Dans sa lettre aux Éphésiens (4,11-13), l'apôtre Paul a rappelé que les différents ministères s’exerçant dans l’Église n’ont qu'une seule et même mission : l’édification du « Corps du Christ ». Faire connaître – co-naître – l’engagement de Dieu dans le monde et rassembler les croyants pour les conduire, tous ensemble, vers leur accomplissement dans la plénitude divine (1).
Thème de réflexion du 50ème anniversaire de l’Église Protestante Malgache en France.
Mystique de l’unité et divisions
L’unité des fidèles assurée par la complémentarité des ministères doit, selon l'épître mentionnée en exergue, mener chaque communauté et chaque croyant vers la majorité et la plénitude spirituelles, et ce dans la perspective de l’ultime communion qui rassemblera l’humanité rachetée tout entière dans le Christ. Cette affirmation doctrinale et pastorale de Paul est à retenir telle quelle dans son principe, mais il n’est pas aisé d’en définir les implications pratiques pour l’époque contemporaine. Les institutions ecclésiales ont-elles vocation à se reproduire perpétuellement à l’identique, ou doivent-elles imaginer de nouvelles formes de présence et d’engagement aptes à mieux témoigner de l’évangile aujourd’hui ? Quels sont les critères de la majorité spirituelle des croyants et de leurs Églises, et quelles sont les responsabilités sociales qu'implique cette majorité ? Est-il possible de passer d’une conception exclusivement religieuse et quelquefois magico-religieuse du « Corps du Christ » à une vision qui soit intelligible dans l'environnement sécularisé contemporain ? Ne faut-il pas désormais penser et construire l’unité dans la perspective d’une communion plurielle mondialisée, rassemblant les hommes par delà leurs frontières traditionnelles ?
Il est inutile d’insister sur la nocivité des divisions qui déchirent l’homme et l’humanité tant elle est criante au plus intime des consciences, dans les familles et la société, dans les Églises et entre les nations. Mais il est éclairant de relever que l’obsession de l’unité peut ne traduire qu’un désir infantile de toute-puissance qui aggrave ces divisions. Nombre d’antagonismes renvoient à une volonté d’imposer unilatéralement des idées qui, sous couvert d’une hypothétique vérité unique et unifiante, sont créditées d’une valeur universelle et absolue alors qu’elles ne sont que particulières et relatives. Plus que d’autres institutions, les Églises sont tentées de revendiquer la prérogative de définir, pour leurs fidèles et pour la planète, les conditions d’accès à l’unité dont rêvent les hommes, au risque de multiplier les conflits. Et plus que d’autres, elles ont sacralisé les fonctions qui se rattachent à cette prérogative, pétrifiant les ministères en les exaltant. Chaque Église se veut indépendante et souveraine alors que l’unité et la majorité spirituelles promises dans le Christ ne peuvent s’édifier que dans l’accueil des autres et de leur vérité, moyennant les sacrifices que cela exige.
La sécularisation a certes brisé l’impérialisme religieux d'autrefois, mais l’esprit de conquête et de domination subsiste dans les institutions ecclésiastiques, et il tend même à se renforcer au milieu des divisions. Marqué par une multiplicité d’initiatives concurrentes sous le signe du retour du religieux, le paysage confessionnel actuel se caractérise, en marge du dépérissement des Églises établies, par un foisonnement de formes communautaires de type charismatique ou fondamentaliste entre autres. Pour servir les visées de survie des collectivités anciennes ou les stratégies de propagande et d’expansion des nouvelles, chaque institution prêche pro domo en instrumentalisant la religion selon ses besoins, tout en affichant des prétentions universelles. Derrière un œcuménisme de façade, chaque Église tend à privilégier la sauvegarde de son identité et de ses intérêts propres, au détriment des autres. Et les tensions que cela génère se répercutent inévitablement au sein des Églises, y exacerbant les ambitions, la compétition pour le pouvoir et les intérêts particuliers, et radicalisant l’idéologie développée à ces fins.
Églises désemparées et dérives
Sous peine d’un effondrement inéluctable, les Églises traditionnelles sont aujourd’hui acculées à des choix cruciaux. Elles sont non seulement usées par les vicissitudes d’une existence bimillénaire, mais à force de vouloir se protéger des atteintes du temps, elles ont fini par se trouver hors du présent des hommes. Tragiquement en porte-à-faux par rapport au monde moderne, leur discours n’a plus guère d’autorité pour la double raison qu’il relève de croyances souvent considérées comme obsolètes et, plus grave, que les pratiques des institutions ecclésiales elles-mêmes le contredisent. Manipulées au plan social tout en étant tenues à l’écart des instances qui façonnent l’avenir, les Églises se cantonnent désormais de plus en plus dans des rôles de représentation et dans leurs activités liturgiques, sans se rendre compte que la signification et l’utilité de celles-ci se sont également érodées. Les services qu’elles proposent deviennent accessoires aux yeux de beaucoup, car jugés archaïques et inopérants – même les funérailles commencent à échapper aux Églises.
Que faire pour survivre à la crise sans se résoudre, faute de lucidité et de courage, à se remettre radicalement en question ? Tandis que de nombreux croyants déçus se retirent à la dérobée, d’autres s’efforcent de subsister tant bien que mal en attendant le désastre qui se prépare. La plupart des dirigeants des Églises continuent de proclamer que l’histoire est entre les mains d’un Dieu qui a toujours sauvé les siens, jusque dans les pires épreuves, et que la foi commande de se soumettre à sa sainte volonté même si la piété doit confiner à l’aveuglement. De fait, la résurgence du religieux liée à une irruption massive de l’irrationnel offre de nombreuses sortes plus ou moins apparentées de fuite en avant de nature sectaire. Parmi elles, la forme intégriste est habituellement préférée à la forme pentecôtiste par les hiérarchies ecclésiastiques, car plus facile à contrôler, mais étant coupées du monde, ces dérives sont pleines de danger. Par ailleurs, nombre d’Églises font de plus en plus appel à du personnel d’encadrement importé, et certaines communautés tâchent de survivre par procuration à travers des apports plus importants d’origine extérieure.
Ainsi, pour remédier à la crise des vocations, le pasteur issu du lieu est remplacé par un Malgache ou un Camerounais, comme le prêtre catholique autochtone est relevé par un Polonais. La vie semble renaître, parfois haute en couleurs, là où des communautés ethniques sont à même de prendre le relais. Que cela inspire de l’enthousiasme ou de la résignation importe peu : le culte de Dieu est assuré, les lieux sont occupés, et les échéances redoutées sont repoussées ! Au reste, n’est-il pas juste que ceux qui ont été convertis par les missionnaires se mettent en retour au service de l’Église en Occident ? Et n’est-il pas heureux que le patrimoine religieux, immobilier notamment, évite ainsi de tomber en déshérence ? Mais si un organisme usé par le temps peut, sous certaines conditions, se régénérer grâce au secours de forces nouvelles, les solutions de cette sorte ne représentent le plus souvent que des palliatifs, et les désillusions sont parfois brutales et onéreuses. Quelle qu’elle soit, une communauté ne peut vivre durablement qu’à partir de ses ressources propres et de l’engagement de ses propres enfants.
Tentations identitaires et communautaristes
Chaque communauté humaine cultive légitimement le souci de se développer et de se reproduire en faisant fructifier l’héritage qui lui a été légué. Et ce souci peut être d’autant plus vif que son existence est mise en danger par un environnement envahissant ou hostile. S’agissant des Églises, le problème se pose pour une large gamme de communautés qui se perçoivent spécifiques et menacées, des traditionalistes aux regroupements ethniques entre autres. N’apparaît-il pas normal que les croyants issus de l’immigration, par exemple, ressentent le besoin de se doter de structures propres, et ce d’autant plus qu’ils demeurent assez largement, quoi qu’on en dise, l’objet d’une stigmatisation non dénuée de xénophobie, voire de racisme ? Qui reprochera aux Malgaches ou aux Camerounais de souhaiter se retrouver entre eux à certains moments pour partager leurs joies et leurs peines à leur façon, selon leur culture, pour parler leurs langues, chanter ou pleurer ensemble comme c’est de coutume chez eux, et prier Dieu comme ils l’ont appris sur les genoux de leurs parents ? Pour eux et pour tous, il est essentiel qu’ils gardent vivantes leurs valeurs, qu’ils s’en nourrissent et les transmettent.
Mais le meilleur et le pire étant souvent voisins, il faut se garder de glisser d’une saine pratique communautaire, ouverte au monde, dans un communautarisme fermé qui appauvrit et ruine ses adeptes. Postulant le caractère sacré des diverses appartenances – de la famille à la nation en passant par l’Église –, la tentation de frayer avec ses semblables en excluant les autres est commune. Quand elle est stimulée par des dirigeants qui en retirent du pouvoir et du prestige, elle mène à des formes sectaires qui finissent par s’imposer comme allant de soi. L’apôtre Paul ne se plaignait-il pas déjà de la tendance de certains à propager des doctrines particulières, ou encore à faire table à part lors des rencontres eucharistiques ? Pourtant, nul ne peut oublier les paroles révolutionnaires qui, adressées par ce même Paul aux Galates (3, 28), ont transformé le monde : « Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » Il en ressort clairement que l’Église ne saurait se réduire à un groupe d’appartenance, à une collectivité sociale ou ethnique, à un cercle ou à un club, quelles que soient par ailleurs la légitimité et l’utilité de ces regroupements. L’identité chrétienne relève avant tout de l’évangile, pour tous les croyants indistinctement.
Que serait une Église qui, sous prétexte d’être majeure en regroupant à part une catégorie spécifique de fidèles, se préoccuperait plus de ses prérogatives institutionnelles que de son témoignage dans la société et de l’épanouissement de ceux qu’elle rassemble ? De fait, ce témoignage et cet épanouissement exigent que la foi soit vécue dans son contexte réel, divers et fréquemment contradictoire, et non dans un ghetto d’une homogénéité factice. Le christianisme a vocation à transcender, moyennant des engagements concrets, les discriminations, les ségrégations et les divisions qui déchirent le monde et les Églises. Pour celles-ci comme pour toute autre institution, le stade adulte se caractérise par le choix responsable de faire grandir l’homme dans ses relations aux autres, et non par la volonté de l’enfermer dans une collectivité close et soumise de type fusionnel. Chacun, d’où qu’il vienne et quel qu’il soit, doit aujourd’hui assumer son appartenance à des ensembles sociaux différenciés et complémentaires qu’on ne peut ignorer sans étouffer la créativité des personnes et des communautés. Se retrouver entre semblables en négligeant ces exigences permet peut-être d’assouvir des nostalgies, mais assurément pas de sauvegarder et de transmettre un héritage spirituel.
Le repli sur soi et sur ce qui est pareil à soi sous prétexte de se ressourcer mène à la régression. Refuser le défi de l’altérité qui conduit l’homme à se dépasser condamne à dépérir. Bien des communautés en font la douloureuse expérience avec la désertion de leur jeunesse. Il est vrai que de nombreux facteurs, comme le degré d’insertion dans la société globale, déterminent chaque situation particulière : privilégier le bien-être et la solidarité en milieu restreint peut s’avérer utile pour un temps. Mais une telle option ne saurait constituer un objectif en soi. La communion pompeusement célébrée comme valeur suprême par les communautarismes montre assez vite ses limites. Que d’Églises de ce type minées par les querelles parce que perverties par les stratégies de pouvoir et d’ascension sociale de ceux qui les dirigent ! Que de célébrations qui relèvent plus du folklore que d’une tradition vivante capable d’épanouir une jeunesse au diapason des créations contemporaines ! Que de sermons qui ne parlent à personne parce qu’ils ressassent une religion compassée dans des registres qui n’ont plus cours ! L’évangile n’est pas confort dans le regret et la reproduction du passé, mais ouverture au monde, vie partagée, création et risque dans la liberté qui vient de Dieu.
Partage et métissage, des exigences vitales
Distribuer le superflu est assurément préférable à la compulsion qui pousse les hommes et les sociétés à accaparer et à accumuler au delà de leurs besoins. Mais quand les nantis ne cèdent aux démunis que le superflu, il n’existe pas de vrai partage et l’apparente générosité est souvent entachée d’autojustification et de calculs intéressés. Dans le sillage de la colonisation, l’aide au tiers-monde rapporte globalement plus aux pays donateurs qu’à ceux qui en bénéficient et, de même que l’épopée missionnaire n’a pas été vierge de visées blâmables, l’assistance octroyée par les Églises établies à celles des périphéries dominées n’est pas exempte d’arrière-pensées. N’étant que des institutions humaines, qu’elles soient inspirées ou non, les Églises sont ordinairement plus promptes à gérer avec précaution leur patrimoine et leurs intérêts identitaires en vue de leur propre avenir, qu’à se laisser porter au partage selon l’évangile par le souffle dont elles se réclament. Un tel partage exige des renoncements et des métissages qui représentent de dures épreuves en même temps qu’ils constituent le creuset de l’amour et de la vie. De radicales remises en question s’avèrent urgentes.
Né à Jérusalem, le christianisme s’est métissé à Athènes et à Rome dès ses débuts, et il n’a pas cessé de se métisser depuis lors. Riche de promesses inédites en tant que création originale, le fruit du métissage ne correspond nullement au produit bâtard communément décrié, privé d’identité et de potentialités propres. Dans la nature, la reproduction à l’identique est la plus rudimentaire des reproductions : quoique répétition à l’infini, elle ne dépasse jamais le fini dans lequel elle est circonscrite au départ. La vie par contre se diversifie et se complexifie en recourant à l’altérité qui ne cesse de produire du neuf, toujours unique et cependant à la dimension de l’infini à travers le fini. Cela se vérifie également dans les Églises. Existe-t-il devise plus décevante que le « Semper idem » du cardinal Alfredo Ottaviani qui a été à la tête du Saint-Office au milieu du siècle dernier ? Certes, la théologie classique affirme que « Dieu a été, est et sera toujours le même », mais le Dieu biblique qui s’est risqué dans l’histoire des hommes n’a pas l’immuabilité du Dieu de la métaphysique. La thématique de l’incarnation divine donne à entrevoir le mystère de la rencontre la plus improbable et la plus féconde jamais survenue dans l’histoire, capable d’unir tout ce qui diffère et s’oppose pour le racheter.
Aucune Église n’a le monopole des valeurs christiques, n’incarne et ne peut incarner de façon plénière le Corps du Christ. Se prévaloir d’une légitimité juridico-religieuse dans ce domaine n’est que vaine prétention, et le conformisme organisationnel est stérile. Vouloir reproduire les formes de l’évangélisation primitive est non seulement impossible, mais insensé. En fait, l’histoire du christianisme se traduit, au niveau des diverses confessions et en chacune d’elles, par une multitude de christianismes, contribuant ainsi au pluralisme religieux actuel. Cette diversité ne condamne pas aux divisions, mais peut au contraire mener à la communion en favorisant à la fois la fidélité aux valeurs propres et l’ouverture au monde. Dieu, l’Église et l’humanité apparaissent alors sous un jour nouveau. N’appartenant à personne, notre Dieu ne sera plus jamais nôtre : il est le Dieu des autres en même temps que de nous parmi les autres. Les Églises sont invitées à s’inscrire, par delà leurs institutions particulières, dans l’offre divine de libération et de salut faite à l’humanité entière, et c’est seulement sur ce chemin-là, loin des tentations identitaires et communautaristes, qu’il leur sera donné de vivre pleinement leur vocation. Une nouvelle espérance peut surgir au sein d’une humanité affranchie de ses frontières. Dans cette optique, les chemins vers Dieu passent par les autres, et plus aucune communauté chrétienne ne peut exister pour elle-même.
Jacqueline Kohler
Note
(1) « C’est le Christ qui a donné aux uns d’être apôtres, aux autres d’être prophètes ou évangélistes, ou pasteurs et docteurs, organisant ainsi les croyants pour le ministère de la construction du Corps du Christ. Une construction au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne plus faire qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer l’homme accompli qui réalise la plénitude du Christ. »
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