Ce court article rend compte de la Journée des missions organisée le 22 mars 2009 par le consistoire de l’Église Réformée de Mulhouse sur le thème « L’évangile, nous et les autres – dans le sillage d’Albert Schweitzer ». La table ronde a été animée par Philippe Aubert et Jean-Paul Sorg. Le premier, président du consistoire, s’adonne à des travaux d’ordre théologique, historique et littéraire en marge de son ministère. Il a publié une partie des sermons prononcés à Lambaréné, et Schweitzer fait partie de ses références préférées. Le second, philosophe et rédacteur en chef des « Cahiers Albert Schweitzer », est sans doute le meilleur spécialiste actuel de Schweitzer dans le monde. Passionné par son éthique humaniste et évangélique, il a traduit et publié nombre de ses écrits et a fait paraître d’excellentes études sur lui – dont l’ouvrage de synthèse intitulé « Humanisme et mystique ».
Autrefois, il y avait nous ici, bien chez nous dans notre société dite civilisée et dans nos paroisses dites chrétiennes ; il y avait les païens là-bas, plus ou moins sauvages à nos yeux et adorant leurs idoles dans la brousse tropicale ou la forêt équatoriale ; et il y avait d’intrépides missionnaires qui consacraient leur vie à essayer de convertir le monde à notre foi et à notre culture – considérées comme les meilleures et les seules vraies. Très ancienne et vénérable institution, la Journée des missions devait célébrer et soutenir l’œuvre missionnaire en priant pour son succès et en récoltant des fonds pour son développement.
Aujourd’hui, avec la mondialisation socio-économique et culturelle, la grande épopée missionnaire est terminée et beaucoup de questions nous taraudent. Le christianisme s’est-il réellement incarné dans les cultures des pays de mission ? Quelles sont les urgences là où les hommes et leurs enfants meurent dans la misère, privés de pain et de soins ? Notre propre foi est-elle suffisamment claire et assurée pour nous permettre de la proposer à d’autres, chez nous et ailleurs ? Le tiers-monde a été bouleversé comme notre propre société, et – face au pluralisme religieux, à la sécularisation et au rejet de la domination occidentale – le problème du sens et de l’avenir de la mission se pose en même temps que celui du devenir du christianisme et du monde en général.
Pour réfléchir sur ces questions, c’est la monumentale figure d’Albert Schweitzer qui a été retenue comme exemple à interroger. Non pas en tant que missionnaire mondialement connu ou figure emblématique du protestantisme alsacien. Mais en tant que croyant qui, par ses recherches et ses engagements auprès des hommes les plus vulnérables, a fait confiance à la vie et à l'évangile, et s'est montré un novateur audacieux dans la quête d’une foi pour les temps actuels, par delà les divergences confessionnelles. Il n'a jamais édifié de temple dans son hôpital de Lambaréné et n'a pratiqué aucun prosélytisme, mais c'est sans relâche qu'il a témoigné de Jésus par son dévouement et par la frugalité de son existence, persévérant dans ses combats en dépit d'innombrables difficultés et déceptions. En refusant les excès de la modernité afin de rester proche de ceux qu'il soignait, il a posé de précieux jalons pour un monde durable et plus humain.
Philippe Aubert et Jean-Paul Sorg ont réussi, avec une hauteur de vues rare et une remarquable simplicité, à relever de concert le défi des questions abruptes qui leur ont été posées à propos de l'évolution contemporaine du monde et du christianisme. Ni commémoration ni débat d’experts, leur prestation a vivement éclairé et interpellé l’auditoire sur les perspectives qui s’offrent aujourd’hui, dans le sillage de Schweitzer, pour recevoir et transmettre l’évangile comme une vraie bonne nouvelle, et surtout pour le mettre en pratique. Tout en replaçant le personnage dans son cadre historique et en veillant à ne pas solliciter son message, ils ont mis en évidence la puissante et multiple inspiration qui émane toujours de lui, quelles que soient les réserves que l’on peut émettre sur certains points – comme ses idées concernant la décolonisation, voire sa perception du paganisme.
La richesse du débat ne pouvant être restituée dans ce compte rendu, n’en seront relevés que les points les plus saillants. Schweitzer n’est pas parti en Afrique pour y implanter la religion chrétienne à la façon des missionnaires, mais pour y soigner les souffrances des hommes en suivant l’exemple et les préceptes de Jésus. Humanitaire avant l’heure, son action a été tout entière portée et vivifiée par sa théologie du royaume de Dieu, par les exigences révélées à travers l’existence historique de Jésus, et par la mystique paulinienne. Après avoir renoncé au brillant avenir que lui promettait en Europe son renom de musicien, de philosophe et de théologien, il lui a été donné – contre toute attente – de s’accomplir dans chacune de ces disciplines. Son abnégation et l’ardeur investie dans sa quête ont été récompensées par l’intuition du principe du « respect de la vie » qui lui a été révélée en 1915 sur l’Ogooué – intuition géniale, restée malheureusement trop méconnue jusqu’à présent.
« Je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre… Le bien, c’est de maintenir et de favoriser la vie ; le mal, c’est d’entraver la vie et de la détruire. » En parfaite harmonie avec l'éthique d'amour de Jésus, cette intuition a constitué pour Schweitzer le fondement d'une éthique universelle de respect de la création, de compassion envers tout ce qui vit, et d'entraide. La libération des misères matérielles doit s'accompagner de la libération morale et spirituelle – et, en l'occurrence, de la victoire sur les angoisses du paganisme. «Qu'as-tu fait de ton frère ?» a-t-il été demandé à Cain et nous sera-t-il demandé. Jésus a prescrit d'aimer son prochain comme soi-même. Tout homme est un frère, et l'humanité entière forme une même et unique famille que chacun doit servir. Il s'agit là d'une vérité pratique et première qui s'expérimente dans l'action, indépendamment de toute métaphysique. Point n'est besoin d'en savoir davantage pour s'engager, car c'est à la faveur de l'action que l'homme se construit et renforce son espérance : «Je crois parce que j'agis».
La dimension à la fois mystique et rationnelle de Schweitzer et ses apports en musicologie, philosophie et théologie ont été évoqués par les deux intervenants. Mais la priorité est allée aux urgences de l'heure. Que l'évangile affranchisse les hommes de ce qui les asservit, des impostures modernes comme de la sorcellerie archaïque, et que le christianisme s'ouvre au dialogue et à la collaboration avec les autres. Qu'il s'incarne dans l'humanitaire religieux et laïc pour responsabiliser les personnes en vue de sauver la nature et l'humanité : il faut inventer des formes d'existence alternatives, combattre la rapine qui ravage la planète, le mépris de la vie animale qui mène à la dépréciation de toute vie, l'injustice qui écrase les faibles, et la guerre qui répand la désolation et la mort – sans oublier le combat à mener contre la montée de l'irrationnel au plan religieux et ailleurs. Mais, «n’est-il pas devenu impossible d’annoncer l’évangile sans nous réformer radicalement et sans nous mettre au service des plus démunis ? » Telle est désormais, ici et là-bas, la question que posent l’évangile et la mission après le temps des missionnaires.
Cette question a été reprise lors du culte qui a couronné la journée, dans une poignante prière latino-américaine qui transpose les termes du Jugement dernier (Mt 25,31-46) : « J’avais faim, et vous m’avez reproché la démographie galopante des pauvres. J’étais malade, et vous avez construit des hôpitaux modernes auxquels je n’ai pas eu accès. J’étais nu, et vous avez fabriqué de coûteux vêtements pour ceux qui en avaient déjà. J’étais sans abri, et vous avez construit des palais pour vous et d’inhumaines cités pour les miens. J’étais injustement emprisonné, et vous avez lutté pour vos droits de privilégiés. J’avais soif, et vous avez fabriqué du coca-cola pour exploiter ma soif. J’étais étranger, et vous m’avez rejeté et parqué dans des ghettos. Oh Seigneur, je suis fatigué et n’en peux plus. Oh Seigneur, donne-moi quand même la force de transformer le monde ! »
La prédication du pasteur Philippe Aubert a recentré les enseignements de cette journée sur ce qui a toujours constitué l’essentiel pour Albert Schweitzer : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez... Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain : demain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. » (Mat 6,25-34). Seul compte et comptera l’amour partagé avec tous les hommes et tous peuples de la terre, car Dieu comblera ceux qui se consacrent à cette cause qui est la sienne. La mission ne consiste en rien d’autre que de travailler sans calculer et sans désemparer à faire advenir ce royaume où tous les hommes se reconnaissent et se comportent comme des frères.
Cette journée, qui a rassemblé cent vingt personnes pour la table ronde et plus de deux cents pour le culte, a été vécue comme une grande fête multiculturelle, aussi riche que chatoyante. La communauté protestante camerounaise a offert un repas plantureux et succulent à base de produits de son pays, a donné une chaleureuse représentation de danses durant une bonne partie de l’après-midi, puis a apporté une contribution originale à la célébration liturgique. Et toute l’assemblée a goûté avec recueillement et bonheur les polyphonies de la chorale des paroisses malgaches de Strasbourg et de Mulhouse, ainsi que le cantique de la chorale des temples St-Jean et St-Étienne. Si la projection du film « Il est minuit, docteur Schweitzer » a déçu certains spectateurs, c’est non seulement parce qu’il date, mais surtout parce que son héros a été infiniment plus grand que ce qui en a été rapporté...
Il est réjouissant que de nombreux croyants demeurent attachés à l’idée de faire rayonner l’évangile dans le monde, et l’équipe qui a organisé cette rencontre a été heureuse de voir que ses efforts d’imagination et d’organisation ont été fructueux au bénéfice de la mission qui se poursuit sous de nouvelles formes. C’est avec gratitude qu’elle accueillera dès maintenant les suggestions des uns et des autres pour la Journée missionnaire de l’an prochain.
Jacqueline Kohler
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