Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue

UNE ESTHÉTIQUE ET UN ART DE VIVRE DÉVOYÉS

Remarques préliminaires

N’est traité ici qu’un aspect particulier de l’évolution de la société contemporaine : la dérive de ses représentations et de ses pratiques d’ordre esthétique sous l’influence du système socioéconomique dominant. Il va sans dire que non seulement cette approche ne prétend aucunement rendre compte du devenir global de ce système, mais elle ne couvre même pas l’ensemble des phénomènes relevant de l’art dans le champ social actuel. Quoique essentielle, la résistance opposée à cette dérive n’entre pas dans le cadre de cette analyse.

Ensuite, faut-il préciser que le dévoilement de la logique inhérente à la dérive examinée ne relève d’aucun manichéisme et ne suppose aucun déterminisme ni aucune fatalité ? Il n’existe pas de système social qui ait le monopole du bien ou qui soit entièrement identifiable au mal, et il est indéniable que même les systèmes les plus puissamment structurés peuvent se transformer pour s’adapter à des possibilités et à des contraintes nouvelles – ne serait-ce que pour survivre. Le présent s’explique, mais l’avenir n’est pas écrit. La rigueur et la prudence s’imposent pareillement.

Enfin, même s’il n’en est pas question dans cet article consacré aux tendances lourdes de l’évolution en cours, il est clair qu’il serait tout à fait injustifiable et injuste d’ignorer les forces sociales qui œuvrent au sein du système en place pour sauver les valeurs qui conditionnent l’avenir de l’homme et de la planète. C’est même à ce niveau-là que se déroulent, avec les armes de David contre Goliath, les seuls combats qui valent vraiment d’être menés. Des combats redoutables, qui exigent de bien connaître la puissance adverse, ses stratégies, et l’environnement.

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Que le système dominant ait jeté le monde dans une situation des plus calamiteuses – crise financière et économique, guerres et ripostes terroristes, réchauffement climatique et autres catastrophes – ne signifie nullement qu’il est en déroute ou sur le point de se convertir. Aussi longtemps que les nantis ne se sentent pas eux-mêmes directement menacés à court terme, ils n’ont cure de la faim, de la maladie, de l’ignorance, de la misère qui touchent une majorité sans cesse croissante des habitants de la planète, et ils persévèrent dans leurs activités prédatrices. De quelle nature sera le péril ou le désastre qui changera la donne ? Personne ne le sait pour le moment, mais le pire n’est pas absolument exclu.

L’élection de Barak Obama à la tête de la nation la plus puissante du monde a suscité un immense enthousiasme sur tous les continents et illustre que l’espérance n’est pas morte, mais cet événement assurément très encourageant ne garantit pas une réalisation aisée du slogan « Yes, we can ! » Les grands lobbies du capitalisme financiarisé gardent la haute main et continuent de rapiner, les spéculations véreuses et l’exploitation irresponsable des ressources de la planète se poursuivent, l'oppression des Palestiniens par l'État d'Israël s’aggrave encore et la guerre en Afghanistan s’intensifie, le sommet de Copenhague s'est soldé par un échec, etc. Cet incontournable constat ne doit pas démobiliser, mais il commande au contraire une double obligation : ne pas se leurrer d’illusions lénifiantes, et se battre résolument à tous les niveaux contre l’iniquité qui gouverne le monde.

Si cela s’avère utile, cet article pourra s’étoffer d’exemples concrets pour en illustrer l’ancrage dans les réalités quotidiennes.


Du partage à l’accaparement

Toutes les sociétés sont originellement éprises d’esthétique et, jusqu’à l’avènement de la grande misère inaugurée par la colonisation et la marchandisation du monde, les plus démunies d’entre elles au plan matériel n’ont pas été les plus indigentes au plan artistique. Déjà les hommes préhistoriques ornaient leurs corps, les parant de bijoux jusque dans les tombes, et leurs peintures et gravures rupestres relevaient d’un art consommé. Les sociétés dites primitives ont à leur tour cultivé le goût du beau pour fabriquer leurs ustensiles et aménager leurs demeures, ainsi que pour magnifier leurs activités les plus valorisées, et l’art moderne n’a pas fini de s’en inspirer. Quant aux créations artistiques des grandes civilisations qui se sont succédé au fil des siècles, elles ont été aussi étonnantes qu’innombrables. L’histoire de l’humanité se lit à travers l’histoire de l’art en même temps qu’à travers celle de l’évolution technologique, économique et politique des empires. Mais l’esthétique n’est-elle pas menacée dans la société post-moderne, s’agissant notamment de certains arts plastiques, en étant de plus en plus ravalée à jouer les utilités dans un environnement dominé par l’argent ? Alors que la médiation symbolique de l’art a toujours eu vocation à rendre le monde plus habitable, l’esthétique tapageuse et destructrice qui tente de s’imposer à notre époque ne brise-t-elle pas les rêves les plus précieux des hommes et leur solidarité ?

Comment expliquer que l’esthétique soit plus que jamais dénoncée comme l’apanage ambigu d’une minorité, et comme un moyen de manipulation entre les mains des puissants ? Quoique d’une grande complexité, l’évolution de l’art répond aux déterminations sociales communes. Dans les sociétés traditionnelles, les dons artistiques étaient largement partagés ainsi que les produits qui en résultaient, et l’art contribuait à assurer la cohésion et la stabilité des ensembles sociaux aux plans domestique, politique et religieux. Aujourd’hui, la production artistique est surtout déterminée par la spécialisation technologique des activités sociales et par la marchandisation généralisée qui pervertit ces dernières, loin des grands mythes de salut religieux ou politique qui ont été son berceau. Cette production éclate et s’effrite à mesure que la société se disloque, allant jusqu’à rivaliser dans l’exaltation d’un non-sens prétendu universel et indépassable. Participant à la déconstruction qui caractérise les temps post-modernes, les artistes avant-gardistes se coupent des grandes perspectives qui ont servi de trame à leurs prédécesseurs et, enfermés dans une logique autiste, s’inscrivent dans des objectifs de plus en plus intéressés et immédiats. Les anciennes valeurs esthétiques, humanistes et sociales sombrent de concert. La démocratisation de l’art est certes indéniable, mais elle est à la remorque de la fuite en avant frénétique d’une coterie d’initiés, et ne consiste souvent qu’à multiplier des copies pour faire illusion et en tirer profit. Qu’il s’agisse des critères, de l’utilisation sociale de la production artistique ou de son prix, la marchandisation favorise la vénalité et avantage les privilégiés qui maîtrisent ce secteur et abusent le reste de la population.

L’instrumentalisation de l’esthétique

Dans le système en place, la démocratisation de l’art contribue de façon inattendue à son instrumentalisation. Elle se traduit par une orchestration de l’esthétique au diapason du marché et à son service, et par sa réification dans le style convenu que promeuvent les nouvelles élites portées par les grands intérêts financiers et par une intelligentsia complice – argent, sexe, showbiz et jet-set, prestige et pouvoir. Dans une société régie par les critères d’un luxe ostentatoire, sans limites et foncièrement indécent, l’esthétique change d’étage : l’art de vivre qu’elle inspirait se mue en fastueuse chienlit. L’art fascine désormais plus par la puissance sociale à laquelle il donne accès, que par sa capacité à ouvrir l’homme à une transcendance qui le dépasse et par la part de bonheur qu’il est susceptible de prodiguer. Les couches sociales séduites par les emblèmes et les frasques des classes privilégiées se soucient d’abord et surtout de soigner les apparences de leur quotidien, se conformant aux canons de l’idéal mondain que glorifie une publicité omniprésente et quasi toute-puissante. À la faveur d'un tour de magie, les médias opèrent une sorte d’osmose virtuelle entre la haute société et celle d’en bas, la première se donnant sans pudeur en spectacle au grand public, et celui-ci se projetant dans un monde qui lui est objectivement inaccessible en s’identifiant subjectivement aux stars du moment. Et cette communion fictive constitue, en dépit de son artifice et de sa précarité intrinsèques, un rouage essentiel de la reproduction des structures dominantes.

Ce sont le milieu d'appartenance et les manières mises en scène qui situent désormais chaque individu et indiquent sa valeur sociale, la provocation des riches et des puissants étant volontiers considérée comme la signature de l’excellence. Le summum est atteint lorsqu’une œuvre prétendue artistique et parfaitement vile, bâclée sans le moindre génie pour signifier de façon triviale l’absurdité de toutes choses, atteint des prix démentiels et suscite un ébahissement admiratif jusque parmi les catégories exclues de cette pseudo-culture. Du haut de l’échelle sociale jusqu’en bas, la personne ne vaut plus que par sa soumission à l’idéologie régnante et aux usages de la surconsommation, par l’image surfaite qu’elle est capable d’afficher à travers son look, son cadre de vie et ses relations – multiple bling-bling, habillement et voiture à l'avenant, standing résidentiel choisi, distinction d'emprunt aux plans intellectuel et artistique, loisirs d’exception, fréquentations sophistiquées, etc. Aux antipodes de la désespérante médiocrité du monde ordinaire, une hypermodernité extravagante se concilie avec la mise en scène de valeurs anciennes investies d’une fonction de légitimation – aura des châteaux ou des vieilles demeures, raffinement culturel factice. Le style qui tient ici lieu d'esthétique n’est qu’un moule pour esthètes falots, et la supériorité arborée par cet esthétisme n’est que vulgarité et néant hors de son déguisement. En se soumettant à l’exhibitionnisme ambiant, l’art devient un produit de consommation comme les autres, dispensateur de jouissance et de domination.

Plaisirs réservés ou salut pour tous

Cet esthétisme élitiste qui accompagne la réussite mondaine vise à jouir d’un maximum de gratifications immédiates sans se préoccuper du commun des hommes et de l’avenir de la planète – carpe diem. Dépourvu de tout respect pour les choses comme pour les gens, se fiant à un miroir qui dit à l’individu qu’il est roi ou dieu en ignorant le monde, l’esthète des temps post-modernes se voue à un art de vivre égoïste et frelaté qui n’est qu’un jeu de dupes. La vanité et le cynisme qui l’inspirent lui permettent de s’imposer socialement, alors qu’il ne brasse que fausse gloire et mystification au regard des valeurs humaines. La surenchère avant-gardiste qui pousse les arts plastiques vers l’idéalisation du non-sens des données brutes est mortelle, et ce d’autant plus qu’elle est alimentée par l’infernale et irrépressible spirale de l’argent. Ses accointances avec les sphères de la communication, intimement liées à celles du pouvoir financier et politique, renforcent et tendent à généraliser les nouveaux modèles de comportement véhiculés par le puissant courant nihiliste que représente l’actuel système de consommation. Vouée à étendre le marché et utilisant sans vergogne les motivations les plus primaires à cette fin, notamment la sexualité méthodiquement exploitée sous toutes ses formes, la publicité est érigée en nouvelle autorité morale et religieuse qui dicte les valeurs et juge les conduites, et qui peut occasionnellement se substituer elle-même à l’art. Quand il se réduit à son utilité dans le système marchand, l’art s’achète, se vend et se prostitue, mais n’aide plus l’homme à vivre et à grandir.

La créativité n’ayant pas de limites, l’art peut certes s’exprimer à travers la plus inattendue et la plus exubérante des productions, il n’en est pas moins lié en son fond à la condition commune et exige de ce fait une certaine ascèse. Enraciné dans la Parole qui est à l’origine de l’homme et qui accompagne l’humanité vers son accomplissement, il emprunte un chemin qui ne peut pas se parcourir en touriste égoïste et solitaire. L’esthétique frivole qui méconnaît – pour mieux s’en nourrir – la peine, les larmes et le sang des humbles n’est que folie et imposture. Accaparer pour jouir condamne à périr. À l’opposé, la vie découvre sa beauté, matrice de toute beauté, et se donne à profusion à celles et à ceux qui, sans trop s’embarrasser de patrimoine et de distinction, se préoccupent d’abord de la signification du monde et du devenir commun, qui produisent du sens et de l'avenir. Les véritables valeurs humanistes ne viennent au jour qu’à travers le travail d’accouchement d’une humanité œuvrant pour la justice et la paix, loin de la futilité des esthètes, à travers le partage du pain, des joies et des peines avec l'humble multitude qui aspire à une rédemption pour tous – et pour les déshérités d’abord. Il n’y a pas d’art qui ne soit d’abord un art de vivre humainement parmi les hommes.

Il n’existe pas de paradis réservé aux élites, pas même sur la terre où pourtant elles se considèrent comme les élus du sort ou de la divinité. "Sache, dit un adage sundgauvien d’autrefois, que ta maison ne t'appartient pas alors même qu’elle t'appartient, car elle était à d'autres avant toi et reviendra à d'autres après toi ; et sache que chaque toit de ce village abrite en secret, comme tous les toits de tous les villages du monde, une part du malheur des humains !" Nul ne peut se prévaloir de ses biens ou de sa culture pour s’affirmer et se satisfaire en ignorant ceux qui l’entourent. Seuls le partage et l’entraide, seule une bienveillance sans restriction, peuvent mener vers ce qui est bon et beau pour chacun et pour l’avenir de l’humanité.

Jean-Marie Kohler



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