Notes de lecture relatives à l’article intitulé « Des prêtres centrafricains en grève » de Jean-Paul Blatz, in « Vagues d’Espérance », Bulletin d’information et de liaison des groupes « Jonas » d’Alsace, n° 74, juin 2009.
Il est certes permis de rêver d'une Église lointaine différente de la nôtre, attentive à l’essentiel et humblement au service des hommes et de Dieu. Mais hélas ! le catholicisme africain que promeut Benoît XVI est à l'image de notre Église occidentale, et sa traduction sur le terrain est parfois pire encore. Le pape peut se sentir rassuré : il n’a pas eu la berlue en voyant les milliers de drapeaux aux couleurs du Vatican agités au passage de la papamobile lors de son voyage au Cameroun et en Angola, sans parler des tee-shirts à son effigie. Les marques d’allégeance de l’épiscopat à sa personne et au souverain pontife ont solennellement réactualisé, dans la foulée de Jean-Paul II, le pouvoir de Rome sur l’Église de ce continent. Et les dirigeants des États visités ont renforcé une fois de plus, à leur profit et aux frais des citoyens, leur collusion avec une puissance politico-médiatique toujours influente malgré son déclin. Mobilisant le personnel religieux encore nombreux et la masse des fidèles rodés à la soumission, de grandioses et coûteuses cérémonies ont abondamment encensé, au bénéfice partagé de la papauté et de la hiérarchie locale, les prérogatives ecclésiastiques de la tradition catholique. De fait, l’infrastructure institutionnelle du catholicisme romain demeure en Afrique une force sociale capable de se reproduire en dépit de ses faiblesses et de ses dérives, et même capable de pallier ça et là le manque de prêtres en Europe pour y prolonger le statu quo.
Que l’Église africaine vive dans ses profondeurs d’une foi évangélique admirable et susceptible de déplacer des montagnes, particulièrement parmi les plus humbles, j’en ai été témoin et suis heureux de l’attester. Mais s'agissant de l’institution dans son ensemble, il convient de ne pas méconnaître ou sous-estimer ses déterminations prédominantes. Loin d’être devenue majeure et proprement africaine, cette Église n’est à bien des égards qu’une institution-clone reproduisant servilement les caractères du moule dont elle est issue. Il arrive même que la copie se veuille plus authentique que l'original, et que les Églises locales poussent jusqu'à la caricature les traits les plus discutables de l'Église-mère qui les a engendrées, et qui continue à les contrôler de façon plus ou moins camouflée. On y trouve fréquemment un cléricalisme autoritaire et envahissant, des doctrines obsolètes érigées en dogmes, un moralisme étroit ignorant la miséricorde, des cérémonies d'un traditionalisme difficile à égaler, et une collusion criminelle avec les puissants qui méprisent et pillent leurs peuples avec l'appui des forces hégémoniques qui gouvernent le monde. Pourquoi donc faudrait-il se féliciter de voir là-bas ce que nous déplorons et que nous combattons ici, ou s'obliger à ne pas le voir alors même que cela crève les yeux ? L'évangile est depuis Jésus-Christ le même partout et pour tous, message de vérité et de libération pour les pauvres, invitation à lutter pour l’avènement de l’homme dans la justice et la paix, avec les institutions religieuses quand elles s'engagent selon la Parole dont elles se réclament, contre elles quand elles trahissent.
La charité ne commande pas l’aveuglement, mais elle oblige à dénoncer les méfaits de la suprématie idéologique, organisationnelle et financière que Rome impose au catholicisme en Afrique. Oui, les fautes commises sont graves au regard de l’évangile, et lourdes de conséquences au plan humain. Le Vatican a étouffé, sur ce continent comme ailleurs, la réflexion menée dans le sillage de la théologie sud-américaine de la libération, et il continue de s'opposer aux initiatives qui mettent en œuvre la subversion évangélique. Réduisant l'universalité à l'uniformité, il bride sévèrement les recherches et les pratiques qui tentent d’élaborer un christianisme africain capable d'harmoniser l'héritage culturel nègre et le foisonnement des créations contemporaines des milieux noirs et métisses. Au mépris des aspirations et des besoins locaux, il place aux postes de direction de l’Église des hommes prioritairement subordonnés aux objectifs conservateurs des instances romaines. Cinquante ans après l'accession de ces pays à l'indépendance, le rôle des missionnaires étrangers y demeure parfois considérable, et des évêques autochtones ont été contraints à la démission pour être remplacés par des évêques blancs ! Moyen de pression particulièrement détestable, le recours aux sanctions financières doit faire plier les responsables qui aspirent à plus de liberté pour mieux servir l'évangile, quand il ne les écarte pas sans ménagement. Le souci de la survie des institutions ecclésiastiques l'emporte sur celui de la survie des masses populaires livrées à la rapine du système dominant, avec la bénédiction complice des autorités religieuses à l'occasion.
Entre le clergé indigène et les instances missionnaires qui continuent à défendre les visées romaines, le clivage ne cesse de s’approfondir. La menace des prêtres diocésains d’entamer une grève des messes et des autres sacrements ou dévotions publiques en Centrafrique a manifesté le vif ressentiment qu’ils ont accumulé et le désarroi qui en résulte. Relevant au départ de traumatismes anciens causés par les humiliations de la colonisation, l’opposition des prêtres autochtones est aggravée par le report de plus en plus insupportable d’une décolonisation religieuse franche et définitive, et par une incompréhension réciproque croissante concernant l’incarnation sociale des valeurs chrétiennes. Mais, tissés de graves accusations et de procès d’intention, les arguments invoqués en faveur du maintien d’un contrôle ecclésiastique extérieur occultent en grande partie les véritables causes des conflits et sèment la confusion. Tout en s’appuyant sur le pouvoir colonial dont il était proche et qui lui assurait du prestige, le clergé expatrié a toujours eu tendance à former une sorte de caste, s’estimant supérieur au clergé local par ses origines, par sa formation, et par son apparente conformité au modèle sacerdotal issu du concile de Trente, or cela n’a pas fondamentalement changé. Désormais, c’est par rapport au sexe et à l’argent que le clergé diocésain est tenu en suspicion parce que nombre d'ecclésiastiques africains vivent avec des femmes, ont des enfants, et subviennent aux besoins de leurs foyers et de leurs familles étendues en mettant parfois à contribution les caisses paroissiales ou diocésaines.
La sexualité et les pratiques matrimoniales sont partout significatives des valeurs qui sous-tendent les sociétés, et leur évolution s'avère socialement déterminante pour chaque communauté humaine, à tous les niveaux. Le problème du mode de vie du clergé africain à cet égard est par conséquent d’une grande importance pour l'Église. Mais réduire ce problème à des considérations de moralité et de droit canon, hors de l’espace et du temps réels, s’avère aussi contre-indiqué et vain que de le minimiser au nom du laxisme ambiant. Pour l’élucider, il faudrait commencer par comprendre le vécu des prêtres africains dans leur environnement, par en préciser les enjeux face à ceux de la normalité officielle, et cela en évitant soigneusement de pratiquer l’amalgame avec les cas de débauche ou de détournements injustifiables qui doivent être condamnés. Comment expliquer que des prêtres puissent avoir le sentiment de vivre en accord avec leur vocation, de partager la foi et l’existence quotidienne de leur milieu selon l’évangile, sans se soumettre aux prescriptions juridiques romaines relatives à leur état ? Les comportements que le Vatican et les missionnaires perçoivent comme n'étant que de scandaleux désordres, ne relèvent-ils pas finalement d'une sorte d'ordre immédiat, concret et modeste, qui échappe aux canonistes et aux moralistes portés sur les généralisations abstraites ? Avant de vouloir légiférer en aveugle urbi et orbi, Rome devrait sans doute chercher humblement à voir plus clair au niveau des réalités humaines, et à voir plus loin que l’horizon du passé.
Il est évident que les prêtres indigènes ont dans ce domaine leurs raisons que la raison du magistère, indûment identifiée à la raison universelle, ne comprend pas. Mais ce n’est pas pour autant que cette situation est saine et qu’il faut s’interdire, au nom du principe de non-ingérence, de s’interroger à son sujet. Le sentiment de culpabilité provoqué par les abus du colonialisme incite certes à la pudeur et à une sage prudence, mais cette attitude risque d’être à son tour dommageable. Incontestablement, chaque homme et chaque femme est libre de mener sa vie sexuelle selon ses ressources et sa conscience, et – en cette matière encore moins qu'en d'autres – nul ne peut s'autoriser à juger son frère ou sa sœur, chacun étant invité à balayer devant sa propre porte. De plus, les irrégularités sexuelles ou matrimoniales sont généralement moins préjudiciables que les manquements à la justice sociale que l'Église absout pourtant assez facilement. Mais la situation matrimoniale d'une partie notable du clergé africain et de ses dirigeants les plus éminents pose néanmoins problème à chacun et à l’institution en tant que telle, dans la mesure où la contradiction entre les exigences officielles et les pratiques effectives, flagrantes et acceptées quoique déniées, est objectivement nocive. L'Église manque à ses devoirs les plus élémentaires vis-à-vis des siens quand elle les condamne pratiquement à demeurer dans l'ambiguïté ou la double vie, avec les inévitables souffrances que cela comporte, et elle sape sa propre crédibilité et répand la confusion et le doute quand elle fait le contraire de ce qu'elle dit.
Que les prêtres africains aient femmes et enfants n’est pas dérangeant en soi, au contraire. Mais il serait convenable que cela soit reconnu et légitimé, et que l'Église revoie ses positions en matière sexuelle et matrimoniale pour éviter les mensonges qu'elle entretient, et pour libérer les clercs et les fidèles d'une part des fardeaux dont elle les charge abusivement. L'imposture qui prévaut actuellement corrompt le discours et la pratique religieuses bien plus qu'on ne le croit, avec des contradictions aussi lamentables que surprenantes. On pourrait penser que la tolérance face à la situation des ecclésiastiques vivant en concubinage porte naturellement ceux-ci à une certaine tolérance face aux difficultés du commun des fidèles, or c'est loin d'être toujours le cas. Il n'est malheureusement pas exceptionnel que des clercs laxistes pour eux-mêmes se montrent intraitables envers les fidèles qui se trouvent en situation irrégulière. Et, autre incohérence particulièrement inadmissible, l'Église a tendance à se montrer d'autant plus intransigeante en matière sexuelle que le niveau socioculturel de ses fidèles et leur pouvoir de contestation sont faibles. L'interdiction du préservatif n'a guère été prônée dans les quartiers résidentiels des capitales africaines, mais elle a souvent été imposée de façon inhumaine aux miséreux des banlieues et de la brousse. Au reste, on observe parfois des liens inattendus entre le sexe et l'argent quand l'avidité se met à les régir ensemble, ou quand le clinquant du second doit racheter et permet d'occulter des turpitudes au niveau du premier – bien des dépenses somptuaires en témoignent, jusqu’à l'édification de telle chapelle ou basilique en contrepartie de quelque écart de conduite...
Pour assumer normalement ses responsabilités au sein de sa société et œuvrer de l'intérieur à son humanisation, le prêtre africain doit respecter les grandes valeurs humaines qu'elle véhicule en refusant de se laisser instrumentaliser de l'extérieur. Or l'anthropologie africaine accorde à la vie et à sa transmission une importance primordiale qui transcende les besoins sociaux requis par la gestion des institutions ecclésiastiques comme le célibat sacerdotal, besoin tout à fait hypothétique au demeurant. Sans sacrifier au culturalisme, cette observation renforce les critiques qu’appelle par ailleurs l’obligation du célibat des prêtres en raison de son caractère théologiquement indu et de ses implications perverses aux plans humain et social. Mais ce n’est pas d’une simple affaire de célibat et de prêtres qu’il s’agit ici, affaire qu’il serait possible de résoudre moyennant une modification de la discipline en vigueur au seul niveau du droit canon. Pour lever les hypothèques pesant sur l’avenir de la foi dans le cadre des institutions catholiques, c’est toute l’ecclésiologie fondée sur une certaine conception du sacerdoce qui est à repenser. À une Église autocentrée et imbue d’elle-même, qui revendique la prééminence d’un sacerdoce ontologique et les pouvoirs censés s’y rattacher, doit se substituer une Église ouverte aux hommes, privilégiant un sacerdoce universel d’amour et de service, voué sans prétention et sans réserve à enfanter Dieu dans le monde. Pour cela, un double défi est à relever : se projeter dans les perspectives anthropologiques et théologiques inédites que commande l’histoire contemporaine, et – tout en sachant que l’Église de demain sera sans doute très différente du modèle hérité – travailler à ras de terre dans l’environnement institutionnel et humain présent.
Jean-Marie Kohler
P.S. : Il ne serait pas sans intérêt d’analyser l’idée avancée par les prêtres centrafricains d’un « arrêt des messes en public et des sacrements en paroisse ». Quel sens pourraient avoir des messes privées en cas de suppression des célébrations communautaires ? Une telle manière de voir ne relève-t-elle pas d’une conception magico-ecclésiastique de l’eucharistie et du sacerdoce ? En admettant que la messe constitue un moment essentiel de la vie chrétienne, peut-il se justifier d’en priver la communauté croyante pour faire pression sur la hiérarchie ? Ne s’agit-il pas là d’une instrumentalisation des sacrements et du sacerdoce qui, de façon inversée, renvoie finalement aux conceptions et aux pratiques romaines ? En allant au bout de cette logique : serait-il pensable de faire la grève de l’annonce de l’évangile ? Seuls des fonctionnaires, dans l’acception péjorative de ce terme, pourraient envisager pareille chose...
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