C’est par un témoignage très personnel que Jean-Marie Meshaka, fondateur et directeur du Théâtre de poche de Mulhouse, a ouvert la réflexion sur le thème « La mission à l’heure de la mondialisation ». Une façon de montrer que les grandes idées n’ont de portée qu’en s’incarnant dans les méandres et les contradictions du réel. Avec sincérité et modestie, le dramaturge et acteur a laissé ses personnages et les planches pour dévoiler l’enchevêtrement de son propre vécu, porté par sa fidélité à un héritage multiple et par sa féconde créativité. Né chrétien en terre arabe d’obédience musulmane, il a mené une existence faite d’arrachements et de renaissances – de l’Égypte où il a grandi sous la houlette des jésuites, au Liban où sa famille avait ses racines depuis des siècles, puis en France où il a trouvé sa patrie d’adoption.
Il n’est pas possible de rapporter ici l’histoire de cette vie qui a connu les fastes et les misères de l’ère coloniale finissante en Orient, les convulsions d’un Liban déchiré par les rivalités internationales et par une pléthore de factions irréductibles, la radicalisation de l’islam et les métamorphoses du christianisme, les défis d’avoir à tout reconstruire après d’irréparables effondrements. Mais les auditeurs de Jean-Marie Meshaka retiendront sa foi en l’homme malgré ses doutes, son attachement aux valeurs chrétiennes et laïques, son ouverture doublée de vigilance, son rejet du tout-économique et du tout-religieux, et sa suggestion d’user de points de suspension pour introduire comme pour conclure toute proposition sérieuse...
Animée par le pasteur Philippe Aubert et le philosophe Jean-Paul Sorg, la table ronde a posé les bases d’une réflexion de fond sur les enjeux de la mission dans le contexte de la mondialisation. Pour les religions comme pour les autres domaines de la vie sociale, tout est en train de changer : le regard porté sur le passé, les réalités présentes, et les perspectives d’avenir. Faire face aux bouleversements en cours exige plus que jamais courage et lucidité. Comment les religions vont-elles se côtoyer ? Que seront-elles capables d’entreprendre ensemble pour servir la cause des hommes selon la volonté du Dieu dont elles se réclament ? Que restera-t-il du christianisme au terme des processus de sécularisation véhiculés par la globalisation ? La pensée d’Albert Schweitzer a, une fois de plus, apporté un éclairage particulièrement pertinent sur ce débat.
Pour conviviales qu’elles puissent être, les rencontres interreligieuses demeurent le plus souvent sous le sceau d’un non-dit qui en fausse les tenants et les aboutissants. Dès lors qu’un croyant est convaincu de la vérité intrinsèque de sa religion au point de la considérer comme exclusive, il lui est impossible d’admettre qu’un autre croyant revendique le même statut pour une religion différente. L’antagonisme se révèle d’autant plus insurmontable que les religions révélées se montrent souvent enclines à une lecture fondamentaliste de leurs textes fondateurs prétendus sacrés. Mais l’intransigeance et la démission sont pareillement à éviter. Il faut renoncer à hiérarchiser les vérités dans le but d’infirmer la foi d’autrui : l’interpellation mutuelle ne s’accommode d’aucune domination ou intention de récupération. S’il n’existe qu’une seule vérité, elle est un lieu d’accueil et de communion par delà ce qui divise. Vouloir se mettre d’accord sur tout n’est qu’un illusoire rêve de toute-puissance infantile. Le croyant adulte et libre assume les divergences en admettant que certaines sont indépassables.
La diversité est un don de Dieu. Mais pour accroître son emprise sur son environnement, l’homme veut unifier le monde en réduisant sa diversité, et il le chosifie en déclarant immuable l’ordre qu’il instaure ainsi. Cette obsession d’unification est à l’opposé de la dynamique qui anime la vie et, lorsqu’elle se fait totalitaire, elle mène inéluctablement à la mort. Au diapason de l’immensité du cosmos, le règne végétal et le règne animal manifestent que la création est le théâtre d’une diversification infinie. De l’homme préhistorique aux civilisations contemporaines, l’histoire de l’humanité est une suite ininterrompue d’inventions qui ont bouleversé les constructions antérieures pour en engendrer de nouvelles à leur tour particulières et provisoires. Comme les cultures dans lesquelles elles s’inscrivent, les religions sont obligées de se redéfinir en chaque temps et en chaque lieu si elles veulent demeurer capables de transmettre une parole vivante à travers des formes symboliques appropriées. Loin d’être regrettable, la diversité religieuse est réjouissante : expression du génie de l’homme, elle est promesse d’échanges, de métissages, et d’enfantements inédits.
Le christianisme s’étant incarné dans l’histoire selon des modalités culturelles qui ont beaucoup varié en deux millénaires, la vision d’un christianisme monolithique est erronée et induit des prétentions doctrinales abusives. Les textes évangéliques eux-mêmes ont dès le départ proposé des christologies divergentes, et il est indéniable que toutes les constructions théologiques ultérieures ont été conditionnées par les outils conceptuels disponibles au moment de leur formulation. Les conciles ont par conséquent été le produit de leur époque en même temps que de l’inspiration, et leurs énoncés ne peuvent être que relatifs. De fait, c’est une multitude de christianismes qui s’est développée et qui continue à se développer, et cette vitalité est présage d’avenir et chemin de vérité. Elle permet de surmonter la pétrification de la foi et de chercher Dieu avec tous les hommes de bonne volonté, quels que soient leur religion ou leur refus de religion. Une perspective d’autant plus encourageante que l’islam, le bouddhisme et les autres grandes religions sont également en recherche, et se révèlent à leur tour pluriels à la lumière de la sociologie et de l’herméneutique moderne. Ainsi devient-il possible de se dégager des sphères religieuses étanches et rivales pour avancer ensemble.
« Les lampes sont différentes, mais la Lumière est la même, et elle vient de l'au-delà » a dit le mystique musulman Rumi, maître persan du XIIIème siècle qui a profondément influencé le soufisme. Reconnaître la présence du divin dans les autres religions s’impose donc à tout croyant en quête de Dieu et respectueux d’autrui, et cette attitude est de nature à enrichir la piété de chacun et l’ensemble des doctrines. Mais cela n’implique pas de renier la spécificité des diverses religions. Au cœur du message évangélique rayonne le précepte d’amour émanant d’un Dieu qui s’est identifié aux derniers des hommes. Enjoignant d’aimer jusqu’aux ennemis, ce précepte est d’une exigence sans pareille dans les exhortations à la compassion ou à la miséricorde que l’on trouve par ailleurs. Et Albert Schweitzer note que l’histoire apporte un éclairage complémentaire à cette caractéristique originelle. Aux religions plutôt pessimistes de l’Extrême-Orient qui se replient sur des sagesses et des rites en doutant de l’homme, il oppose les religions se rattachant à Abraham, plus optimistes parce que porteuses d’un projet de transformation du monde. Tournée vers l’avènement d’un Royaume de Dieu instaurant l’équité et la bienveillance, l’espérance chrétienne vise à changer le monde. Ainsi le christianisme est-il une éthique de vie plutôt qu’une simple offre de consolation et de salut à l’article de la mort, antichambre du paradis.
Dans cette optique, le Royaume de justice et de paix dont parlent les chrétiens constitue, au delà du christianisme, un horizon de libération pour l’humanité entière et toutes les religions devraient pouvoir travailler ensemble à le faire advenir sans se concurrencer. Mais Jean-Paul Sorg relève ici les difficultés quasi infranchissables, selon lui, qui sont liées à l’héritage spécifiquement théologico-religieux des diverses confessions et du christianisme en particulier. Non sans raison, il insiste sur le fait que les monothéismes stricts que sont le judaïsme et l’islam sont heurtés par le christocentrisme de la foi chrétienne qui privilégie les doctrines de la divinité de Jésus de Nazareth, de sa résurrection, du passage obligé par sa médiation pour accéder au salut, sans parler de la Trinité en sus. Et, à la grande surprise de Philippe Aubert, il va jusqu’à proposer de supprimer ces obstacles en substituant au christocentrisme traditionnel un théocentrisme dans lequel le Jésus de l’histoire prendrait la place du Christ de la théologie. Se référant à Albert Schweitzer, il considère que l’instauration effective de règne de Dieu parmi les hommes est plus importante que l’adhésion à des énoncés dogmatiques, et que l’éthique prime le religieux. En ce sens, le christianisme serait le plus révolutionnaire des altermondialismes.
Philippe Aubert ne méconnaît pas les difficultés signalées par son interlocuteur, mais il rejette l’idée d’un christianisme sans Christ et la tentation d’une réduction de la religion à une sagesse entièrement sécularisée. Ce n’est pas en se reniant que l’on peut engager un vrai dialogue avec les autres, estime-t-il. Au lieu de répudier l’héritage théologique, il propose de le repenser et de le reformuler de fond en comble en recourant sans appréhension aux données conceptuelles de la pensée contemporaine. Ce n’est donc pas moins de théologie qu’il préconise, mais beaucoup plus en souhaitant qu’une audacieuse créativité prenne le pas sur les sempiternels commentaires des énoncés du passé. Il souligne qu’il n’est plus possible à présent de parler du Christ comme on l’a fait aux conciles de Nicée et de Chalcédoine : affirmer que Jésus est fils de Dieu ne signifie pas que Dieu est son « papa », et la question de la virginité de Marie n’est évidemment pas d’ordre gynécologique... Pour retrouver la fécondité du langage symbolique qui porte la religion et pour revenir à l’essentiel, il ne faut pas craindre de démythologiser les croyances héritées.
Jusqu’aux derniers jours de sa vie, Albert Schweitzer a profondément ressenti la nécessité d’accompagner son action humanitaire d’une exigeante réflexion théologique. La Bible est certes la Parole de référence, mais elle ne parle aux hommes que par delà les mots qui la composent, et il en est de même de la Tradition. La démarche historico-critique apparaît de ce fait indispensable pour décanter les legs du passé. Alors que les fondamentalismes et les traditionalismes ne s’intéressent qu’à des lettres mortes et à des rites périmés, la foi chrétienne doit libérer les hommes de leurs idolâtries et des servitudes qui les asservissent. Comme la poésie, la théologie a vocation à comprendre et à dire dans un langage humain ce qui est humainement incompréhensible et indicible, à dévoiler dans le fini le miracle infini de Dieu. Peut-être lui faudra-t-il, pour mener à bien cette tâche, s’affranchir avec audace des formes religieuses de ses origines pour accompagner les hommes dans leur recherche actuelle.
Pour conclure sur des problèmes plus concrets, les deux intervenants insistent sur le fait que toutes les grandes religions ont vocation à rappeler aux hommes d’aujourd’hui leur finitude, leur condition de créatures face au Créateur. Alors que la modernité exalte l’idée d’une souveraineté humaine sans bornes et d’une fuite en avant effrénée de la puissance technologique, les religions ont à enseigner le respect de la nature et le devoir de se soucier des générations futures. Face au nivellement généralisé et à l’hédonisme célébré par l’économie de marché, il s’avère urgent de réhabiliter la transcendance et les mystères qui président à la vie humaine, et de montrer que la vraie sagesse est tout autre que celle du monde. Les religions ne sont-elles pas mieux placées que bien d’autres institutions pour promouvoir une éthique de la frugalité et de la mesure, pour montrer comment ne pas dilapider les richesses communes et comment instaurer un partage plus équitable ?
Donnée par le Pasteur Aubert, la prédication qui a clos la journée a porté sur le discours de l’apôtre Paul devant l’aréopage d’Athènes (Ac 17, 22-34). Un discours d’une grande habileté rhétorique et non moins ambitieux au plan théologique, première expression du projet mondialiste du christianisme naissant, mais qui s’est soldé par un cuisant échec quand Paul a annoncé la résurrection du Christ. Faut-il incriminer à ce sujet la disparité entre les cultures hellénique et judaïque ? L’apôtre aurait-il dû édulcorer son message pour séduire ses interlocuteurs ? La suite de l’histoire montre que l’esprit ne s’embarrasse d’aucune frontière. Quelle que soit la culture, l’idée de la résurrection d’un Dieu crucifié fait scandale, mais il est donné à l’homme d’en entrevoir le mystère et de l’assumer quand la Parole l’emporte sur les mots. Au psittacisme de la théologie traditionnelle doit se substituer une théologie ouverte sur le monde et inventive, capable de libérer l’humanité de ses idoles.
Jacqueline Kohler