Pas d’embrigadement chez les protestants : le fidèle n’a pas d’autre maître que sa conscience éclairée par les Écritures. Pas de pratique dominicale obligatoire par conséquent, ni de contraintes communautaires pour les grands rassemblements religieux. Mais ces justes considérations suffisent-elles, ajoutées à l’argument fallacieux d’une météo souvent maussade à Storck le jour de l’Ascension, pour expliquer le déclin de la fréquentation des Journées consistoriales ? Comment interpréter le désamour croissant vis-à-vis de cette rencontre annuelle, illustré par l’absence d’une forte majorité des pasteurs du consistoire et en partie imputable à ce retrait ?
Face au désintérêt assez général de nos enfants et petits-enfants pour les religions instituées et les Églises, sans même parler de l’indifférence de notre entourage plus large, il n’est plus possible de s’en remettre, pour témoigner de notre foi et en assurer l’avenir, à ce qui subsiste du train-train des activités paroissiales et des aumôneries traditionnelles, ni à notre individualisme chronique. Il faut s’interroger ensemble, sans a priori et avec audace, sur les impasses où nous sommes fourvoyés et sur les formes inédites de l’espérance qu’offre l’évangile dans l’environnement contemporain ? Telle est la raison d’être des Journées consistoriales : réfléchir et prier en communauté élargie afin de parvenir à mieux servir les hommes et Dieu parmi eux, et partager la joie que ces tâches comportent. Telle est même la principale raison d’être du consistoire.
À l’opposé des incantations, il s’agit là d’activités responsables qui obligent à confronter librement les idées et les propositions. D’où l’utilité de rappeler les questions soulevées lors de la dernière rencontre de Stork par le projet de « Semaine du protestantisme » exposé en matinée, de resituer la prédication de l’après-midi dans le contexte des problèmes actuels de nos communautés et du monde, et de s’interroger sur la façon dont la théologie peut et doit s’articuler sur les réalités culturelles et sociales communes (2). Si les préoccupations institutionnelles ordinaires ont largement prévalu pour commencer la journée, leur banalité a été rachetée par les lumineuses perspectives théologiques ouvertes par le pasteur Philippe Aubert en guise de conclusion. Mais comment passer des unes aux autres ? Que sont devenus les veilleurs et les passeurs ?
L’Ascension n’est évidemment plus à concevoir comme un phénomène intervenu dans l’espace, entre terre et ciel. Le mystère du départ de Jésus est inhérent, selon le prédicateur, au mystère de sa résurrection : le Nazaréen n’est plus un des nôtres, mais il vit désormais en Dieu qui nous laisse libres et responsables en ce monde. Personne ne peut retrouver le Christ dans son historicité : la recherche historico-critique s’avère à cet égard aussi impuissante que la médiation de la relique du saint suaire ou que tout autre détour. Jésus doit-il dès lors devenir une idole ? Jamais il n’a demandé à être adoré comme un dieu, mais il a invité ses disciples à le suivre selon l’esprit qui l’a lui-même conduit en Palestine, à continuer son œuvre pour rendre les hommes plus humains et plus divins. Loin de se réduire à des dogmes ou des pratiques religieuses particulières, le Royaume de Dieu qu’il a inauguré se construit dans les cœurs, transforme le monde et tisse notre éternité en libérant du mal l’humanité et la création tout entières.
Quelle importance revêtent dans cette optique la pérennité de nos clochers, de nos institutions religieuses, et le souci d’en peaufiner la visibilité pour assurer leur survie ? Est-il souhaitable que la « Semaine du protestantisme » imite, consciemment ou non, les douteuses grand-messes dont se glorifient les dirigeants de l'Église catholique ? Ce genre d'initiatives ne sert qu'à leurrer les naïfs, et notamment lorsqu'il est fait appel à l'héritage d'un passé révolu pour remobiliser de supposées potentialités religieuses résiduelles. Si le protestantisme se délite, ce n'est pas faute de commémorations et de manifestations médiatisées, c'est faute de conviction et de présence évangélique claire, humble et forte. La paresse théologique prêtant la main à la banale réticence à s'engager, notre christianisme ignore ou feint d'ignorer les graves difficultés que connaît notre monde et invoque leur complexité pour s'épargner d’avoir à les affronter.
Le rappel de l'origine réformée du home Saint-Jean, de la clinique du diaconat et de nos autres fondations peut nous faire plaisir, mais il laisse indifférent l'ensemble de notre société et ne saurait contribuer à restaurer la crédibilité de notre confession. Autre chose, mais infiniment plus exigeante, serait de concevoir et de mettre en œuvre des engagements évangéliques nouveaux dans le sillage de ce que ces fondations ont essayé de faire autrefois pour venir en aide aux plus démunis. Dans ce cas les commémorations pourraient éventuellement, en renonçant aux congratulations qui entretiennent les illusions, être fructueuses et servir l'avenir. Ce n'est pas derrière nous, mais autour de nous et loin devant nous qu'il faut porter le regard pour retrouver l'espérance, pour réinventer l'identité protestante, et pour témoigner d'une façon audible de ce que nous croyons. Le monde contemporain attend une parole digne de foi et qui change le monde.
Dans les pays dits avancés comme dans les plus pauvres, beaucoup d'hommes souffrent du cynisme qui gouverne notre planète, semant l’injustice, la haine et la destruction. Ils aspirent à plus d'humanité, à être libérés de ce qui avilit et étouffe leur vie. Mais que font les Églises ? À quoi mènent leurs supplications, leurs exhortations et leurs rites alors qu'elles sont objectivement complices de l'ordre établi ? À part certaines initiatives aussi exceptionnelles qu’admirables, elles donnent globalement l’impression de s’être assoupies, d’être en porte-à-faux avec les réalités, et de se contenter de discourir en vain. Le manque de cohérence de leurs projets, le fossé qui sépare leurs déclarations et leurs engagements crèvent les yeux. Trop d’ecclésiastiques se contentent de magnifier le legs socioculturel dont ils se croient les dépositaires comme des gardiens de musées, oubliant que l'évangile les appelle à être des prophètes plutôt que les gestionnaires timorés et prudents d'un patrimoine. Tout en exhibant leurs titres et leurs savoirs, nombre d'entre eux enfouissent le trésor qui leur a été confié.
« Sommes-nous encore protestants ? » s’est interrogé Philippe Aubert en présentant le projet de la « Semaine du protestantisme » à Storck. Une provocation d’autant plus opportune qu’elle implique la question préalable de savoir si nous sommes encore chrétiens... Ce ne sont, en tant que tels, ni notre histoire, ni notre patrimoine, ni les statistiques démographiques, ni les descriptions sociologiques, ni même les revendications théologiques qui permettent de répondre à ces questions cruciales dont dépend le devenir de notre foi et de notre confession. C’est d’abord notre vécu personnel et communautaire, notre fidélité aux hommes et à Dieu. Et là, tout doit être repensé et réengagé concrètement pour incarner l’évangile dans les réalités socioculturelles d’un monde qui s'est profondément sécularisé. Que la mémoire des grands réformateurs suscite les vocations dont le protestantisme a besoin aujourd’hui pour se réformer de nouveau et pour renaître ! Et que les croyants des différentes confessions chrétiennes se remettent en marche pour vivre l’évangile ensemble, en collaborant avec tous les hommes de bonne volonté, d'où qu'ils viennent !
Jacqueline Kohler
Notes
(1) Compte rendu de la Journée consistoriale qui s'est tenue à Storckensohn le 13 mai 2010, en la fête de l'Ascension.
(2) Le pasteur Rolland Kauffmman a exposé le projet d’une réflexion consacrée aux apports du septième art pour mieux comprendre l’évolution contemporaine, projet qu’il développera lui-même dans un article à paraître. Il est certain que la production cinématographique représente une dimension essentielle de la culture de notre temps, qu’elle nous interroge très sérieusement et peut nous apporter beaucoup. Vers quels engagements cela mènera-t-il au delà des échanges mondains ? Un défi à relever.
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