au regard de la foi chrétienne. Notre mission n’est pas de juger les institutions, ni de chercher à leur imposer des réformes correspondant à ce que nous voulons qu’elles soient. Elle est de témoigner de la Bonne Nouvelle directement à travers nos actions sur le terrain, à notre niveau et en dépit de tout, sans nous aigrir et sans nous laisser enfermer dans d’interminables contestations, sans nous épuiser dans d’inutiles affrontements. Notre mission se situe de ce point de vue hors les murs d’une certaine façon. Certes je constate comme tout le monde des insuffisances, des compromissions, des abus de pouvoir, et parfois de terribles contre-témoignages, et je souffre de voir trop souvent l’évangile séquestré et parfois gravement dénaturé. Mais la dénonciation étant vaine et seule la créativité se révélant féconde, l’unique question qui nous taraude est celle-ci : comment pouvons-nous vivre concrètement l’évangile et le partager ? C’est là que nous sommes attendus.
Se rendre audible aujourd’hui oblige à s’immerger dans notre monde et, comme Jésus avec la Samaritaine au puits de Jacob, à en attendre quelque chose : « Donne-moi à boire ! » Respect de la dignité et de la liberté des autres, aux antipodes de l’endoctrinement. Écoute et dialogue pour progresser ensemble. Bien que galvaudé, le terme d’évangélisation ne me gêne pas si c’est bien d’évangile qu’il s’agit. Ce qui compte d’abord, c’est la rencontre et le partage avec le frère en souffrance, et non pas la proclamation fréquemment intempestive du nom de Jésus ou des attributs de Dieu. Une évangélisation que certains qualifieront d’indirecte, mais qui est en fait la plus directe qui soit. Ce ne sont pas les discours qui disent l’évangile et qui en propagent la puissance de vie, c’est le secours humain et matériel apporté à autrui, et notamment aux plus démunis. Que cela ne coïncide pas avec certaines dérives sacralisantes de la religion ne nous chagrine pas au CCFD-Terre Solidaire : Jésus ayant en son temps refusé toute sacralisation de sa personne, les béatifications et les canonisations ne sont pas notre tasse de thé...
Somme toute, cela fait cinquante ans que le CCFD s’efforce de vivre et d’annoncer l’évangile selon ces perspectives, et plutôt rares sont ceux qui contestent la valeur et la portée de son témoignage évangélique sur le terrain. N’est-ce pas un formidable encouragement ? Aucune entreprise humaine n’étant à l’abri des difficultés, il serait évidemment faux de dire qu’il n’y a jamais eu de tensions entre notre organisme et les instances institutionnelles de l’Église. Il y en a eu et il y en aura encore... Mais il me semble infiniment plus important d’insister sur le fait que les responsables de l’Église ont, dans leur ensemble, toujours continué à approuver notre démarche prophétique et à nous soutenir, et les échanges que j’ai régulièrement avec la plupart des évêques de France me permettent d’avoir confiance en l’avenir. Pour surmonter les désaccords, il faut négocier des issues qui sauvegardent l’essentiel tout en tenant compte des contraintes pratiques, le dernier mot devant toujours revenir à l’évangile quel que soit le coût de cette exigence.
Pouvez-vous esquisser les contours de l’alterchristianisme inédit qui est peut-être en voie d’émerger sur le terrain à travers, entre autres, l’action du CCFD-Terre Solidaire ?
Notre boulot n’est pas d’enseigner le catéchisme, mais de susciter des rencontres qui rendent les hommes plus humains, de repérer et de créer des espaces de liberté où se construit la solidarité sous l’égide de la justice et de la paix. En de tels lieux se dévoile, qu’ils aient ou non un label religieux, un au delà de nous-mêmes et de nos collectivités, une transcendance qui dit une Parole nous appelant à devenir ce que nous sommes, et qui peut de ce fait être entendue bien qu’elle vienne d’ailleurs. L’humanisation de l’homme, notre unique voie vers le divin, voilà la seule grande affaire qui nous intéresse. « Au cœur de nos hivers, écrivait Albert Camus, je redécouvrais à Tipasa la présence en moi d’un été invincible ! » L’évangélisation consiste d’abord à aider les autres à redécouvrir en eux et autour d’eux, au cœur de leurs hivers, le prodigieux et permanent miracle de cet « été invincible » qui est la matrice de toute vie. Nous ne savons pas qui est Dieu, mais nous pouvons le trouver et le secourir dans notre prochain. Nous ne sommes pas responsables de tous les maux qui écrasent l’humanité, mais nous sommes responsables de la fragile et puissante espérance qui permet de les surmonter.
Pour éviter que le vin nouveau fasse éclater les vieilles outres, il faut identifier et assumer les changements qui bouleversent l’ordre ancien du monde et de l’Église. L’un des changements les plus décisifs au regard de la religion est la sécularisation, mais celle-ci est souvent mal supportée par le clergé parce qu’elle le dépouille d’une large part de ses prérogatives et de ses pouvoirs. Il s’ensuit, quand l’Église se replie frileusement sur elle-même dans son périmètre sacralisé, qu’elle se coupe des hommes et perd sa crédibilité, qu’elle se condamne à ne répondre qu’à des questions que la société ne se pose plus. Vain soliloque... La position du CCFD-Terre Solidaire s’inscrit résolument, là encore, dans le cours de l’histoire humaine interprétée à la lumière de l’évangile. Loin d’être un handicap, la sécularisation représente à ses yeux, dans la société laïque et pluraliste qui est la nôtre, une chance pour l’évangélisation. Ce n’est que dans la société moderne ou postmoderne telle qu’elle est, avec ses attentes et ses détresses, que le Bonne Nouvelle peut être entendue comme un message de libération, de fraternité et de transcendance.
Annoncer l’évangile aux statues qui peuplent nos églises n’est pas seulement inutile, mais c’est détourner et pervertir la Bonne Nouvelle destinée au monde du dehors. Dans le sillage du prophète Isaïe, Jésus a insisté sur la désacralisation inhérente à son message de libération, se déclarant foncièrement opposé aux sacrifices et aux rituels, et donnant la priorité aux œuvres de justice et d’amour. Mais, rétorqueront certains, l’homme a un besoin congénital de sacré : bien des fidèles âgés ont la nostalgie des cérémonies religieuses de leur enfance et une certaine jeunesse s’enthousiasme pour ce qu’on appelle le retour du religieux. Pour exact que soit ce constat au premier abord, c’est une autre carence qu’il révèle surtout, à savoir l’incapacité de nos communautés à répondre aux attentes du monde contemporain à hauteur d’évangile. Vouloir à tout prix restaurer la religion face aux valeurs du monde n’est pas sans rappeler, triste parallèle, l’appui apporté aux dictatures pour sauvegarder l’ordre social et politique sous couvert de lutte contre l’islamisme...
Alors que la génération montante se détourne massivement des structures religieuses, comment expliquer sa disposition à s’engager au CCFD-Terre Solidaire ?
Si les institutions ecclésiales sont assez couramment perçues comme rébarbatives par la jeunesse, c’est pour un ensemble de raisons complexes. Globalement, les jeunes ont tendance à considérer ces institutions comme éloignées d’eux et de leur univers, enfermées dans une sphère de rites et de doctrines plus ou moins chosifiées dépourvus d’intérêt à leurs yeux. Leur attrait pour le CCFD s’explique par des raisons qui, à l’inverse, valorisent la vie et l’engagement libre et responsable. En premier lieu, nos programmes prennent en compte leur besoin de contribuer à instaurer une plus grande solidarité entre les hommes. Un besoin sincère et très fort qui est souvent minimisé à tort par une société si contaminée par le matérialisme consumériste qu’elle en vient à douter de la générosité de sa jeunesse. La deuxième raison réside dans le fait que le CCFD offre aux jeunes la possibilité de devenir acteurs de la transformation des structures sociales. Au lieu d’enseigner et d’encadrer, le CCFD-Terre Solidaire pratique une pédagogie active en proposant aux jeunes de participer à l’humanisation de la société.
Loin de céder au sentiment d’impuissance et de fatalité que les dominants entretiennent à leur profit, le CCFD croit qu’un autre monde est possible, tâche d’acquérir les compétences nécessaires pour travailler à son avènement, recherche les partenaires disposés à lutter avec lui, et s’engage dans les combats en prenant les risques que cela comporte. Lorsque nous stigmatisons l’iniquité du capitalisme financiarisé qui écrase les faibles et détruit la planète, lorsque nous militons pour une économie sociale et solidaire, pour la souveraineté alimentaire et l’accès à l’eau, pour la taxation des transactions financières internationales et la remise de la dette des pays les plus pauvres, contre les paradis fiscaux qui recyclent l’argent volé et l’argent sale, lorsque nous contribuons à la prévention et à la résolution des conflits en dénonçant les trafics d’armes et en venant en aide aux populations déplacées, lorsque notre service du plaidoyer fait du lobbying auprès du G 8 ou du G 20, nous croyons à la pertinence de nos visées et à l’efficacité de nos actions. Si les jeunes ne se mobilisent plus guère pour la religion, beaucoup d’entre eux sont par contre prêts à se mobiliser pour la cause des hommes.
À une de ses parentes qui se plaignait de l’Église dans les années 30, Teilhard de Chardin a répondu à peu près ceci : « Ma chère cousine, je peux effectivement être d’accord avec vous : actuellement, la saison est un peu lourde ! » Cette concession faite en connaissance de cause par un passionné des hommes et de Dieu m’autorise à dire que la saison est un peu lourde depuis quelque temps déjà, et qu’elle est peut-être toujours un peu lourde dans l’Église comme dans le monde... Mais ce n’est pas cela qui importe le plus. Seule compte l’espérance que nous sommes capables de susciter et de transmettre à ceux qui prendront la relève, seule compte l’espérance que nous mettons en œuvre avec eux malgré les obstacles et les déceptions. Dans son livre intitulé Incipit, Maurice Bellet dit : « Ce qui est premier, ce n’est pas la tristesse, c’est l’amour. » La vie continue, un autre monde est possible, l’aventure de l’évangile se poursuit et engendre sur le terrain un christianisme inédit tout en restant fidèle à la Parole reçue au début et au sillon tracé depuis.
Jean-Marie Kohler
Note
(1) Ce numéro comprendra un dossier entièrement consacré au CCFD-Terre Solidaire.
Pour découvrir la Fédération Réseaux du Parvis, visitez le site :
Pour vous abonner à la revue, contactez : temps.present @wanadoo.fr (20 euros par an)
Le christianisme dans la tourmente au Moyen-Orient
Compte rendu de la table ronde du 2 juin à Storck
Les pasteurs Philippe Aubert, Président du Consistoire de Mulhouse, et Thomas Wild, Responsable de l’Action Chrétienne en Orient, ont analysé avec perspicacité l’évolution sociopolitique du Moyen-Orient, son impact sur la présence chrétienne dans cette région, et les enseignements qu’il convient d’en tirer quant à l’évangélisation dans l’environnement moderne ou postmoderne. Leurs approches se sont révélées largement complémentaires, l’expérience acquise sur le terrain par l’un étant éclairée par les considérations géopolitiques de l’autre, et les deux se référant à une même théologie centrée sur l’évangile et ouverte sur le monde.
Des révoltes sociales
Les révoltes du printemps arabe sont à considérer comme avant tout sociales, et non pas comme religieuses. Lancées par une jeunesse disposant d’un bon niveau d’instruction mais dénuée de perspectives d’avenir, elles expriment l’insupportable frustration que ressentent les pauvres de plus en plus nombreux et de plus en plus dépourvus dans ces pays, face à des élites corrompues et cyniques. Mobilisant pour la première fois hommes et femmes ensemble et utilisant efficacement l’outil technologique des réseaux sociaux, ces mouvements ont d’abord visé à mettre fin au pillage systématique des richesses nationales par des dictateurs bénéficiant d’appuis extérieurs très intéressés, et par les minorités qui leur sont associées aux plans politique et économique. Ce mouvement a surpris les analystes politiques en dépit des signes prémonitoires qui l’ont précédé, invalidant les grilles d’interprétation qui avaient cours depuis près d’un siècle de domination coloniale ou néocoloniale.
S’inspirant du modèle des sociétés occidentales, l’aspiration de la population révoltée apparaît double : accès aux biens de consommation et à la liberté, justice sociale et démocratie. La laïcité de ces mouvements ne doit cependant pas occulter l’importance que revêt dans ces milieux l’appartenance religieuse comme facteur d’identité sociale. Si le rêve d’une occidentalisation et l’attachement à l’islam semblent pouvoir cohabiter, une récupération politico-religieuse n’est pas impossible en cas de marasme économique durable ou d’enlisement dans des conflits armés. Après avoir suscité la crainte d’un déferlement islamiste, le printemps arabe a été idéalisé aux couleurs de la Révolution de 1789, et il débouche sur la perplexité au regard de son caractère complexe, de son coût humain et financier. Mais, en tout état de cause, une page inédite s’ouvre au Moyen-Orient : dans les anciennes aires d’influence des puissances dominantes, les peuples asservis se sont levés pour reprendre leur destin en main.
Conversion à la modestie
Pour irréaliste qu’il soit, le rêve des croisades hante toujours plus ou moins certains milieux politico-religieux, et la défense de la civilisation chrétienne contre l’islam peut encore prendre, comme ce fut le cas en Yougoslavie, une tournure brutale. Mais les Églises ont globalement renoncé à ce type d’option. Ayant échoué à convertir les juifs et les musulmans, les missionnaires occidentaux ont très tôt jeté leur dévolu sur les orthodoxes, et les Églises qu’ils ont implantées se contentent aujourd’hui de sauvegarder leurs acquis en tempérant les antagonismes qui les opposaient autrefois. Ne font exception à cette attitude que les missions évangéliques fondamentalistes d'origine souvent anglo-saxonne qui, moyennant de considérables moyens financiers et médiatiques, s’obstinent à vouloir convertir des musulmans. Une entreprise probablement sans avenir, et de plus périlleuse pour les prosélytes. Arrachés à leur environnement traditionnel, ces derniers sont exposés à un insupportable isolement quand ce n’est pas à de terribles représailles de la part des leurs.
Répudiant l’esprit de conquête, les grandes Églises européennes accompagnent les communautés chrétiennes locales pour les aider à témoigner de l’évangile à travers le vécu quotidien, et à servir autant que possible leurs semblables sans considération de religion. Les drames survenus au Liban et en Irak ont dissipé leurs illusions relatives à l’influence longtemps prêtée aux activités cultuelles et aux engagements sociopolitiques des instances confessionnelles. Par contre, elles ont la conviction que le christianisme peut, à condition d'éviter toute concurrence avec les œuvres musulmanes, se révéler libérateur dans le domaine de l’éducation, et des plus utiles dans celui de la santé. L’école forme sur place des élites destinées à servir localement, et elle introduit à l’esprit critique et au pluralisme. Bien des intellectuels musulmans voient dans cette scolarisation une chance pour contrer la propagande islamiste qui appauvrit et dénature l’islam en idolâtrant un « coran tombé du ciel ».
Une foi sécularisée
La sécularisation représente un processus social complexe de sortie de la religion. Celle-ci s’avère de moins en moins pertinente pour rendre compte des phénomènes de la nature et de la société, et de ce fait de moins en moins habilitée à gouverner le monde. La technoscience, l’économie et le politique ont pris le relais. Si la civilisation musulmane n’est encore que peu touchée par ce processus, le christianisme occidental le subit depuis assez longtemps déjà. Mais les Églises éprouvent néanmoins de grandes difficultés pour repenser en conséquence les modalités de leur présence dans la société. Dépossédées chez elles de leurs prérogatives anciennes, elles ont parfois confié aux missionnaires la charge d’implanter au loin la cité de Dieu ici bas. Mission impossible. Dans le protestantisme, Albert Schweitzer est le plus connu des précurseurs d’une sorte d’évangélisation nouvelle qui fait prévaloir le service des hommes sur la prédication dogmatique et les stratégies institutionnelles. Sous l'impulsion du Conseil Œcuménique des Églises, la compréhension de la mission s'est nettement élargie depuis les années 60, dépassant désormais de beaucoup l'activité du missionnaire envoyé à l'étranger.
Jésus doit-il aujourd’hui encore être considéré comme l’unique chemin vers le salut ? La conversion de l’humanité entière au christianisme représente-t-elle toujours la priorité des priorités censée voulue par Dieu ? La théologie contemporaine ne s’interroge plus en ces termes-là. Non seulement elle propose l’image d’un Dieu qui aime tous les hommes et qui veut les libérer quelle que soit leur appartenance confessionnelle, mais elle tend à privilégier la mise en œuvre concrète du message évangélique de libération face à toutes les servitudes. Dans cette perspective, le modèle "classique" de la mission du XIXème siècle apparaît obsolète tandis que le service humanitaire devient le vecteur majeur du témoignage évangélique. Une forme inédite de christianisme est en voie d’émerger, fidèle à la Parole reçue et à l’Esprit qui a animé l’Église à travers l’histoire, mais d’un œcuménisme sans frontières et d’un prophétisme pragmatique à fortes implications politiques.
Une nouvelle espérance
La sécularisation et la globalisation qui bouleversent les valeurs et les structures héritées du passé peuvent mener au pire, à une standardisation destructrice de la diversité humaine aux plans culturel et religieux. Mais les craintes exagérées sont, en ce domaine comme par ailleurs, aussi nocives que les illusions naïves. L’avenir n’est inscrit nulle part. Il dépendra de la capacité des personnes et des collectivités à résister à la force des structures et des idéologies dominantes, à imaginer des alternatives libératrices, à bâtir un monde plus juste et plus fraternel. Au reste, les chrétiens devraient se souvenir des racines judéo-chrétiennes de la mondialisation qui renvoie à l’affirmation de l’unité du genre humain, et c’est la désacralisation biblique de la nature qui a permis l’essor de la technique qui est un des principaux moteurs de l’histoire humaine ? Le clivage religieux n’est désormais plus tant celui qui sépare les chrétiens des non-chrétiens que celui qui oppose, quelle que soit la religion, les croyants ouverts à l’altérité et au monde d’un côté, aux fondamentalistes sectaires qui refusent le monde de l’autre.
Somme toute, la créativité des communautés chrétiennes du Moyen-Orient est riche en enseignements pour tous les chrétiens. La première préoccupation de ces communautés est de survivre debout, fidèles à leur foi et à la culture dont elles sont issues, fermes dans l’espérance et bienveillantes en dépit de tout à l’égard de ceux qui les entourent. Une foi sobre et dépouillée de tout esprit de concurrence ou de conquête, mais vécue au quotidien sans complexes, avec l’idée que les différences religieuses peuvent se féconder mutuellement. Pour aider les hommes et le monde à renaître, il faut respecter la pluralité, planifier l’avenir en travaillant avec un optimisme réaliste au partage des richesses et à la protection de la nature, contribuer à renforcer les organismes internationaux en vue d’une meilleure gouvernance du monde. Le temple et l’église se trouvent toujours au milieu de nos villages comme dans le Kochersberg, mais l’avenir de l’évangile se joue désormais ailleurs. Serons-nous capables de sortir de nos murs ?
Envoi
Consacrée à l’analyse de la situation des chrétiens au Moyen-Orient, cette table ronde n’a pas pu traiter des autres grands problèmes qui déchirent cette région et menacent la paix dans le monde. Que peuvent les Églises face à ces drames ? Prier pour la paix est une chose, mais il n’y a pas de paix possible sans justice. Et il n’y a pas de justice possible sans une révision déchirante de l’ordre établi et des modes de vie qui l’accompagnent. Quand nous prions sincèrement pour la paix et la justice, c’est Dieu lui-même qui s'exprime en nous, qui nous prie de mettre en œuvre, en nous et autour de nous, ce que nous lui demandons.
Jacqueline Kohler
Chrétiens et musulmans au Moyen-Orient
Les enjeux inédits d’un face-à-face séculaire
C’est pour une double raison que la Journée consistoriale du jeudi de l’Ascension et la Journée annuelle des Missions seront célébrées ensemble le 2 juin à Storckensohn par toutes les paroisses du consistoire. D’une part, pour faire largement connaître les tenants et les aboutissants des difficultés rencontrées par les chrétiens en Orient dans le contexte des conflits qui opposent cette région à l’Occident. D’autre part, pour amorcer à partir de là une réflexion sur les implications sociales et religieuses du pluralisme culturel et confessionnel dans l’environnement contemporain. Le jour nouveau qui se lève sur le Moyen-Orient à travers les soulèvements de ces derniers mois est plein de promesses pour les hommes et les peuples asservis de cette région, mais l’avenir s’annonce encore douloureux et incertain. Que peuvent nous apprendre ces espoirs et ces épreuves pour inventer le monde et le christianisme de demain ?
La table ronde qui introduira cette journée sera animée par les pasteurs Philippe Aubert, Président du Consistoire, et Thomas Wild, Responsable de l’Action Chrétienne en Orient. Ils essayeront d’apporter des réponses aux quatre questions suivantes. Comment s’imbriquent les facteurs religieux et les facteurs politiques dans les conflits qui bouleversent actuellement le Moyen-Orient ? Quelles sont les formes de la présence chrétienne qui semblent aujourd’hui les plus pertinentes pour témoigner de l’évangile en terre d’islam ? Que penser du mouvement de sécularisation qui promeut la laïcité et tend à faire prévaloir l’humanitaire sur les visées missionnaires ? En quoi la diversité et la situation très minoritaire des chrétiens en Orient nous interroge-t-elle sur notre propre avenir religieux ?
Un passé compliqué
Le Moyen-Orient est le berceau des trois grands monothéismes qui regroupent plus de la moitié de la population mondiale. Apparentés et concurrents, le judaïsme, le christianisme et l’islam prétendent chacun relever d’une élection divine et restent attachés à la terre déclarée sainte de leurs origines. Les juifs ont été dispersés par les Romains qui ont détruit le Temple de Jérusalem en 70 après J-C. Le christianisme naissant a connu un essor prodigieux dans la région, mais l’islam l’a submergé au VIIIème siècle dans toute la partie méridionale et orientale de la Méditerranée, puis en Espagne. La tentative de reconquête faite au Moyen Âge par les croisades a échoué et seule la péninsule ibérique a pu être libérée. L’Occident chrétien ne s’est finalement imposé au Moyen-Orient qu’à la chute de l’Empire ottoman en 1922, à la faveur d’une domination de type colonial. Mais après la Deuxième Guerre mondiale, cette domination s’est à son tour effondrée sous la poussée des nationalismes arabes. La création de l’État d’Israël en 1948, avec l’appui des pays occidentaux, a ouvert une nouvelle période d’affrontements.
En dépit des conflits qui ont périodiquement opposé l’Occident chrétien à l’islam, les juifs, les chrétiens et les musulmans ont généralement réussi à coexister assez paisiblement au plan local. Les chrétiens et les juifs ne jouissaient en terre d’islam, comme ces derniers en Europe, que d’un statut inférieur, mais ils s’en accommodaient. La dégradation des relations intercommunautaires est relativement récente, liée à l’évolution politique. Après s’être brillamment illustrée durant plusieurs siècles, la civilisation arabo-musulmane a décliné jusqu’à l’avènement de la domination des pays occidentaux au XXème siècle, qui a profité aux chrétiens en leur attribuant une nette prééminence politique et économique. Sous leur égide, le Liban est devenu une place financière d’importance mondiale, tandis que les chrétiens avaient ailleurs également la haute main sur les affaires. Mais les avancées du nationalisme arabe, illustrées par l’étatisation du canal de Suez, ont par la suite sapé cette prééminence et accrédité l’accusation de collusion avec l’Occident portée contre les chrétiens. De fait, la géopolitique régionale s’est trouvée de plus en plus dominée par les intérêts pétroliers des États-Unis et de l’Europe, et l’État d’Israël est devenu, sans forcément le vouloir, un pion majeur sur cet échiquier.
Une mosaïque religieuse
Le christianisme oriental est vénérable par son ancienneté et unique par son incroyable diversité. Empruntant une kyrielle de dénominations, les Églises se définissent par rapport aux doctrines progressivement explicitées par les premiers conciles œcuméniques, et notamment par rapport à la nature prêtée au Christ. Les Églises assyrienne, malabar, arménienne, syriaque, copte se réclament de l’Église apostolique ou primitive et véhiculent des croyances et des rites archaïques. Issue du schisme d’Orient intervenu en 1054, la famille orthodoxe se subdivise en diverses Églises qui se rattachent à une branche de tradition grecque et à une autre de tradition slave. Très présent à travers d’innombrables congrégations et ordres religieux et faisant exception à son monolithisme habituel, le catholicisme romain a créé ou s’est agrégé plusieurs Églises locales en acceptant leurs spécificités liturgiques et disciplinaires (avec un clergé marié par exemple) – telles les Églises maronite, chaldéenne, uniate. À son tour, le protestantisme s’est implanté au Moyen-Orient sous la plupart de ses appellations. Et de nombreuses Églises évangéliques y ont fait leur apparition avec un zèle missionnaire parfois intempestif.
De leur côté, les antagonismes religieux et politiques internes à l’aire islamique créent de sérieuses difficultés. À l’hétérogénéité des substrats culturels relevant des civilisations arabe, berbère, perse ou turque, pour ne citer que les principales, s’ajoutent les rivalités opposant les obédiences sunnite et chiite entre autres, cependant que les structures politiques varient des royaumes les plus réactionnaires à des régimes révolutionnaires ou proclamés tels, en passant par des dictatures religieuses ou laïques. Fondée en 1928 en Égypte, le mouvement panislamiste des Frères musulmans a largement essaimé dans la région, et diverses organisations s’en réclament. Le Hamas est devenu une force politique importante, et Al-Qaïda s’est à son tour implanté. Les relations entre les chrétiens et les musulmans sont de ce fait fluctuantes selon les lieux et le moment, et des alliances surprenantes peuvent s’établir pour un temps, quitte à se muer en hostilité par la suite. Mais, globalement, le christianisme reste perçu à travers la collusion dont il est accusé, à tort ou à juste titre, avec les forces coloniales du siècle passé et avec l’impérialisme occidental d’aujourd’hui.
Un nœud de contradictions
Il n’est guère contestable que l’Occident se préoccupe surtout, au Moyen-Orient, des profits qu’il peut tirer de l’exploitation des hydrocarbures et de la sécurité de ses approvisionnements dont dépend sa suprématie économique mondiale. La protection dont bénéficie l’État d’Israël n’est pas étrangère à ces intérêts pétroliers et marchands. Alors que la hantise du communisme a permis de justifier pendant plusieurs décennies l’ingérence de l’Occident dans les affaires du Moyen-Orient, l’effondrement des pays de l’Est a obligé les structures dominantes à se trouver un nouvel ennemi. L’islamisme s’est aisément prêté à ce rôle en raison des dangers réels qu’il véhicule, notamment après l’attaque contre les tours du World Trade Center. La phobie systématiquement cultivée à son égard allait légitimer les pires initiatives : menée sous couvert de lutte pour la démocratie et contre des armes de destruction massive imaginaires, l’invasion de l’Irak devait d’abord servir les lobbies pétroliers et militaro-industriels de l’Amérique de Georges Bush. Au plan local, le champ politique a été rigoureusement verrouillé grâce au soutien apporté par l’Occident à des régimes dictatoriaux et corrompus, situés aux antipodes des idéaux démocratiques affichés.
Les soulèvements qui bouleversent aujourd’hui le Moyen-Orient sont d’une importance cruciale. Ils contredisent les préjugés déniant au monde arabo-musulman l’aspiration à la liberté et à la dignité, et manifestent sa capacité à lutter avec les armes que préconise la démocratie, voire avec celles de la non-violence. D’aucuns ont traité Barak Obama de visionnaire naïf lors de son fameux discours du Caire, quand ce n’était pas de cryptomusulman et de traître, mais ce discours a représenté une ouverture lucide et généreuse à l’égard du monde islamique, conforme à l’éthique humaniste et chrétienne. La jeunesse musulmane n’est pas condamnée à subir indéfiniment la tyrannie et l’exploitation imposées au profit d’intérêts étrangers servis par des intermédiaires locaux dénués de scrupules. Sa révolte est motivée par le désir de conditions de vie décentes et d’un accès aux acquis de la modernité, et elle ne saurait être réduite au déferlement islamique appréhendé et annoncé pour nourrir la peur. On pourrait, à vrai dire, plutôt craindre que cette révolte ne finisse, à terme, par se dissoudre dans le consumérisme qui marchandise la planète.
Rompre la fatalité
Défendre les valeurs issues de la civilisation occidentale et portées par elle ne peut en aucun cas autoriser le recours à des stratégies qui sont en contradiction avec ces valeurs. Un tel comportement ne peut que desservir l’Occident en alimentant la haine, le cycle infernal de la violence et du terrorisme. Et, en raison de leur implantation, les juifs et les chrétiens orientaux sont les plus exposés aux conséquences désastreuses d’une politique contraire aux droits de l’homme et des peuples. Dans cette situation, les Églises doivent témoigner haut et fort des impératifs de la foi chrétienne en refusant les compromis intéressés, en montrant une semblable miséricorde à l’égard de toutes les victimes de la violence, d’où qu’elle vienne, et en œuvrant pour l’humanisation du monde. La paix ne sera possible dans cette région qu’au prix de la justice et de la reconnaissance de la dignité de tous, sans considération de race ou de religion. Tout comme l’Iran, Israël et d’autres États doivent faire preuve de créativité pour changer de politique, pour substituer le respect au mépris et le partage à la rapine. Alors seulement pourra renaître l’espérance dans cette région.
La solidarité oblige les chrétiens de l’Occident à venir en aide aux communautés chrétiennes orientales qui sont durement touchées par les conséquences d’une politique d’humiliation et d’exploitation trop longtemps imposée au monde arabo-musulman. Rien ne peut justifier la violence dont elles font l’objet de la part de mouvements extrémistes qui cherchent à les pousser à l’exil. Ces chrétiens ont non seulement un droit absolu à rester sur leur terre natale et à y demeurer fidèles à la foi de leurs ancêtres, mais leur présence est indispensable pour témoigner des valeurs humaines et religieuses dont se réclament en commun le judaïsme, le christianisme et l’islam. Leur souffrance et leur éviction mettent en échec toutes les religions. Mais le soutien à leur apporter exige des précautions : pour aider les chrétiens persécutés, il faut absolument éviter de les compromettre par des alliances douteuses et des actions condamnables. La paix que les croyants du Moyen-Orient demandent à Dieu de bien vouloir instaurer ne peut être que celle que Dieu lui-même demande aux hommes de mettre en œuvre, entre les chrétiens et avec tous les autres.
Jacqueline Kohler
Les paroisses disposeront de tables à Storck pour exposer ce qu’elles ont à vendre au profit des missions.
« Pourquoi le christianisme fait scandale »
de Jean-Pierre Denis, Ed. Seuil 2010
Le titre du livre surprend puisque le christianisme ne fait plus scandale depuis longtemps aux yeux du monde. Et il surprend d’autant plus que c’est précisément cette absence de scandale qui constitue, au regard de l’évangile, le véritable scandale du christianisme ! Porté par une formidable espérance et servi par une plume talentueuse, Jean-Pierre Denis propose une réflexion documentée et passionnante sur les enjeux de la foi chrétienne dans le contexte contemporain. Il situe le catholicisme aux « avant-postes » du combat pour l’homme. Et le bandeau publicitaire de l'ouvrage va jusqu’à exalter cette foi comme « La nouvelle contre-culture ». Mais outre que cette vue semble peu réaliste et biaisée par des préoccupations apologétiques, est-elle à la hauteur de la créativité prophétique de l’évangile ?
Une foi qui fait face
Stigmatisant le nihilisme contemporain et son mépris du christianisme, Jean-Pierre Denis rappelle que l’évangile, bonne nouvelle pour les hommes de tous les temps, demeure une source d’espérance particulièrement précieuse pour aujourd’hui. Déjà « scandale pour les juifs et folie pour les païens » à l’époque de l’apôtre Paul, le Christ crucifié ne peut que révulser les cyniques qui règnent sur la planète et la conduisent à sa perte. Ils ne craignent pas de bafouer les valeurs fondatrices de l’humanité et, pour asservir le monde à leurs intérêts et à leur idéologie, ils usent de moyens de propagande et de contrainte redoutables. Mais c’est seulement à travers la mort et la résurrection du Christ que l’homme peut, selon l’auteur de cet ouvrage, sauvegarder son humanité face à l’aveuglement et à la perversité qui la menacent. Unique héritier légitime du message de Jésus de par la succession apostolique, le catholicisme est crédité d’une capacité de régénération et de salut incomparable sinon exclusive.
Le procès des structures et des représentations sociales actuelles est implacable dans ce livre. La marchandisation des rapports humains, gouvernée par la cupidité et devenue le mécanisme social dominant, est condamnée sans réserve et sans appel. L’ultralibéralisme détruit les personnes, favorise l’accaparement des richesses par les privilégiés au prix d’une misère croissante des laissés pour compte, et attise de ce fait les violences interpersonnelles et les guerres entre les nations. La science est submergée par l’envahissement incontrôlable et apparemment irréversible d’une technique désormais vouée à maximiser les profits et à renforcer la suprématie de la spéculation financière. Et ce déferlement emporte toutes les valeurs morales, dont celles issues du christianisme comme les droits de l’homme, le respect de la vie et de la création, la solidarité qui lie tous les humains. Ne restent que le paysage dévasté d’une nature livrée à la rapine, une terre qui finit de s’épuiser sous un ciel désormais vide, et une immense machinerie de plus en plus folle qui broie l’humanité. Au nom de l’homme et de Dieu, une résistance farouche s’impose d’urgence.
Ce mal qui détruit la société atteint les hommes au plus profond de leur être. Arraché à ses racines et à son environnement, fragilisé par une invivable solitude, l’individu est happé par le système consumériste qui, tout en l’aliénant, lui donne l’illusion de devenir un demi-dieu maître de son destin. Dérive narcissique dans un univers de plus en plus virtuel. Coupé du passé et privé de futur, placé hors de l’histoire et de la culture, l’homme se condamne à se dissoudre dans le présent des jouissances immédiates. Mais, à bon escient, Jean-Pierre Denis insiste sur le fait que l’homme n’émerge pas du néant par lui-même, qu’il ne peut pas recréer le monde à sa guise, ni définir arbitrairement le bien et le mal. Comme la parole qui enfante l’âme humaine, il est le fruit d’une histoire qui l’a précédé et un gage pour les générations à venir, doté d’un patrimoine à faire fructifier et à transmettre. L’homme est certes libre et responsable de sa vie, mais celle-ci ne saurait lui appartenir en exclusivité dès lors qu’elle le dépasse, et il n’a de maîtrise absolue sur aucune vie. Ce n’est que dans le respect de l’altérité et dans la fidélité que l’homme peut s’accomplir et contribuer à faire advenir l’humanité dans sa plénitude, au plan profane comme au plan religieux.
Expulsé de son intériorité par la pression multiforme d’un matérialisme et d’un rationalisme étriqués, l’homme s’est éloigné de la spiritualité qui fondait et rythmait son existence au sein d’une création autrefois promise à la réconciliation et au salut. Il est dorénavant englué dans un monde devenu opaque : son oreille est de plus en plus sourde à la poésie, ses yeux ne voient plus l’au delà des choses matérielles, les étoiles du firmament se sont éteintes une à une. L’histoire de la littérature et de l’art fournit à Jean-Pierre Denis la trame d’une éblouissante illustration de ce tragique exode. Qu’il s’agisse de musique ou de peinture, la révélation de l’ineffable et de l’invisible a laissé la place à l’expression veule d’un non-sens proclamé universel et définitif, les spéculations du marché se substituant à toute autre quête. La déconstruction est l’obsession à la mode, d’autant plus vantée et plus lucrative qu’elle s’illustre par des provocations plus inattendues, d’une obscénité parfois abyssale. Même si diverses affirmations appellent des nuances, le lecteur appréciera la vaste culture et la sensibilité subtile dont l’auteur fait preuve dans ces pages qui comptent parmi les plus originales et les plus éclairantes de l’ouvrage.
Récusant les prétentions hégémoniques de la rationalité moderne, Jean-Pierre Denis relève que le réquisitoire contre la chrétienté accusée d’obscurantisme est largement injuste, et que le scientisme ne représente qu’une forme d’intelligence tronquée, incapable de donner accès à l’essentiel et qui favorise de ce fait la prolifération de l’irrationnel. Que l’Église ait trop souvent entravé la recherche dans telle ou telle discipline n’annule pas l’immense effort fait par le christianisme qui a mobilisé ensemble, durant des siècles, la théologie et la science pour comprendre l’homme dans sa globalité et sa finalité. La modernité a renoncé à cette ambitieuse entreprise au profit de préoccupations utilitaires. Non seulement elle a congédié la théologie et tend à se détourner de la philosophie, mais elle ne cesse de fragmenter le champ scientifique en domaines de plus en plus cloisonnés. L’homme se trouve ainsi mis en pièces, livré à des spécialistes indifférents au besoin de cohérence et de signification qui demeurent vitaux pour lui. La connaissance se mue en savoirs subordonnés au marché, et l’humain sombre avec le divin. Les grandes catastrophes du XXème siècle – totalitarismes, guerres mondiales et coloniales, génocides, etc. – en ont fourni une preuve apparemment irréfutable.
Aux antipodes de la modernité ainsi décrite, Jean-Pierre Denis en appelle au christianisme. Les principes que l’auteur énonce manifestent, en surplomb de la religion et de ses prolongements sociaux, une claire et généreuse intelligence de l’évangile. À la violence et à la suffisance des puissants, il oppose la vertu de pauvreté, l’humilité et la faiblesse de Dieu parmi les hommes. À la trompeuse liberté que revendiquent ceux qui ne visent que leur propre satisfaction, il oppose la souveraine liberté qui s’offre à la faveur du détachement de soi, du service et de l’amour d’autrui. Aux boulimies égoïstes et à la compétition sous toutes ses formes, il oppose le don, la sobriété et la solidarité. Au calcul, il oppose la gratuité. C’est la grâce et non les conquêtes qui ouvrent les portes de l’au-delà de soi-même et du monde. Et loin de s’en tenir à un banal moralisme, ces perspectives s’inscrivent dans une vision de foi de type mystique, éclairée par la lumière inaugurale du Verbe johannique, par la sombre lueur du Golgotha et par l’éclat fulgurant du matin de Pâques. Les relations humaines sont à penser en référence à la Trinité, dit l’auteur. Une vision inspirée qui invite à l’enthousiasme, mais comment l’incarner dans les réalités ?
Une prédilection pour l’ordre
Jonchés d’ambiguïtés et de contradictions, les chemins du quotidien sont plus problématiques que l’horizon harmonieux entrevu dans la foi. Fasciné par cet horizon, c’est à l’aune d’une représentation de l’ordre idéal que Jean-Pierre Denis a tendance à juger le cours prosaïque et contingent des choses. Sur un mode plaisant et non sans virtuosité, le prologue du livre raille les engouements à la mode. Suit une impétueuse charge contre la révolution de Mai 68, présentée comme le creuset et le paradigme du dés-ordre postmoderne. Une funeste utopie, selon l’auteur, la transgression substituée à la loi ne pouvant déboucher que sur le néant. De fait, il est vrai que l’actuel effondrement des valeurs morales résulte en partie des révoltes qui se sont produites dans les années soixante, et que bien des espoirs nés à cette occasion ont été déçus. Et il est pareillement vrai que nombreux ont été, parmi les meneurs de ces révoltes, ceux qui se sont empressés de remplacer sans scrupules les privilégiés qu’ils avaient chassés de leurs postes. Mais ces observations ne justifient pas les conclusions qui en sont tirées, à moins de disqualifier pêle-mêle, dans la foulée, la totalité des réformes et des révolutions intervenues au cours de l’histoire, y compris la novation de l’évangile qui a été le plus couramment et le plus gravement trahie.
La dénonciation s’appuie sur des observations incontestables, mais elle ne prend pas en compte l’ensemble des déterminations économiques, sociopolitiques et culturelles qui ont été à l’œuvre en 1968. Les causes profondes des événements survenus alors ne se réduisent pas aux symptômes qu’elles ont produits, et moins encore au folklore qui les a accompagnés. Invention du marché en même temps que protestation culturelle, l’irruption sauvage de la permissivité a davantage constitué une conséquence qu’une initiative démiurgique. Il est évident, aujourd’hui, que les multiples et désastreux méfaits de l’ultralibéralisme que Jean-Pierre Denis stigmatise à juste titre ne sont pas le fruit des fantasmes sexuels des anarchistes petits-bourgeois de la Sorbonne, qu’ils soient ou non devenus renégats par la suite. Si cette révolte a touché un si large public et s’est soldée par des conséquences aussi durables, c’est parce qu’elle bousculait un ordre social et économique qui avait trahi les aspirations profondes d’une large couche de la population. Après la forfaiture de Vichy, la formidable espérance issue de la Libération avait fait long feu. Le nouveau millénaire récolte encore les fruits amers de cet échec. Sans les célébrations sacrificielles et festives des révoltes passées, le délitement de la société se poursuit.
Le lecteur peut également être troublé par plusieurs insinuations qui mériteraient d’être tirées au clair pour dissiper d’éventuels malentendus. Le concile Vatican II n’a-t-il pas été influencé, et sans doute vicié, par le vent contestataire des années soixante ? L’humanisme des agnostiques et des athées peut-il être plus qu’un sympathique cache-misère pour intellectuels falots ? La défense de la vie en Occident ne s’impose-t-elle pas absolument quitte à faire abstraction de la mort que les intérêts dominants infligent ailleurs à travers des guerres et une misère endémique ? La revendication de dignité des milieux homosexuels n’est-elle pas à relativiser en raison du vil lobbying qui l’entache ? Ne faut-il pas se méfier d’un islam qui, noyauté par l’islamisme, ne cherche qu’à marginaliser le christianisme pour terrasser la société occidentale amputée de son âme ? La « gauche caviar » ne fournit-elle pas l’image la plus pertinente pour caractériser l’opposition politique en France ? S’agissant du tiers-mondisme, ne faut-il pas mettre fin à la culpabilité que traduit l’interminable « sanglot de l’homme blanc » ressassant de terribles pages d’histoire qu’il vaudrait mieux oublier ? Volontiers cultivées dans les milieux réactionnaires, ces questions ont un fort impact social et appellent des réponses sans équivoque.
Pour expliquer l’origine des maux dont souffre le christianisme, Jean-Pierre Denis emprunte çà et là des raccourcis qui étonnent. Le lecteur en vient à se demander si tous les malheurs de l’Église ne sont pas la faute à Voltaire... Ou, plus près de nous, au marxisme, à la psychanalyse, au structuralisme, à la linguistique, aux sciences humaines, à l’épistémologie... Autant de nouveautés frivoles et passagères en fin de compte ! Ne va-t-il pas jusqu’à exhumer le Syllabus pour défendre la condamnation du rationalisme, au risque de gommer les intentions qui ont inspiré dans son ensemble ce document pontifical ? Face à la forme de relativité sans doute irréversible introduite au cœur de la pensée humaine au fil des siècles passés et des dernières décennies, l’auteur semble attaché à une métaphysique et à une théologie qui ne prennent pas en considération les avancées théoriques et pratiques véhiculées par la réflexion et les engagements des temps modernes. Si la grandeur de l’ordre chrétien du Moyen Âge a été indéniable, très au-dessus de l’obscurantisme souvent dénoncé à tort, il n’en reste pas moins que les Lumières ont permis une libération inédite des consciences et de l'intelligence, et un remarquable bond en avant de la civilisation occidentale. Les contradictions survenues ne condamnent pas automatiquement les progrès réalisés.
Dans ce décor, l’Église représente pour Jean-Pierre Denis l’ultime autorité à laquelle les chrétiens doivent se soumettre pour échapper au tsunami de la civilisation actuelle. Il postule que l’institution catholique romaine est de façon éminente l’Église de Jésus-Christ, que son Credo et ses dogmes proclament les vérités éternelles explicitant la Parole de Dieu, et que les règles de conduite qu’elle édicte aux plans religieux et moral expriment la volonté divine. Les arguments invoqués en faveur de ces positions de connotation plutôt essentialiste sont l’Écriture et la Tradition, et la raison qui transcende le monde se conjugue avec la foi pour les appuyer. C’est la position traditionnelle du Magistère et la ligne apologétique du pape Benoît XVI. Ainsi conçue, l’Église est avant tout une réalité mystique qui échappe aux contingences humaines, parfaite et accomplie dans son être quelles que soient ses imperfections concrètes. Pour résoudre les difficultés qu’elle rencontre, c’est l’idéal abstrait par lequel elle se définit qui seul peut déterminer les conditions de son vécu pratique. L’ordre du monde et l’ordre religieux doivent coïncider, car hors de là ne peut régner que le désordre qui entraîne les révoltes et la destruction. La négation de Dieu ou l’idée même de sa mort entraîne inévitablement la mort de l’homme.
L’orthodoxie d’abord
Le livre survole la plupart des grands problèmes qui préoccupent actuellement les fidèles, dont ceux relatifs au statut de la femme, à la sexualité, au respect de la vie, aux sacrements, à la liturgie, aux autres religions et, d’une façon plus générale, à la restauration du catholicisme et de ses valeurs. Pour traiter de ces questions, Jean-Pierre Denis privilégie systématiquement l’éclairage doctrinal et préconise des positions volontaristes, la dimension anthropologique du vécu des hommes et des sociétés étant reléguée au second plan. Le vrai et le bien sont considérés comme définis de l’extérieur et d’en haut, en détail et à jamais, hors des vicissitudes des rapports sociaux et de l’histoire, et ils ne peuvent être révélés que par la médiation de la théologie et de la morale classiques. Dans cette optique, la complexité des interrogations humaines tend à se dissoudre dans les positions traditionnellement proclamées et défendues par l’Église. Et si la crédibilité de celle-ci au sein de la société s’en trouve affectée, cela ne représente, pour l’auteur, qu’un dommage collatéral accessoire par rapport à la sauvegarde de la vraie et saine doctrine et de l’intangible autorité du Magistère.
L’auteur rappelle à juste titre que le christianisme a contribué dès ses origines à la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains. La fameuse lettre de l’apôtre Paul aux Galates – « Il n’y a plus ni hommes ni femmes, ni Grecs ni Juifs, ni hommes libres ni esclaves... » – a constitué une extraordinaire révolution dans le monde antique. Mais pourquoi ne retenir du féminisme moderne que les outrances, et absoudre l’Église de ses pratiques phallocrates ? Dans un monde asservi à une sexualité omniprésente qui avilit l’être humain, la chasteté doit être défendue comme l’auteur s’y emploie. Mais pourquoi occulter les graves problèmes entraînés dans ce domaine par un moralisme religieux qui a commis les pires erreurs et causé d’irréparables malheurs parmi les fidèles mariés comme parmi les prêtres ? Le respect de la vie, principe intangible et première condition du vivre ensemble, est gravement menacé aujourd’hui et cela doit être dénoncé à tout prix comme le fait Jean-Pierre Denis. Mais suffit-il de condamner la contraception, l’avortement et l’euthanasie comme le fait l’Église alors que, par ailleurs, la vie est partout massivement écrasée pour défendre des intérêts matériels ou même prétendument spirituels ?
Les présupposés théologiques de l’auteur le mènent à considérer la liturgie comme une forme quasi parfaite du culte qui doit être rendu à Dieu, indépendamment de la relativité culturelle des rites. L’eucharistie est présentée comme sa source et son sommet, interprétée dans le cadre de la conception classique du sacrifice rédempteur et de la Présence réelle. Elle met en scène Dieu le Père qui envoie sur terre son Fils éternel pour racheter par sa mort l’humanité perdue dans le péché. Les formes d’expression de cette liturgie sont secondaires par rapport à la commémoration et à l’actualisation du drame censé se rejouer à chaque messe. Mais, pour traditionnelle qu’elle soit, cette compréhension de l’eucharistie n’est qu’une construction théologique parmi d’autres. L’ontologique est privilégié au détriment du vécu concret des fidèles à tel point que, bien souvent, ceux-ci ne comprennent plus les significations de leur participation à la célébration de ce mystère. La même remarque vaut pour les autres sacrements. La revalorisation du mariage est tout à fait souhaitable dans une société qui se défait, mais elle n’oblige pas à ignorer les difficultés et les échecs de cette option, et ne justifie pas l’attitude négative de l’Église à l’égard des divorcés remariés.
Jean-Pierre Denis reconnaît que le christianisme n’a pas le monopole de la vérité et de la charité, et que d’autres religions peuvent contribuer à l’humanisation du monde et à l’œuvre divine du salut. Mais il ne s’interroge guère sur la portée que revêt la prise de conscience du pluralisme religieux, et il ne prend pas sérieusement en compte les avancées de la réflexion théologique dans ce domaine. Pourtant, n’est-il pas important de souligner que l’incarnation du Christ ne s’épuise pas dans les formes passées et actuelles du christianisme historique, et moins encore dans celles du seul catholicisme ? Ne faut-il pas repenser la Mission et les rapports entre culte et cultures ? Les autres religions peuvent également comporter une dimension christique, parfois originale par rapport aux formes réalisées à ce jour dans l’histoire chrétienne. Au reste, il ne semble plus possible de penser sérieusement la foi chrétienne sans se laisser interroger par l’athéisme. Non seulement l’humanisme athée a maintes fois constitué une saine réaction contre des formes superstitieuses ou idolâtriques du christianisme et contre ses trahisons sociales, mais il est incontestable qu’il peut également fonder une éthique. La hantise du relativisme risque de mener l’Église à la cécité.
Insister sur l’origine chrétienne des valeurs de l’Occident est parfaitement justifié. Mais Jean-Pierre Denis ne devrait-il pas prêter plus d’attention aux raisons qui ont amené la société à s’opposer à l’Église pour mettre en œuvre les valeurs qu’elle prêchait ? Inféodée à la royauté sous l’ancien régime, à la classe possédante au XIXème siècle, et à un ordre établi globalement inique aujourd’hui, l’Église a tendance à dire la morale sans guère s’y conformer en pratique. Il est bon de rappeler que les encycliques sociales ont fait preuve d’une grande perspicacité dans le refus des injustices, mais il faudrait aussitôt ajouter que les contre-témoignages concrets de l’Église dans ce domaine les ont réduites à ne rester que vains discours. Dans la conjoncture présente, il ne suffit pas d’identifier l’origine chrétienne des valeurs pour légitimer le rôle que réclame le christianisme en vue de restaurer la civilisation issue de lui. À supposer qu’une telle restauration soit pensable et souhaitable, il faudrait encore que le catholicisme ait, ce qui n’est objectivement pas le cas, une autorité qui se fonde sur des engagements plus tangibles que les prétentions affichées au nom de Dieu. Il faudrait que l’Église voie avec les yeux du monde le spectacle qu’elle donne au lieu d’exiger que le monde la voie avec les yeux de la foi.
L’impression qui, à la lecture de l’ouvrage, tend à prévaloir concernant le monde moderne est globalement plutôt pessimiste, voire quelque peu manichéenne : hors de la religion, pas de salut. D’un côté se trouve, hypostasié, un catholicisme qui aurait gardé intacte à travers les siècles, en dépit de ses multiples défaillances que l’auteur reconnaît, sa virginité ontologique originelle et la puissance divine censée accompagner la succession apostolique. De l’autre se situerait un monde dévoyé qui se retourne contre lui-même après s’être révolté contre la divinité, livré au péché et à l’esprit du mal, conduit par le grand Adversaire de Dieu et de l’homme autrefois appelé Satan. Or deux objections au moins s’imposent ici d’entrée, l’une théologique, l’autre sociologique. En excluant l’idée selon laquelle Dieu continue à agir dans le monde pour sauvegarder l’homme et l’humanité sans condition préalable et sans acception de religion, Jean-Pierre Denis néglige une donnée fondamentale et constante des convictions chrétiennes. Et, seconde objection mais non moindre, une telle conception noircit injustement le monde en ignorant les aspirations au bien qui l’animent en profondeur et les combats qui s’y mènent pour l’humanité en dépit du mal.
Le catholicisme n’est sans doute pas encore allé au bout de l’épreuve qui lui rendra peut-être une certaine crédibilité s’il accepte de l’assumer. Mais va-t-il ce chemin-là ? Ce n’est pas d’une hypothétique contre-culture catholique que le monde contemporain a besoin. C’est d’hommes et de femmes habités par l’évangile et passionnément désireux de le partager avec les humbles, fidèles à la Parole reçue et portés par l’esprit prophétique des Béatitudes et des paraboles, sans préjugés confessionnels. Et ce, si possible, en communion avec une Église capable de se renouveler au contact d’un monde inédit qui demeure cher à Dieu. Il ne s’agit pas de sacrifier la transcendance à l’immanentisme ou au matérialisme ambiant. Mais le Verbe ne se révèle qu’à travers des paroles et des actions humaines, l’Écriture ne se lit qu’à travers des écritures, l’Eucharistie ne s’accomplit que dans les multiples expressions concrètes de l’amour, l’Évangile n’est vraiment une bonne nouvelle qu’en offrant la délivrance et la vie sauve à tous les hommes. Le chrétien est appelé à aider le monde à cheminer vers son humanité et vers Dieu, en résistant de façon lucide et résolue aux forces contraires, sans rêver d’un illusoire itinéraire réservé.
___
Tous les chrétiens s’accordent à croire que le Christ s’est donné aux hommes sans conditions et sans réserve pour témoigner que Dieu est amour et que le monde ne vit que par l’amour. Son évangile est la plus simple des théologies et la plus simple des éthiques, et le « culte en esprit et en vérité » qu’il a institué est des plus simples aussi. Il a envoyé ses disciples annoncer, dans son sillage, la bonne nouvelle de la libération de toutes les idolâtries et de toutes les servitudes imposées par les puissants, y compris les servitudes religieuses. Le shabbat a été institué pour l’homme, et non pour Dieu qui n’en a nul besoin. L’inculturation de ce message représente cependant une aventure délicate parce qu’elle se joue dans le cours divers et changeant des réalités humaines, au milieu d’inextricables conflits. Le modèle des cultes royaux ne s’impose pas à jamais pour les célébrations liturgiques, ni celui des sociétés foncièrement inégalitaires pour l'évolution de la société. L’engagement, l’ordre et la rigueur doctrinale sont certes indispensables pour que le vie puisse s’épanouir, Jean-Pierre Denis a raison de le souligner, mais nul ne peut accéder d’emblée et définitivement au vrai et au bien à la faveur d’un savoir ou d’une appartenance, quels qu’ils soient.
Pourquoi rêver de reconstruire la civilisation qui s’est défaite en essayant de refonder « le sexe, la loi, la science, la raison, l’éducation, l’esthétique, le sens » et tout le reste sous l’égide du catholicisme ? Le Dieu biblique n’est pas ambitieux comme les monarques, ni sacré comme les autres dieux. La sainteté qui lui est propre est d’une autre nature qui s’identifie à un amour par essence universel, et non à la puissance qui exclut pour dominer. Il est le Dieu qui veut que le monde participe à sa sainteté en participant librement à son œuvre de création et de salut. La désacralisation du monde n’est donc pas sacrilège, et sa sécularisation ne devrait pas effrayer l’Église. L’avenir du Dieu des chrétiens se joue dans le monde. Peut-être l’Église redeviendrait-elle audible et crédible si, émue et humble au vu de la détresse du monde, elle s’engageait simplement, mais corps et âme, dans le combat pour la justice et la paix, si elle acceptait de suivre l’invitation faite au jeune homme riche. Hors de l’amour qui est relation – bienveillance et aide –, il n’y a ni Dieu, ni Église, ni vérité... Cela ne signifie pas fusion et dissolution dans le monde, mais acceptation de la condition humaine pour la transfigurer. L’évangile est un chemin de subversion prophétique, et non un idéal culturel ou contre-culturel.
Ce n’est pas d’abord dans les sanctuaires ou les institutions ecclésiastiques que l’évangile prend corps, mais au milieu des hommes et de leurs contradictions. C’est là, à ras de terre, que se construit avec l’aide de Dieu la plénitude de l’humanité autrefois appelée Corps du Christ. L’Église n’a pas vocation à instaurer un royaume de Dieu opposé au vécu de l’humanité, ni à défendre et à glorifier une religion en tant que telle. Pour enfanter Dieu parmi les hommes et pour le sauver parmi eux, lui qui s’est identifié aux derniers des leurs, il faut que les chrétiens et l’Église rejoignent les hommes pour les accompagner, les aimer tels qu’ils sont, et se mettre à leur service en partageant leurs souffrances et leurs aspirations avant de vouloir les enseigner et les diriger. La croix du Golgotha est toujours plantée en ces lieux, chargée de malheurs et portant des suppliciés sans nombre, et, au creux de leurs tombes, les humains attendent encore et toujours la résurrection même s’ils ne l’appellent plus ainsi. Dans les pires situations, le cœur de l’homme garde la trace de son Créateur, la trace de sa lumière et de son amour, et le désir du salut qui lui est promis. Jésus de Nazareth n’a pas cessé de révéler cela aux uns et aux autres, sans beaucoup se préoccuper du Temple de Jérusalem.
Jean-Marie Kohler
Rendre l’évangile au monde(texte intégral)
Forum des Croyants libres de Moselle – mai 2011
Cet exposé proposera un cadre de réflexion pour les carrefours de cet après-midi destinés à mettre en commun votre propre vécu de l’évangile dans le monde. Cela nous occupera environ une heure - trop longue pour vous qui me subirez, mais trop courte pour développer les questions survolées trop vite ; vous voudrez donc bien me pardonner et la longueur et les raccourcis de mes propos.
Nous relèverons d’abord la spécificité du message évangélique. Puis nous verrons comment l’évangile a été transformé en religion, et comment celle-ci est devenue marginale après avoir longtemps été dominante. En troisième lieu, nous nous interrogerons sur les liens qui unissent celles et ceux qui, partageant la passion de l’évangile, forment l’Église. Enfin, nous évoquerons les engagements que commande l’évangile pour l’humanisation du monde. Ici ou là, j’emprunterai quelques passages à des développements déjà produits par ailleurs.
La plus radicale des subversions
Les ambiguïtés de la propagande religieuse
« Rendre l’évangile au monde » constitue une proposition apparemment claire et simple. Mais passer de l’énoncé à la pratique s’avère plus compliqué. D’abord, que faut-il entendre par évangile, alors que le christianisme se gargarise de ce mot depuis deux millénaires, et que de multiples théologies et stratégies religieuses contradictoires s’en réclament ?
Partons d’un exemple concret de l’actualité religieuse. La béatification de Jean-Paul II, prologue à sa probable canonisation, a bénéficié d’une ample orchestration médiatique. Cet événement a, de fait, permis de rappeler urbi et orbi les enseignements évangéliques : la primauté de l’amour, de la justice et de la paix, le devoir de solidarité avec les personnes et les peuples les plus pauvres et les plus vulnérables, etc. Célébrant la victoire du bien sur le mal, de la sainteté sur la perversité du monde, des millions d’hommes et de femmes ont vibré de concert à l’évocation des convictions religieuses et humaines de Jean-Paul II. Mais peut-on, pour autant, dire que Rome a transmis l’évangile au monde à cette occasion ?
Karol Wojtyla a certes été un homme et un pape d’une envergure exceptionnelle, qui a profondément marqué l’histoire de l’Église et du monde par sa foi et par son charisme, et qui peut être considéré comme exemplaire à divers égards. Mais cette béatification et la canonisation programmée de ce pape et de Pie XII ne visent-elles pas d’abord à restaurer l’image d’une papauté aujourd’hui discréditée, et à revigorer l’identité d’un catholicisme romain en crise ? Ces initiatives pontificales ne relèvent-elles pas, par bien des aspects, d’une manipulation de sentiments religieux très ambigus ? Benoît XVI et les foules rassemblées au Vatican pour ces cérémonies font penser, pardonnez-moi cette comparaison, au grand prêtre Aaron et au peuple d’Israël au pied du mont Sinaï. Fatigués de suivre un Dieu insaisissable à travers le désert, ils ont cédé à la tentation de revenir à une religion concrète autour d’un dieu qui peut se voir et se toucher, et qui accomplit des miracles. L’exhibition d’un cercueil et de reliques me rappellent le veau d’or fabriqué par les prêtres à la demande d’un peuple désemparé... Les religions vivent depuis toujours de ce commerce à base de magie, et elles finissent par en mourir.
Aux antipodes des dieux ordinaires
C’est l’évangile qui doit être la première passion des chrétiens, et non pas la religion ou l’Église qui, en tant qu’institution sociopolitique, se soucie souvent plus de son prestige et de sa puissance que de sa vocation à incarner l’annonce de la libération évangélique. Le choix entre évangile et religion est de fait crucial, car accepter la révélation qui est au cœur du message de Jésus de Nazareth ouvre sur un chemin abrupt et incertain, aussi éloigné des assurances véhiculées par les traditions ecclésiastiques que des boulevards de la réussite mondaine. Le message de Jésus représente, dans sa dynamique originelle, une des initiatives de subversion les plus radicales de l’histoire humaine, et c’est précisément pour cette raison qu’il n’a pas cessé d’être travesti pour être domestiqué. Si cet homme a été mis à mort sous Ponce Pilate à la demande des juifs, ce ne fut pas une erreur, mais c’est parce qu’il était réellement dangereux : de fait, il menaçait l’ordre politique et religieux établi, à la fois le Temple et l’occupation romaine. La subversion lancée alors demeure de nos jours toujours pareillement dangereuse pour tous les pouvoirs en place. Ce n’est pas sans raison que les grands de ce monde aiment la religion et ignorent ou haïssent l’évangile.
Le Magnificat n’est-il pas un appel à la révolution ? Il n’y a, aux yeux du monde, que folies dans l’évangile : les Béatitudes, l’interdiction de juger autrui et le précepte d’aimer les ennemis, la subordination du shabbat et de la religion à la vie humaine, l'absence de toute allusion aux pratiques religieuses dans l’énoncé des critères du Jugement dernier ! À en croire Jésus, le service et l’humilité l’emportent sur la puissance et la gloire ; tous les hommes sont égaux en dignité devant Dieu et entre eux ; les ouvriers de la onzième heure seront payés comme ceux de la première ; la pierre rejetée par les bâtisseurs sera utilisée comme pierre d’angle dans le Royaume des cieux dont la porte d’entrée est étroite pour les riches et les puissants ; les publicains et les prostituées devanceront les bien-pensants et les bien-priants dans cet incroyable Royaume où les plus petits seront les plus grands. Tandis que toutes les grandes religions ont tendance à prêcher l’harmonie, le message d’amour apporté par Jésus est comparé à un glaive qui opposera les hommes entre eux, et il apparaît comme le plus subversif par sa radicalité et son universalité. Ces perspectives insensées se résument dans la foi en un Dieu qui, cloué nu sur une croix, s’identifie aux victimes de la violence humaine pour exorciser à jamais la violence des bourreaux. Le comble de l’ineptie !
Une Église hégémonique devenue marginale
Un christianisme anachronique
Face aux réalités de l’histoire, le christianisme a rapidement renoncé à sa vocation subversive. Pour se propager et pour servir sa propre gloire sous couvert de la gloire de Dieu, il s’est érigé en système politico-religieux allié aux puissants et ce péché originel le poursuit. Il a inculqué aux petits la peur de Dieu et du diable, et n’a pas craint de monnayer l’accès au salut éternel dont il s’est attribué le monopole. Les intérêts convergents du monde et de l’Église ont transformé l’évangile en religion. Au culte « en esprit et en vérité » annoncé par Jésus s’est substituée une écrasante accumulation de savoirs et de rites dont la maîtrise a été réservée au clergé. Un processus aux conséquences désastreuses. Cette option, qui a longtemps été profitable à l’Église du point de vue sociopolitique, a abouti à une impasse à mesure que la sécularisation a marginalisé les institutions religieuses. Désormais coupée des masses pauvres et enfermée dans une culture dépassée, l’Église se trouve doublement en porte-à-faux : par rapport à sa mission originelle d’une part, et par rapport à l’environnement contemporain d’autre part. Se cantonnant de plus en plus dans les cérémonies et la représentation, elle se condamne à végéter, guettée par diverses dérives sectaires.
Dans cette conjoncture, il n’est pas étonnant que se répande le doute sur ce que peut encore signifier le message édulcoré attribué à un prophète juif disparu il y a deux mille ans. Le christianisme qui s’en réclame n’est-il pas complètement dépassé au regard des bouleversements culturels et sociaux en cours ? Il faut admettre que l’humanité est en train de muter, ou tout au moins de vivre une révolution aussi considérable que celle du néolithique, lorsque nos lointains ancêtres, cueilleurs et chasseurs nomades, se sont sédentarisés en inventant l’agriculture et l’élevage qui, à la faveur d’un accroissement de la production et d’une spécialisation des activités sociales, ont permis la création des villes et des États. Les connaissances scientifiques et techniques ont à présent pris le pas sur les savoirs religieux et discréditent les faiseurs de miracles. La primauté de l’individu se substitue à celle des collectivités sacralisées d’autrefois. Le pouvoir sur les hommes a perdu son aura divine et se trouve de plus en plus subordonné aux impératifs du marché. La civilisation urbaine submerge les campagnes sur toute la planète et modifie radicalement le rapport à la nature autrefois considérée comme le théâtre de la grandeur divine. Dieu n’est plus perçu comme tout-puissant et beaucoup l’ont congédié. De quelle utilité est l’évangile par rapport à cela ?
Engluée dans son passé en dépit de ses dénégations, l’Église se montre pusillanime et peine à accompagner l’humanité contemporaine. Recourant à des rites hérités d’une époque révolue comme la royauté d’Israël et la féodalité médiévale, les liturgies ne parlent plus au commun des hommes. La hiérarchie ecclésiastique se croit toujours investie du monopole de la vérité au double plan des dogmes et de la morale, et refuse de reconnaître le caractère relatif de toutes les constructions doctrinales. L’autorité revendiquée au nom des Écritures et de la Tradition s’exerce dans le cadre d’un appareil de pouvoir obsolète, déclaré d’institution divine et de ce fait prétendu intangible. Le dialogue avec les autres religions et avec l’athéisme n’est que balbutiement, mise en scène plus que dialogue véritable. La laïcité est considérée comme un pis-aller à contourner, et non comme un gage de liberté. Toujours suspecte, la sexualité reste soumise à de multiples formes de répression dont certaines sont criminelles, telle l’interdiction du préservatif par Jean-Paul II en Afrique, etc. L’Église se méfie de la modernité, la condamne volontiers, et se spécialise dans l’énoncé de normes abstraites et dans des activités cérémonielles désuètes. La foi chrétienne est assez communément réduite à un « dépôt sacré » confié à un corps sacerdotal censé surplomber le monde, à une somme de savoirs et un legs cultuel qu’il suffirait de conserver et de reproduire.
De Vatican II aux parvis
Si l’Église se voyait comme les hommes du commun la voient au lieu d’exiger que ceux-ci la voient avec les yeux de la foi, si elle voyait avec les yeux du monde le spectacle qu’elle donne, elle en serait consternée. Elle se découvrirait prisonnière d’usages rituels et mondains souvent ridicules par leur anachronisme, péremptoire au plan doctrinal et dure dans ses jugements, butée dans son attitude à l’égard des femmes, ne conformant pas ses pratiques à ses enseignements, intéressée et liée par des alliances douteuses, gouvernée par une gérontocratie machiste attachée à un centralisme bureaucratique suranné, etc. Elle serait scandalisée par les exigences inhumaines qu’elle impose en matière sexuelle, matrimoniale et de procréation à ses fidèles, et notamment aux plus dévoués et aux plus malheureux d’entre eux comme les prêtres qui ne supportent plus leur célibat et les couples séparés. Or l’incarnation de l’évangile dans les réalités contemporaines, son inculturation, est non seulement la première condition de l’audibilité de l’Église, mais c’est la condition incontournable de sa crédibilité, de la crédibilité de la vérité qu’elle proclame. Vatican II avait compris cela, mais ce concile semble avoir fait long feu.
Le christianisme est-il donc voué à sombrer avec les structures ecclésiastiques qui l’ont peu à peu fossilisé ? Ou peut-il se relever en quittant les habitudes qui l’entravent et l’étouffent ? Même le plus anticlérical des chrétiens souhaite une conversion de l’Église à sa vocation première qui est de servir les hommes dans l’humilité et la simplicité, et de servir Dieu en agissant ainsi. Tous les croyants passionnés d’évangile aimeraient voir les institutions ecclésiales se défaire de leur ritualisme et de leur dogmatisme, s’ouvrir au monde et rejoindre les pauvres pour épouser leur cause qui est la première cause de Dieu lui-même, promouvoir la confiance et le dialogue avec les fidèles en renonçant à un système de pouvoir monarchique de droit divin qui ignore la créativité et la liberté des communautés locales. Mais est-ce possible ? Les espoirs suscités par Vatican II restent-ils justifiés ou bien le christianisme est-il en train de se frayer des voies nouvelles sur les parvis des sanctuaires et des hauts lieux de la théologie officielle ? La réponse à cette question ne peut se trouver que dans le sillage de l’évangile qui oblige à reconnaître que les urgences du monde sont prioritaires par rapport aux problèmes strictement ecclésiastiques.
Pour un christianisme en symbiose avec l’humanité
Du sacré au profane
L’avenir de Dieu parmi les hommes ne se joue pas à travers des rites ou des savoirs. Il se joue au plus près des hommes et à ras de terre, dans le monde tel qu’il est, avec ses espoirs et ses violences. Et ce dans le cadre d’une mondialisation inédite qui est porteuse à la fois de gages d’humanisation et de périls mortels. Pour rendre aujourd’hui l’évangile au monde, il faut par conséquent le libérer de la religion qui l’a accaparé, qui l’a enfermé et chosifié en le sacralisant pour le doter de pouvoirs magiques. Une fois pour toutes, le voile du Temple s’est déchiré au moment de la mort du Christ, abolissant l’archaïque clivage entre le sacré et le profane, fondement habituel des religions et du sacerdoce qui sont toujours et partout caractérisés par la séparation et la pureté rituelle. Le Christ est le don immédiat et sans réserve que Dieu fait de lui-même au monde, quittant l’habitat céleste des autres dieux pour habiter parmi les hommes et les rendre saints, pour sanctifier tout ce qui existe. Libérée du temple et du sacerdoce, la religion chrétienne est à repenser en fonction de l’homme créé par Dieu et habité par lui, sans hypothèque idéologique relevant de la sacralité et des terreurs primitives.
Que devient l’Église dans cette perspective ? Il faut d’abord rappeler que c’est par elle que l’évangile s’est transmis au fil des siècles malgré toutes les trahisons, et qu’il n’existe peut-être pas d’autres canaux pour continuer à le transmettre. De même que l’homme ne peut pas se passer de langage pour parler, il ne peut pas se passer d’institutions pour vivre avec les autres. Mais loin de se réduire à son périmètre sociologique, aux structures et aux conceptions qu’elle a héritées de l’histoire, l’Église n’existe pour les hommes et pour Dieu que là où se vit l’évangile. Ce n’est pas la continuité apostolique et le droit canon qui la constituent, ni même quelque orthodoxie que ce soit. C’est l’amour et le service des hommes auquel le Christ s’est identifié. Quelles que soient les difficultés qui assaillent les institutions ecclésiastiques, il n’y a aucune raison de penser que cette aventure-là soit terminée. Dans le sillage des croyants d’autrefois qui se sont voués corps et âme, comme François d’Assise, à aimer et à servir leurs semblables et leur Dieu, le siècle dernier a vu se lever, entre autres, Albert Schweitzer, Martin Luther King, Helder Camara, Oscar Romero, mère Teresa, l’abbé Pierre, sœur Emmanuelle. Ce sont ces croyants-là qui, avec l’innombrable foule des croyants inconnus, gardent l’Église vivante. Mais pour renaître, il lui faudra emprunter des formes nouvelles, et peut-être même des appellations nouvelles.
« Dieu premier servi » à travers autrui
Il me plaît de vous citer ici un extrait des Lettres à un jeune prêtre, un livre de Pietro di Paoli dont je vous recommande vivement la lecture. La devise « Dieu premier servi » est commentée comme suit : « C’est une belle devise, mais cela ne signifie pas que Dieu passe avant les hommes... Cela signifie que Dieu (et donc le service des hommes) passe avant l’argent, la puissance, les honneurs, l’amour-propre, le désir de possession et aussi notre envie de nous distraire. Cela signifie que rien, absolument rien, ne passe avant l’humain. Notre obéissance à Dieu, au Dieu fait homme, nous impose de toujours choisir la réalité de la vie des hommes et des femmes, de toujours choisir cette épaisse et visqueuse pâte humaine, contre notre amour idolâtrique des absolus. Jamais une idée ne vaut plus cher qu’un homme, une femme, parce que c’est pour cet homme, pour cette femme que le Christ donne sa vie. Choisir de défendre une idée, une théorie, une théologie, plutôt que les hommes ou les femmes réels et vivants, c’est “recrucifier” le Christ. » La religion constitue, au regard de l’évangile, la pire des idolâtries quand elle se veut absolue : elle devient alors négatrice de Dieu et de l’homme, et mère des pires violences.
Principale activité sociale de l’Église, le culte est d’urgence à reconsidérer. Le Dieu biblique exècre toute forme de narcissisme, n’a pas besoin de culte pour lui-même, n’a pas besoin d’être adoré comme les dieux païens, n’a donc besoin ni de sanctuaires ni de prêtres. Malgré l'importance du Temple dans le judaïsme ancien, les prophètes d’Israël ont condamné le culte avec véhémence quand il prenait le pas sur la justice. « Cessez de m’importuner avec vos offrandes, car – parole de Yahvé – vos sacrifices me répugnent, votre religion me dégoûte, ont répété Amos et Isaïe en des termes à peu près semblables. Je ne supporte plus vos fêtes et vos pèlerinages. Quand vous étendez vos mains pour vos prières, je détourne les yeux et je ne vous écoute pas. Éloignez de moi le brouhaha de vos cantiques et le tintamarre de vos harpes... Ce que je veux, c’est le droit et la justice. » Les rites ont changé, mais nos grands-messes et nos pèlerinages sont-ils aujourd’hui plus agréables à Dieu, quand ils confortent directement ou indirectement un ordre social qui écrase les faibles et les pauvres à travers le monde, au su et au vu de nous tous, d’une façon bien plus atroce qu’à l’époque d’Amos et d’Isaïe ? La liturgie n’a de sens que si elle est la célébration fraternelle de l’amour qui, venant de Dieu, unit les croyants dans une bienveillance réciproque et dans le service de leurs frères, en commençant par les plus démunis.
Que devient alors la prière ? Voici, à titre d'exemple en milieu catholique, une réponse possible à cette question. La vieille femme en cause n’a jamais envié le statut sacerdotal et n’est pas du tout tentée de jouer au prêtre clandestin. Pourtant, en prenant son café et le pain du matin, elle se souvient d’un chant d’offertoire de sa jeunesse – « Prends ma vie, Seigneur..., prends ma mort..., prends ce pain..., prends ce vin... ». Sa prière : que la nourriture et la boisson qu’elle absorbe deviennent en elle, et à travers l’ensemble des relations et des activités de sa journée, le Corps du Christ qui fait accéder les hommes à la plénitude de leur humanité, deviennent le Sang du Christ qui irrigue la vie du monde de l’amour divin. Et, comme seul l’humble service des autres peut transfigurer les hommes et le monde en incarnant une part de ciel sur la terre, cette prière la renvoie au lavement des pieds qui remplace la scène de l’institution eucharistique dans l’évangile de Jean. Une prière à la dimension du monde, formulée avec et pour le monde. Faut-il s’interroger sur le caractère licite ou illicite de cette célébration matinale ? Loin de constituer une opération magique de transsubstantiation, elle essaye tout simplement d’incarner l'évangile, au sens fort du terme incarner, de donner corps à l’évangile dans le quotidien des hommes - de rendre l’évangile au monde. Il suffit de peu pour fêter et actualiser l’amour qui, accompli sur le Golgotha, a vaincu la mort et fonde notre espérance. La pire détresse et nos morts de chaque jour peuvent être prière comme les espoirs et les joies qui nous relèvent chaque jour. Déréliction, néant et résurrection.
L’évangile au service des hommes
Une conjoncture périlleuse
Le message de Jésus est des plus simples dans sa forme originelle : se fier en la vie qui est donnée par Dieu, la respecter et en prendre soin, là où elle est la plus vulnérable en premier lieu. L’ultime jugement qui manifestera la vérité en toutes choses ne fera que confirmer la vérité du vécu quotidien : « Ce que vous aurez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait... Ce que vous aurez refusé au plus petit d’entre eux, c’est à moi que vous l’aurez refusé. » Cette affirmation ne comporte pas la moindre allusion à la religion, à quelque orthodoxie ou pratique rituelle que ce soit. Mais la mise en œuvre de l’amour d’autrui subvertit en profondeur l’ordre du monde en inversant les valeurs définies par les puissants à leur profit. Toute civilisation, toute culture, et bien entendu l’Église pareillement, se trouvent interpellées par cette invitation révolutionnaire et seront jugées à cette aune, comme chacun d’entre nous. C’est porté par la proclamation paulinienne de l’égale dignité de tous les humains et de la fraternité universelle que le christianisme primitif s’est répandu comme le feu autour de la Méditerranée. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
Les chrétiens ont raison de s’alarmer, avec les autres grandes religions et avec tous les vrais humanismes, croyants ou athées, de la menace que constitue la marchandisation galopante du monde entraînée par le capitalisme financiarisé qui ne vise que le profit et sème la mort. Jamais le gouffre qui sépare les pauvres des riches n’a été aussi profond, jamais les violences qui en résultent n’ont été aussi grandes et aussi dangereuses, et jamais l’homme ne s’est manifesté aussi prédateur à l’égard de la nature au risque de détruire la vie. L’ultralibéralisme sauvage qui gouverne la planète ne cesse d’aggraver les processus d’oppression et d’exploitation ou de marginalisation des pauvres qui sont de jour en jour plus nombreux. Le mirage d’une croissance illimitée des biens de consommation, servie par une technoscience subordonnée à la logique du marché, menace à brève échéance tous les équilibres de la nature et jusqu’à la survie de l’espèce humaine. La cupidité du système transcende et ne cesse de renforcer celle des individus.
Maintes encycliques offrent depuis plus d’un siècle une description par bien des côtés pertinente de ces maux. Mais il ne suffit pas de stigmatiser de l’extérieur la rapacité et le matérialisme de la civilisation moderne, comme si l’Église se trouvait au-dessus du système socioéconomique qui est à l’origine de l’exploitation et de l’oppression. Que d’injustices n’a-t-elle pas absous en soutenant les possédants et les régimes politiques qui ont défendu ses intérêts en même temps que les leurs ! Cette démarche peut même se révéler néfaste : dénoncer les injustices comme s’il ne s’agissait que de dysfonctionnements superficiels est trompeur en occultant les racines du mal, et en détournant l’homme des combats qui doivent être menés contre l’inhumanité. Avant de vouloir enseigner Dieu au monde, l’Église doit essayer de comprendre les hommes en les accompagnant sur leurs chemins, en écoutant le Dieu qui marche à leurs côtés, loin des Églises parfois. C’est en devenant humaine parmi les hommes, en partageant leurs souffrances et leurs aspirations, en s’engageant dans les combats qu’ils mènent pour leur dignité, qu’elle pourra dire Dieu de façon crédible et libératrice.
Évangéliser la modernité
Contradictoire comme tout ce qui est humain, capable d’enfanter le meilleur et le pire, la modernité n’est pas à accepter ou à rejeter en bloc. Elle a libéré la raison et a en même temps produit un rationalisme dogmatique, instauré la laïcité et vilipendé la spiritualité, promu la personne et institué un individualisme forcené, émancipé la femme et asservi le sexe, sauvegardé la vie et commis des génocides. Elle exalte la jeunesse et la prive d’avenir, alimente d’immenses espérances parmi les nations et verrouille leur évolution, encourage les révoltes contre les dictatures et les étouffent. Ambiguë, elle n’est pas un aboutissement, mais une voie. Le royaume de Dieu ne peut se construire aujourd’hui qu’à travers elle, en s’incarnant dans le monde pour le libérer de l’inhumanité. L’espérance altermondialiste appelle un alterchristianisme.
La foi chrétienne ne renaîtra qu’en participant à la résistance et aux combats que requiert l’humanisation de la société. Si les hommes qui parlent de justice et de paix ne luttent pas d’arrache-pied contre l’iniquité régnante, aucune autre libération ne vaut d’être annoncée et les prédicateurs ne seront que des pantins. Ce ne sont pas les docteurs qui manquent dans l’Église, mais les prophètes qui acceptent avec audace, à leurs risques et périls, de combattre les politiques qui sacrifient la nature et l’humanité aux intérêts à court terme d’une minorité de privilégiés. Il est urgent de s’élever contre le modèle de croissance dominant, et contre les guerres menées pour maintenir un statu quo inique. La Parole de Dieu ne peut parler aux hommes et transformer le monde qu’en prenant corps ici et maintenant comme cela est arrivé en d’autres temps autour du bassin méditerranéen, dans le monde grec et romain, puis en milieu païen.
Dans ce domaine comme dans tous les autres, rien n’est jamais définitivement acquis. En s’incarnant, le christianisme revêt par la force des choses des formes particulières en rapport avec chaque culture, puisqu’il est impossible que la Parole se manifeste autrement parmi les hommes. Mais l’évangile subvertit toutes les cultures, y compris la chrétienne, puisqu’il n’existe aucune forme de culture qui puisse contenir cette Parole. Dès lors n’est-ce que dans le déroulement de la vie et dans la diversité culturelle, historique et géographique, que le message revêt toute sa dimension. Le christianisme ne se réduit pas aux structures et aux idéologies qui ont été les siennes jusqu’à ce jour. Toutes les nations, toutes les cultures, toutes les religions ont vocation à refléter le Christ et à constituer le corps du Christ en véhiculant des valeurs christiques. Vouloir restaurer la religion pour ériger sur terre une société chrétienne à l’image de la cité céleste n’est qu’un leurre. Il nous faut habiter et transfigurer la modernité telle qu’elle se présente pour faire advenir une nouvelle et plus grande modernité, pétrie d’évangile et toujours à évangéliser de nouveau.
Conclusion
Je terminerai cette causerie en vous recommandant encore une lecture : Le souffle d’une vie de Guy Aurenche, président du CCFD-Terre solidaire. Ce livre illustre ce qui se passe sur le terrain quand l’évangile est rendu au monde. Ne se préoccupant guère de savoir « qui est Dieu », l’auteur se préoccupe de savoir « où le trouver » et comment le secourir. Convaincu que l’homme reste habité par Dieu, il croit que tous les humains sont capables d’aimer et méritent d’être aimés. Dès lors, tout ce qui avilit, maltraite et détruit l’homme doit être combattu. Et notamment les politiques qui criminalisent les pauvres et repoussent l’étranger. Sans relâche, il faut lutter contre la torture et la peine de mort, contre le rejet, la misère et le sous-développement quels qu’ils soient. Contre la faim, les haines et les guerres. Parce que « catholique » au sens étymologique de ce terme, Aurenche estime que la Parole créatrice et libératrice de Dieu échappe à tout monopole. Foncièrement universel, le message évangélique du Christ et de la Tradition vivante de l’Église ne connaît aucune frontière. À l’opposé de tout repli identitaire, les chrétiens doivent entrer en dialogue et en partenariat actif avec toutes les personnes et toutes les communautés qui œuvrent à l’humanisation de la société.
Jean-Marie Kohler
« Le souffle d’une vie », de Guy Aurenche
Préface de Stéphan Hessel, Éd. Albin Michel, 2011
« Quand j’aide les pauvres, on dit que je suis un saint.
Mais quand je demande pourquoi il y a de la pauvreté, on me traite de communiste. »
Helder Camara
Contre la barbarie du néolibéralisme
Direct et pragmatique, le « souffle » dont témoigne Guy Aurenche dans ce livre dévoile au lecteur un réjouissant chemin d’évangile à travers les contradictions et les épreuves du monde contemporain. Un chemin de libération et d’amour face aux forces mortifères qui menacent l’humanité. Par delà l’évocation des « quarante ans de combat » menés par l’auteur en tant qu’avocat et à la tête de l’Acat puis du CCFD-Terre solidaire, l’ouvrage invite chacun à participer à l’instauration d’une société plus juste et plus fraternelle. Une rafraîchissante bouffée d’air prophétique.
Aurenche ne se contente pas de préconiser une moralisation de l’ordre social dominant en remédiant à ses dysfonctionnements. Il identifie et combat l’inhumanité qui est à la racine de cet ordre et qui le détermine. C’est parce que les puissants privilégient leurs intérêts au mépris de l’humanité que la violence et la misère dévastent la planète. Les êtres les plus vulnérables sont partout humiliés, opprimés, exploités ou marginalisés. La maison commune que représente la nature est pillée sans vergogne. Mais contre l’inacceptable, la résistance et la révolte s’imposent aux plans éthique et politique. « Un autre monde est possible » : équitable, solidaire et respectueux de toutes les cultures.
Se fier à la vie et croire en l’homme
La Vie est première et elle aura le dernier mot, affirme Aurenche. Elle est la source de l’humanité et l’irrigue jusque dans les enfers. En amont de toute religion, une mystérieuse tendresse originelle habite le cœur des hommes et peut racheter même les plus coupables d’entre eux. Cette vitalité qui vient d’ailleurs et qui transcende l’être humain est une force de résurrection capable de vaincre toutes les fatalités et toutes les morts. Défiant le mal et repoussant la désespérance, l’auteur proclame son inébranlable foi en l’homme, en sa vocation à aimer et à être aimé.
En exigeant le respect absolu de la dignité humaine, la Déclaration universelle des droits de l’homme revêt pour Aurenche un caractère sacré. Comme l’évangile, elle impose de combattre les politiques qui maltraitent et avilissent l’être humain, qui criminalisent les pauvres et repoussent l’étranger. Lutte contre la torture et la peine de mort, contre toutes les formes de rejet, de misère et de sous-développement. Il faut d’urgence agir partout, dans tous les domaines et à tous les niveaux, pour bannir la faim, les haines et les guerres. C’est pourquoi le CCFD-Terre solidaire se bat sur tous les fronts, non pas pour créer une « cité chrétienne », mais simplement pour une société plus humaine.
Une foi engagée au service du monde
Aurenche se dit heureux d’appartenir à l’Église catholique et de militer dans ses institutions. Mais il n’en est pas prisonnier et n’hésite pas à en critiquer la cécité et les manquements à l’occasion. La Parole créatrice et libératrice de Dieu échappe à tout monopole. Foncièrement universel, le message évangélique du Christ et de la Tradition vivante de l’Église ne connaît aucune frontière. Aussi l’auteur se veut-il, à l’opposé de tout repli identitaire, en dialogue et en partenariat actif avec toutes les personnes et toutes les communautés qui œuvrent à l’humanisation de la société.
« Dieu n’est pas à chercher dans les cieux, écrit Guy Aurenche, mais à rencontrer dans les aventures humaines ». Sans s’embarrasser de préalables dogmatiques, ce christianisme de terrain relève de la plus profonde intelligence de la foi. Radicalement bienveillant et valorisant l’altérité, « à l’écoute des Samaritaines d’aujourd’hui », il se préoccupe plus de savoir « où est Dieu » et comment le secourir, que de préciser « qui Il est ». Une foi qui doit par conséquent se risquer hors les murs : « Parce qu’il est catholique, le CCFD-Terre solidaire se doit d’aller aux frontières de l’Église, là où elle a parfois du mal à s’aventurer, et où l’Esprit déploie aussi ses trésors d’inspiration. »
Jean-Marie Kohler
Brèves paroles à l'attention des catéchumènes
À l'occasion de la remise de la Bible
Pourquoi donc vous remettre une Bible aujourd’hui, alors qu’il y en a probablement déjà plusieurs dans votre famille, et que vous ne considérez pas forcément ce livre comme votre BD préférée ?
On dit qu’elle contient la Parole de Dieu. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire pour des jeunes d’aujourd’hui ?
Les histoires pieuses ne font plus recette, c’est évident. La Bible décrit des événements vieux de plusieurs millénaires, et beaucoup de ses récits ont déjà été entendus trop souvent au temple ou à l’école du dimanche... Nous sommes tous si habitués aux textes bibliques que nous ne sommes plus guère attentifs à ce qu’ils nous disent.
Et pourtant ! Ce livre contient des interrogations parmi les plus actuelles et les plus urgentes, et des vérités parmi les plus profondes. De quoi vous étonner... Elle nous ouvre à ce qui est absolument essentiel dans la vie : le respect de ce qui nous entoure, le partage de ce que nous avons, la bienveillance envers chaque créature, et surtout l’amour d’autrui.
L’Ancien Testament raconte ce qui s’est déroulé entre Dieu et le peuple juif jusqu’à Jésus. Tout y passe, le meilleur et le pire, comme dans la vie humaine... Il y a de belles histoires, mais il y en a tant d’autres qui ennuient, ou qui choquent et déroutent...
Parmi les choses difficiles à comprendre, je rappellerai l’épisode central de la sortie d’Égypte : pour sauver son peuple, Dieu a fait périr les Égyptiens dans la Mer Rouge, alors qu’on nous assure qu’il aime tous les hommes sans distinction...
Le Nouveau Testament rapporte la vie, l’enseignement, la mort et la résurrection de Jésus, puis la naissance des premières communautés chrétiennes. Il contient également des histoires tout à fait surprenantes comme celles-ci :
– Le même salaire pour l’ouvrier qui n’a travaillé qu’une heure et pour celui qui a trimé toute la journée sous le soleil, au lieu d’un salaire proportionnel à l’effort fourni... N’est-ce pas foncièrement injuste ?
– L’incroyable et impossible demande de Jésus d’aimer tout le monde, y compris nos ennemis, c’est-à-dire ceux qui nous font du mal... N’est-ce pas franchement maso sinon stupide ?
– Et, pour finir, toute cette vie d’amour et d’ouverture de Jésus qui s’est terminée lamentablement sur une croix au milieu de deux malfaiteurs, le plus humiliant des supplices. Ce n’est pas très réussi pour un Dieu, à première vue...
Que de contradictions à démêler ! Que de choses difficiles à comprendre et à accepter !
Oui, c’est bien pour vous provoquer que je soulève ces questions. À vous de découvrir les vérités inattendues et absolument essentielles que la Bible peut vous apprendre. Vous verrez que Dieu n’est pas comme les hommes : sa façon d’aimer et d’inviter à l’amour est différente de celle du monde. Et loin d’être ringard, l’évangile propose la révolution la plus indispensable pour l’avenir de l’humanité – pour la justice et la fraternité entre les hommes, et pour la sauvegarde de notre maison commune qu’est la planète.
Si vous vous engagez dans la voie indiquée par la Bible, vous deviendrez de vrais chrétiens. Malgré les difficultés inhérentes à la foi, vous vivrez dans la joie et la paix, en harmonie avec la nature, au service des hommes et surtout des plus malheureux auxquels notre Dieu s’identifie. Vos parents et la paroisse vous aideront à avancer sur ce chemin.
À l'occasion d'une profession de foi
Je ferais certainement plaisir aux aînés de la paroisse, et peut-être même au pasteur, si je profitais de ce moment de parole pour vous exhorter à venir régulièrement au culte à la suite de la célébration d’aujourd’hui...
Mais cela ne servirait à rien ! Je crois donc plus honnête et plus utile d’oser formuler une question qui va déranger, mais qui nous préoccupe tous gravement : pourquoi voit-on de moins en mois de jeunes au culte ?
Il est vrai que la foi ne se mesure pas à la régularité de la pratique religieuse – on a eu raison de vous le dire. Mais il n’est pas moins vrai qu’une foi qui n’est plus portée par une communauté vivante risque de sombrer – il faut aussi le rappeler.
Bien que ces questions soient très compliquées, n’hésitez pas à en discuter dans vos groupes de jeunes, et interpellez sans crainte les anciens et vos parents pour qu’ils s’interrogent eux aussi. L’avenir de la foi chrétienne en dépend.
---
On peut dire que le monde moderne est individualiste et matérialiste, avide de plaisirs et de réussite plus que de morale et de religion. Mais si vous, les jeunes, vous doutez de l’idéal affiché par l’Église, c’est souvent parce que les comportements des adultes sont aux antipodes de l’idéal qu'ils prêchent.
Nous aimons parler d’amour et de charité. Mais nous devons avouer que, par nos modes de vie, nous sommes concrètement complices, aux plans politique et économique, de l’injustice qui écrase les plus faibles chez nous et à travers le monde, et que notre égoïsme détruit la création.
La jeunesse reste l’âge de l’idéal : vous détestez l’injustice, la haine, la violence et les guerres. Mais que faisons-nous pour vous aider à garder cet idéal quand nous ne rêvons pour vous que de réussite sociale – avec un job confortable et bien payé, sans trop à nous préoccuper de ceux qui sont différents de nous, à l’abri de frontières que nous ne franchissons que pour nos vacances...
Vous avez raison de penser que nos beaux discours ne pèsent pas lourd devant Dieu. Refusez par conséquent de nous écouter quand nous nous contentons de vous conseiller à trop bon compte - « Faites ce que je vous dis, mais ne vous mêlez pas de ce que je fais ! » Sans juger personne, indignez-vous face à ceux qui usent de la langue de bois et ont des pratiques inacceptables !
---
Et je ne parlerai pas de l’ennui que peuvent vous inspirer les cérémonies religieuses qui se déroulent dans un décor et selon des rites hérités d’un passé révolu. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles façons de partager l’évangile comme se partage la vie au quotidien ? Plutôt que de soins palliatifs, notre communauté a besoin d'initiatives innovantes et de sang nouveau. Mais il faut de l'audace pour cela.
---
Si nous désirons vraiment l’avènement d’un monde plus humain, plus juste et plus fraternel, et d’une Église fidèle à l’évangile, faisons tout notre possible, là où nous sommes et dès maintenant, chacun et ensemble, pour mettre en pratique cette espérance et pour la partager.
Que ces vœux nous engagent tous à quitter nos vieilles habitudes pour les chemins prophétiques sur lesquels l’évangile nous appelle !