Analyser l’impact social et religieux de la liturgie s’avère délicat. Touchant aux représentations de Dieu, aux émotions profondes du cœur de l’homme et aux liens communautaires, une telle démarche interroge jusque dans leurs fondements la spiritualité et la religion. S’il est assez facile de cerner et de signaler d’un point de vue abstrait les pratiques plus ou moins idolâtriques commandées par des images caricaturales de Dieu, il est par contre ardu et risqué de juger, avec le respect dû à autrui et aux communautés croyantes, le multiple vécu concret de ceux qui prient. Mais en même temps que la prière liturgique constitue une expérience subjective, elle est un des miroirs privilégiés de la religion, et elle fournit des informations objectives sur l’image du Dieu auquel elle s’adresse. Ses répercussions sociales ne peuvent donc pas être ignorées. Expression et véhicule des doctrines officielles, la liturgie constitue un héritage d’une grande fécondité pour les croyants, et particulièrement pour ceux qui se déterminent de préférence par rapport au passé. Pour ceux qui, face aux questionnements contemporains, recherchent des formes nouvelles pour partager leur foi et en témoigner, elle est cependant grevée d'une hypothèque. Quant à sa valeur historique et muséographique, elle peut intéresser tout un chacun, mais cela ne préjuge de rien quant à sa dimension proprement religieuse (1). Il n’existe pas de religion sans prière, mais la prière peut se passer de la religion, et leurs liens se révèlent parfois malaisés à définir. Jaillissant du fond de l’être humain sous une forme ou une autre, et apparemment inhérente à sa condition, la prière semble se situer en amont de la religion – y compris celle portée par les institutions religieuses. De la même façon que la parole transcende le langage, la prière transcende l’idéologie et la phraséologie usuelles qui lui servent de support, et ce quels que soient la religion en cause ou le refus de religion. Aussi la liturgie revêt-elle, ainsi que la plus modeste prière balbutiée par le dernier des hommes, une valeur incomparable dont aucune analyse ne peut totalement rendre compte. Une autre difficulté rencontrée dans l’analyse de la prière liturgique relève du fait qu’elle ne se réduit pas aux formulations et à la gestuelle singulières qui l’expriment. Elle représente une célébration totale, aussi bien émotive que conceptuelle et d’ordre esthétique, qui mobilise les personnes et les collectivités tout entières. Et cet aspect est d’autant plus important que les célébrations s’inscrivent dans une histoire religieuse qui leur donne une densité et une portée débordant leurs enjeux immédiats. Enfin, comment appréhender des pratiques qui ont pour objet des croyances relatives à d’insaisissables mystères, et qui sont aussi fluctuantes dans l’existence de chacun, de chaque culture et de chaque époque, aussi relatives à tous égards ?
Pour éviter les écueils mentionnés ci-dessus et toute généralisation abusive, ne seront envisagés ici que les problèmes socioreligieux soulevés par la liturgie catholique classique dans le contexte français actuel (2). Ces problèmes se présentent différemment en d’autres lieux, et ils ont été différents en d’autres temps. Que la démarche soit largement sociologique peut surprendre. Mais étant donné que les cérémonies imposées par l’institution ecclésiastique constituent des pratiques sociales, cette option méthodologique apparaît pleinement justifiée. L’objectif n’est pas d’élucider exhaustivement le vécu liturgique au niveau des fidèles ou des communautés, mais de mettre en évidence les impasses dans lesquelles s’enferme la liturgie quand elle se contente de se reproduire à l’identique selon les modèles du passé. D’où la nécessité d’un regard extérieur et critique en même temps que celle d’une compréhension interne des phénomènes subjectifs et communautaires. Le haut degré de satisfaction des personnes et des minorités attachées aux formes religieuses établies ne doit évidemment pas être méconnu, mais il ne faut pas qu’il dissimule les contradictions opposant les comportements réels aux prétentions affichées, ni le désintérêt croissant d'un grand nombre de croyants à l’égard de ces formes liturgiques, ni même la perplexité des observateurs du dehors à leur propos.
Conformément à l’enseignement de l’Église, la plupart des chrétiens considèrent la prière privée et la prière communautaire comme des manifestations majeures de la foi – prières de demande, de remerciement, de louange, de repentance, etc. La première se développe habituellement dans le giron de la seconde en lui empruntant ses intentions et sa ferveur, d’où l’importance de la prière liturgique et l’intérêt qu’il y a lieu de lui porter. Négliger la prière est communément imputé à un manque de foi et à une ingratitude à l’égard de Dieu, et catalogué comme une faute ou un péché – le non-respect de l’obligation dominicale ayant même été assimilé à un péché mortel jusqu’à récemment. Mais l’évolution des représentations symboliques et le délitement des structures sociales de la religion ont érodé les formes et le contenu de la prière en même temps que son cadre traditionnel. L’individu postmoderne est davantage préoccupé de son ego que de ce qui le dépasse, et les secours de la psychologie et de la médecine tendent à remplacer ceux de la religion (3). Parallèles à l’irruption massive de l’irrationnel dans une société dont la rationalité a failli, le retour du religieux et l’influence grandissante de la mouvance charismatique peuvent impressionner, mais ces phénomènes ne doivent pas faire illusion. Aujourd’hui, la prière est de plus en plus souvent vécue comme ennuyeuse et inutile, quand elle n’est pas tout simplement abandonnée.
Si la prière ennuie même les pratiquants, ou tout au moins beaucoup d'entre eux, c’est – entre autres raisons – parce qu’elle est fréquemment obsolète dans ses énoncés et monotone dans sa mise en œuvre. Et le Dieu ordinairement prêché par les Églises n’allant plus de soi, elle paraît inutile à une proportion croissante de nos contemporains qui estiment qu’elle n'aboutit à aucun résultat tangible hormis la perte de temps qu’elle occasionne. S'ajoute à cela le fait que les Églises, se fiant à leur tour aux causes secondes pour influer sur la marche du monde, ont elles-mêmes renoncé à de nombreuses formes coutumières de prière autrefois considérées comme très importantes, voire vitales. De moins en moins nombreux sont les hommes ou les femmes qui, dans notre société, s’aventurent encore à prier sérieusement pour obtenir le soleil ou la pluie, le succès aux examens ou dans les affaires, la ruine des forces adverses en politique ou à la guerre. En général, la fortune et l’infortune, le malheur des pauvres comme la satisfaction des riches sont dorénavant attribués à des facteurs plus prosaïques que la divinité. Les célébrations liturgiques, autrefois coextensives à l’existence personnelle et sociale en tant que source majeure des valeurs symboliques, ne sont plus que des activités occasionnelles et accessoires. Le penchant pour la prière subsiste en dépit du matérialisme ambiant, mais il peine à trouver un langage et des lieux pour s’exprimer.
Il n’en reste pas moins que la principale fonction que les Églises continuent de s’attribuer, avec l’aval de la société, consiste à organiser des prières en vue d'obtenir du ciel toutes sortes de bénédictions et de bienfaits, ou pour le louer des faveurs accordées. Le repos de l’âme des défunts, la validation des unions matrimoniales et mille autres besoins individuels et collectifs requièrent jusqu’à présent l’intervention des Églises. Les périodes de grande difficulté et de désarroi produisent régulièrement des mouvements de ferveur populaire que les institutions religieuses dominantes s’empressent d’exploiter, à la fois pour accompagner leurs fidèles et pour se renforcer elles-mêmes tout en évitant que les sectes ne drainent cette ferveur à leur profit. Par ailleurs, quel que soit le scepticisme qu’inspire désormais la religion, il reste de coutume que les importantes fêtes et commémorations officielles s’accompagnent de cultes plus ou moins pompeux (4). La célébration religieuse est censée apporter un supplément d’âme aux cérémonies profanes, et elle donne lieu à des procédures complexes de légitimation réciproque entre les instances de pouvoir en présence. Telle est du moins la perception la plus commune du rôle social et religieux des Églises, et il est indéniable que celles-ci continuent à assumer à ce niveau un rôle identitaire et intégrateur non négligeable au sein de la société.
De fait, la production liturgique accumulée pendant deux millénaires est d’une valeur culturelle et religieuse incomparable. Une mine de textes éblouissants en constitue la source et le vecteur – Écritures juives et chrétiennes, œuvres des pères de l’Église, prières de toutes sortes, hymnes et cantiques. Les célébrations sont codifiées par des rituels et des cérémonials très élaborés et chargés de symbolisme. Une musique spécifique comportant de géniales créations accompagne les grandes cérémonies – chant grégorien, polyphonie religieuse, et compositions pour orgue notamment. Souvent grandioses, l’architecture, l’agencement et la décoration des sanctuaires sont également régis par des normes sophistiquées. Se réclamant d'un ordre surnaturel, la liturgie forme un univers séparé et quasi autonome qui est d’une remarquable cohérence interne et d’une esthétique exceptionnelle. Dès lors n’est-il pas surprenant que les croyants qui participent habituellement à l’action liturgique s’estiment comblés, à commencer par les dignitaires qui y président. Mais cette sorte de satisfaction ne s’obtient qu’au prix d’une initiation de plus en plus rare, et moyennant l’acceptation d’un certain décalage culturel qui porte à mésestimer ce qui se passe en dehors de cette sphère. D’où le problème de la signification et de la portée actuelles de cette liturgie.
Comme l’intimité de la conscience échappe à l’approche objective et généralisatrice de la rationalité sociologique, l’adéquation de la liturgie à son environnement ne peut s’apprécier qu’avec circonspection. Le vécu ne s’épuise pas dans les analyses qu’il est possible d’en faire. Même les prières médiocres ou surannées, les prières de routine les plus stéréotypées et les plus répétitives peuvent, à la limite, entretenir une respiration spirituelle quand les apports religieux plus substantiels s’avèrent rares ou inassimilables, ou quand l’inspiration personnelle s’essouffle. Cela se vérifie surtout avec la réminiscence ou la reprise des cantiques qui ont accompagné l’enfance ou la jeunesse. Revisiter les chemins d’autrefois, redécouvrir les origines et les traces des premières intuitions religieuses, peut sérieusement réconforter le croyant guetté par le vide intérieur ou accablé par des épreuves. Dans la prière comme dans la vie des sentiments, l’expérience passée n’a pas de prix et les mots empruntés aux commencements n’ont parfois pas d’égal pour remémorer un vécu inexprimable et permettre à un individu de se réinscrire dans une fidélité. En explorant le fossé qui sépare la sphère liturgique de l’environnement social actuel, la présente analyse ne méconnaît pas l’efficacité religieuse à l’intérieur de cette sphère, mais elle vise à mettre en évidence le mouvement de dérive quasi schizophrène qui l’affecte et ses conséquences socioreligieuses.
C'est parce que les formes officielles de la prière manquent souvent de crédibilité aux yeux de nos contemporains que beaucoup d’entre eux ne leur accordent plus guère de valeur – même parmi les croyants convaincus. Ils ne comprennent pas la nécessité d’adresser d’insistantes supplications à un Dieu réputé omniscient, infiniment bon et tout-puissant, et ce en vue d’obtenir tout simplement qu’il veuille bien accorder son pardon à ses créatures et les délivrer des maux dont elles souffrent. Ils trouvent lamentable, voire grotesque, de devoir formuler des compliments hyperboliques pour le louer comme on glorifiait autrefois les grands de ce monde, alors qu’il est prétendu proche des plus humbles. La somptuosité du décorum les choque, et l’étiquette des cérémonies est considérée comme tout simplement ridicule par certains. D’une façon plus générale, il n’est plus accepté que les Églises mettent à profit les célébrations pour conférer à Dieu des attributions qui reviennent de toute évidence aux hommes pour la conduite de leur vie et des affaires du monde, et qu’elles imposent par ce biais leur médiation entre la divinité et l’humanité – et leurs propres intérêts institutionnels dans la foulée.
Quel peut donc être ce Dieu dont il faut, selon des conceptions religieuses encore largement répandues, implorer la clémence pour qu’il évite aux hommes les tremblements de terre et les raz de marée, les éruptions volcaniques et les cyclones ? Est-il croyable qu’il puisse, moyennant des prières, empêcher ou faire cesser les famines, les épidémies et les guerres, ou – effroyable supposition – infliger de tels fléaux à l’humanité si les prières ne lui conviennent pas ? Peut-on encore prier un pareil Dieu qui, frappant indistinctement les innocents avec les autres, se montre d'une cruauté pire que celle des humains ? Au reste, que peut réellement ce Dieu, s’il existe, contre la maladie et la mort ? Certes, les Églises prennent désormais des précautions pour les cas où le ciel ne daigne pas exaucer les prières qu’elles organisent ou recommandent, mais elles persistent à accréditer l’idée que Dieu est maître du mal comme du bien, et ne renoncent pas volontiers aux pouvoirs que cela leur confère en tant qu’intermédiaires. Sans aborder l’épineuse question des prières faites en vue d’obtenir des miracles, l’administration du sacrement des malades peut comporter bien des ambiguïtés, tant par les espoirs excessifs qu’elle est susceptible de susciter que par le saut pour le moins téméraire qu’elle opère quand elle adopte les conceptions de l’époque de Jésus relatives à la maladie et à son traitement (5). Globalement, les représentations religieuses anciennes restent solidement ancrées dans les mentalités au sein de l’Église, et les habitudes qu'elles commandent ont tendance à perdurer (6) !
La formulation des prières étant à l’avenant de leur contenu, elle présente assez fréquemment d'étonnantes incongruités. À côté de textes admirables de bienveillance, bien des prières et antiennes encore couramment reprises dans les sanctuaires s’adressent à Dieu comme s’il n’était que le Dieu des siens, divinité partiale favorisant ses fidèles au détriment des autres, ou comme s’il était toujours le monarque omnipotent qui, venu du fond des âges, a été conçu à l’image des tyrans. Jaloux et épris de vengeance, son indulgence ne pourrait être captée que par des déclarations d’allégeance et des flatteries, et la dénonciation des impies ou de ceux supposés tels s’imposerait pour l’apaiser. Les discriminations religieuses et autres ne sont nullement exceptionnelles, parfois ponctuées des pires imprécations – quelques-unes, tirées de la Bible ou composées ultérieurement, allant jusqu’à inciter à la haine et au meurtre. Combien de siècles n’a-t-il pas fallu pour épargner aux juifs d’être stigmatisés à l’occasion de la liturgie pascale ? Aujourd’hui, ces prières peuvent être expurgées des termes les plus choquants. Certaines expressions voient leur sens redéfini, quitte à endosser une signification opposée à leur acception première – la « toute-puissance divine » se métamorphosant par exemple en « divine impuissance ». Mais la piété est d’ordinaire jugée capable d’assumer tout et le contraire, et invitée à reprendre telles quelles maintes énormités charriées par les prières héritées des siècles ou des millénaires passés.
Pour ce qui est du cérémonial de la liturgie, son modèle apparaît dans l'ensemble aussi anachronique que le langage qui lui sert de référence privilégiée. Aux pratiques cultuelles primitives, de type domestique et plutôt sommaires, se sont ajoutés des rituels adventices de plus en plus complexes, notamment royaux et empruntés à la féodalité, à l’instar de ce qui s’est passé dans de nombreuses autres religions. Pour s’affirmer et assurer son influence, le christianisme a largement recouru aux représentations et aux pratiques politiques et religieuses de son environnement, jusqu’à se glisser dans certaines formes des religions païennes auxquelles il se substituait. Le sacerdoce s’est sacralisé, le pouvoir a primé le service, et une stricte hiérarchisation a fini par généraliser les rapports de soumission. Aux pieds du trône pontifical ou épiscopal, réplique du trône divin et double du trône royal (7), s’échelonne – au milieu des servants de messe et enfants de chœur, et au dessus de la masse des fidèles d’en bas – une pléthore de niveaux ecclésiastiques et autres, pourvus de leurs insignes et de leurs prérogatives. Processions, mains jointes, génuflexions, agenouillements, prosternations pouvant aller jusqu’à la prostration, baisement d'objets sacralisés et encensements composent, dans un décor fastueux et moyennant une panoplie d’accessoires précieux, une sorte d’anticipation du paradis imaginé selon le modèle des cours seigneuriales.
N’est-il pas évident, pour n’importe quel observateur non inféodé au système religieux traditionnel et tant soit peu clairvoyant, que beaucoup de ces caractéristiques liturgiques héritées du passé représentent à présent une lourde hypothèque pour la prière de l’Église et pour la crédibilité de l’institution ecclésiale ? Il ne suffit plus d’expliquer aux fidèles la genèse des traditions pour qu’ils intériorisent le sens que pouvaient revêtir autrefois les paroles et les gestes de l’Église, pour qu’ils adoptent la signification de conceptions et de pratiques relevant d’une époque révolue plutôt que de l’évangile. Ceux de nos contemporains qui s’interrogent sur leur foi ne peuvent plus se sentir à l'aise dans l’univers de type souvent folklorique que la religion leur propose. L’adéquation des pratiques liturgiques à l’environnement historique ne renvoie pas seulement à une convenance sociale, mais elle est impérativement exigée par le message évangélique lui-même au nom de la simplicité et de la vérité devant régir les relations humaines. Or ni les rites empruntés à la royauté ni l’évocation de la magnificence céleste ne sont plus à même de transmettre l’évangile aujourd'hui. Les rapports entre la terre et le ciel ne sont plus conçus d’après le schéma pyramidal d’autrefois.
Dans son contenu comme dans sa forme, la prière est subordonnée à l’idée que les croyants se font de la divinité à laquelle ils s’adressent. Les Écritures fournissent une large gamme d’images à cet égard : du Dieu courroucé qui déclenche le déluge au Dieu du prophète Osée dont la tendresse est comparée à celle d’un homme pour sa bien-aimée, et Jésus s’est adressé à son Dieu comme à un père. À chacune de ces représentations correspond une sorte de prière appropriée. Dans l’Église, le Notre Père est présenté comme la prière par excellence et à jamais exemplaire des communautés chrétiennes, parce que censée avoir été composée en connaissance de cause et une fois pour toutes par le Fils de Dieu lui-même. Jésus ne devait-il pas être parfaitement averti de ce qu’il convient de demander au Père dont la tradition le dit issu, et de la meilleure manière de s’y prendre ? Par ailleurs, les textes fondateurs que constituent les credo ont à leur tour été investis de la fonction de mettre les fidèles en situation de prier de façon pertinente, en les renseignant sur la spécificité du Dieu des chrétiens et sur les modalités de son action salvatrice. Mais, dans le sillage des nombreux changements qui l'ont déjà transformée, la liturgie devrait se repenser à partir de la réflexion théologique portée par l’histoire des rapports entre Dieu et les hommes depuis la composition de ces textes.
S'il est permis de s'interroger sur le Notre Père pour en comprendre la portée, deux observations s'imposent sans que son exemplarité et sa valeur historique s’en trouvent minimisées. D'abord, et il ne peut pas en être autrement dès lors que Jésus a été un homme, il s'agit d'une prière forcément déterminée par des facteurs humains comme toutes les productions humaines, qu'il y ait eu ou non inspiration de Dieu. Elle est née dans la conscience d’une personne particulière, quelle qu'ait été sa nature divine ou la nature qui lui a été attribuée, au sein et sous l’influence d’une culture également particulière, marquée – comme l’attestent les termes employés (8) – par l’attente d’une fin du monde imminente. Ensuite, on peut à bon droit supposer que Jésus n'a fait que proposer cette prière sobre et brève comme préférable à celles, ampoulées et interminables, qui prévalaient dans les milieux religieux de son époque, et cela sans pour autant la sacraliser et la fixer à jamais. Tout en s’inscrivant dans le sillage de la foi primitive et en se voulant solidaire des croyants du passé, le recours à cette prière exige donc une interprétation qui transcende ses caractéristiques apocalyptiques originelles. Plutôt que l'instauration du règne messianique de la fin des temps à la faveur du Jugement dernier, le royaume de Dieu attendu maintenant est celui des béatitudes par delà le mal qui est en l'homme et dans le monde. La doxologie adjointe à cette prière et les commentaires qui l’accompagnent d'ordinaire lui donnent cependant une connotation plutôt dogmatique, assez peu évangélique.
En ce qui concerne les credo comme le Symbole dit des apôtres ou celui de Nicée-Constantinople composés au début du christianisme, ils ont revêtu une importance considérable dans l’histoire religieuse et sociale de la chrétienté, et c’est donc à juste titre qu’ils sont vénérés. Ces confessions officielles de l’Église témoignent des remarquables efforts faits par les générations passées pour rendre compte de leur foi de la façon la plus intelligible possible, et elles ont éclairé le cheminement des fidèles durant des siècles. Cependant, même en supposant que les assertions avancées dans ces credo ont bénéficié d’une inspiration divine comme le magistère l’affirme, elles ne peuvent être que relatives dans la mesure où elles ont inévitablement été tributaires de la pensée, de la sensibilité et de l’histoire – notamment politique (9) – des milieux qui les ont conçues et énoncées. La vérité ne se laisse jamais appréhender dans des définitions qui la chosifient. Parce qu’elle ne peut s’entrevoir que dans la quête qu’elle suscite, il est indispensable de la rechercher sans cesse en se gardant de la figer. Pas plus que la Parole ne se réduit à l’Écriture, la foi ne correspond à une sédimentation de données dogmatiques. Les credo du passé jalonnent la recherche de Dieu à travers l’histoire, mais ils ne dispensent pas de la poursuivre et de la reformuler.
Dans le registre des grandes supplications traditionnelles de l’Église, la litanie des saints peut apporter un autre éclairage sur l’évolution de la prière liturgique et sur sa relativité. Elle a été indissociable de cérémonies aussi capitales en haut lieu que les ordinations assurant la reproduction de l’encadrement ecclésiastique, et à la base elle a ponctué les rogations destinées à conjurer le spectre terrible et longtemps omniprésent de la faim. Ne subsistent aujourd’hui du culte public des saints, en marge des solennités réservées aux plus éminents d’entre eux et des dévotions traditionalistes, guère davantage que des vestiges – les statues et les répertoires des calendriers. Plus personne ne peut raisonnablement adhérer aux croyances d’autrefois : les critères de la sainteté ont passablement varié, certains saints n’ont jamais existé, d’autres n’ont pas été aussi exemplaires que les hagiographes l’ont prétendu, et leur ancienne fonction d’intercesseurs plus ou moins rémunérés apparaît désormais indéfendable. Rêver de restaurer ce culte dans ses formes passées apparaît donc aberrant. Par contre, rappeler la solidarité des hommes dans leur quête de Dieu au sein de l’Église illustre toujours avec pertinence cette intuition majeure du christianisme appelée la communion des saints. Et en étendre la compréhension par delà les frontières ecclésiastiques, en englobant toute l'histoire des hommes à la faveur d’une christologie élargie, ouvrirait de nouveaux horizons (10).
Quelle est, dans une situation massivement déterminée par le conservatisme religieux, la portée des innovations ponctuelles intervenant dans les énoncés de la prière liturgique ? Tandis que les anciens credo servent toujours à affirmer solennellement la continuité historique de la foi, il n’est pas rare que soient proposés des credo actualisés prenant en compte divers progrès de la réflexion théologique et certaines des questions que se posent les croyants. De leur côté, les prières dites universelles offrent une marge de liberté permettant d'intégrer dans la liturgie les soucis et les espérances du temps présent. Et il serait injuste d’ignorer d'autres innovations également intervenues au cours des dernières décennies, car si le modèle formel de la liturgie n’a que fort peu évolué, la pratique s’est simplifiée et rénovée. Aussi importants soient-ils en apparence et du point de vue de l’expérience subjective, ces changements se révèlent cependant assez superficiels en fin de compte du point de vue sociologique. L’inertie propre aux institutions et les réticences des plus hautes autorités ecclésiastiques se conjuguent à leur encontre, en sorte qu’ils ne modifient que fort peu les conceptions dominantes et les rapports qu’elles déterminent. Les représentations concernant la divinité, celles ayant trait aux relations de Dieu avec les hommes, ou encore aux relations du clergé avec les fidèles, restent d’ordinaire calquées sur les schémas traditionnels, et le cadre général des célébrations demeure foncièrement inapproprié. L’environnement de ces innovations occulte et dissipe leur capacité novatrice.
En même temps que la prière émane de la religion, elle en assure la survie. Chaque confession a ses propres manières de prier, déterminées par les caractéristiques culturelles et sociales des milieux concernés, par la nature qu’elle prête à Dieu et par les rapports qui s’ensuivent entre les hommes – notamment entre les responsables religieux et les autres. À partir de là, chacune a tendance à sacraliser le cadre spécifique dans lequel elle se pense, se concrétise et se perpétue. Ne sont donc interchangeables – au niveau des institutions religieuses et strictement parlant – ni les noms de Dieu, ni les prières qui lui sont adressées, ni le langage et la gestuelle utilisés, ni même l’aménagement des lieux de prière. Au fur et à mesure qu’il se constitue, l’héritage que représentent les prières devient source et fondement des formes religieuses, doté d’une valeur de modèle intemporel couramment exclusive. C’est par la prière ainsi investie d’une fonction identitaire capitale que les religions se distinguent le plus manifestement les unes des autres, et qu’elles se reproduisent en grande partie. Toutes les religions connaissent de ce fait une tendance lourde au repli et au conservatisme. Quand elles se tournent vers l’extérieur, c’est le plus souvent pour séduire, conquérir et intégrer, et la liturgie est mobilisée à cette fin en même temps que les autres moyens disponibles (11).
S'agissant du christianisme, la créativité dont il a fait preuve dans le domaine liturgique a beaucoup contribué à la transmission du message évangélique, et même à la préservation de son caractère subversif face au monde et aux institutions ecclésiastiques. De fait, l’Église n’a jamais cessé de célébrer les doctrines affichées dans sa prédication et sa prière – prédilection divine pour les pauvres, identification de Dieu aux victimes des violences profanes et religieuses, invitation à pardonner toujours et sans réserve, à aimer jusqu’aux ennemis. Il est sans doute paradoxal et même scandaleux que le témoignage rendu à l’humilité de Dieu se soit couramment revêtu de richesse et de puissance, mais les béatitudes ont néanmoins traversé les siècles. Que le message évangélique ait été décrédibilisé par des errements sans nombre et par maintes trahisons peut être regretté, mais cela ne l’a pas invalidé. En sera-t-il toujours ainsi ? La transmission de ce message par le canal liturgique semble aujourd’hui sérieusement compromise. Bien plus qu’en d’autres temps, la liturgie se trouve en porte à faux par rapport au monde où elle intervient, et sa portée s’en trouve gravement diminuée. Dans la situation contemporaine de rupture et d’évolution accélérée, la fonction identitaire et conservatrice des cérémonies tend à l’emporter sur les fonctions de célébration et de témoignage de la foi, et l'effondrement de la pratique religieuse est lourde de conséquences.
Ce ne sont pas d’abord les incohérences que charrie le patrimoine composite des prières de l’Église qui font problème, ni même le décalage séparant les pratiques ecclésiales des idéaux proclamés – marques inévitables de l’histoire et de la nature humaine. Mais c’est le manque de discernement et l’obstination qui caractérisent l’injonction d’attribuer à ce patrimoine une valeur intemporelle et absolue alors que, constat incontournable, toutes les productions de l’humanité apparaissent désormais relatives (12). C’est le parti pris de sacraliser l’héritage liturgique et de vouloir l’imposer comme matrice de la religion, sans le rapporter à la culture et aux besoins actuels. Pour finir, l’Église se trouve engluée dans l’empilement des formules et des rites qui se sont superposés au cours des siècles, au point de se trouver quasiment incapable d’inventer des langages nouveaux porteurs d’une parole vivante. Tout en se fossilisant, la liturgie est devenue la partie maîtresse de la piété de l’Église, comme si l’homme existait pour elle et non l’inverse, et la rigidité liturgique tend à étouffer la créativité spirituelle du cœur comme de l'esprit. Que l’héritage reçu soit d’une valeur inestimable n’oblige nullement à le geler pour le conserver, mais renforce au contraire le devoir de le faire fructifier de nouveau et à nouveau. Le repli sur l’héritage peut rassurer les esprits timorés qui se protègent des changements par l’immobilisme et ses illusions, mais cette attitude nie les exigences d’une fidélité effective et obère l’avenir.
Le patrimoine liturgique est présenté comme d’autant plus intangible que ceux qui le gèrent considèrent la pétrification qu’il a subie au cours des deux millénaires écoulés comme sa meilleure protection contre l’érosion des temps modernes. Dans cette optique, le degré de perfection esthétique des célébrations en confirme le bien-fondé religieux et la valeur sociale, et ce critère s’oppose à tout changement en raison des risques de dérangement qui pourraient en résulter. Il existe à ce sujet un large et surprenant consensus dans les milieux conservateurs. Par piété et par habitude, les fidèles les plus assidus aux cultes demandent le maintien des cérémonies en usage, voire la restauration des pratiques cérémonielles d’autrefois. Les tenants de l’ordre social établi se félicitent de l’appui que leur apportent directement ou indirectement les formes coutumières de l’ordre religieux dès lors qu’elles sont coupées de leur capacité de subversion originelle. Et pour sa part, le magistère revient aux méthodes autoritaires pour imposer un retour aux usages du passé, estimant qu’elles offrent le rempart le plus sûr contre la débâcle religieuse et sociale actuelle. Les célébrations domestiques plus ou moins informelles de l’eucharistie sont désapprouvées, la messe en latin selon le rite tridentin est réintroduite, la communion distribuée en bouche est de nouveau préconisée, le confessionnal retrouve son usage, et de nombreuses dévotions délaissées après Vatican II sont remises à l’honneur.
Face à la fragilité et au risque de dispersion des fidèles, il paraît certes juste et sage que l’Église continue d'accompagner ceux-ci dans la voie où elle les a engagés. L’incertitude face à l’ampleur des changements nécessaires commande la prudence. Mais cela ne saurait justifier l’immobilisme de principe qui prévaut, car l’image que l’Église donne d’elle-même finit par témoigner contre le message qu’elle prétend apporter. Cette image ne peut désormais satisfaire que ceux qui se consolent avec les acquis du passé, les dirigeants dont elle conforte la position et les fidèles qui leur sont inconditionnellement soumis. Pour les autres croyants, qu’ils soient laïcs ou clercs, l’actuel regain de traditionalisme aggrave les ambiguïtés et les contradictions. Si le conservatisme permet de sauver temporairement les apparences, il conduit irréversiblement à la ruine. En haut lieu, le magistère demeure cependant si sûr de lui, en dépit de ses proclamations d’humilité et de l’effondrement de sa crédibilité, qu’il n’entend pas ceux qu’il prétend écouter, qu’il ne voit pas ceux qu’il déclare vouloir conduire vers la lumière, et qu’il n’a pas conscience de s’être lui-même embourbé sur le sentier qui mène vers cette lumière (13). Son autisme va jusqu’à recourir à une symbolique devenue incompréhensible, voire à une langue morte, pour afficher son identité. À force de se contenter de jouir des richesses spirituelles et matérielles accumulées et de ne s’intéresser prioritairement qu’à sa propre image, à sa propre influence et à sa propre survie, l’Église institutionnelle s’est coupée du monde – et même de son Dieu, diront certains.
Dans une conjoncture globalement aussi réactionnaire, comment un croyant adulte et libre dans sa foi peut-il assumer simultanément sa participation à la liturgie officielle, une vie spirituelle personnelle, et le témoignage que requiert de lui l’évangile dans le monde ? Jusqu’où peut-il rester solidaire de telle ou telle communauté quand elle lui impose des credo à contenu caduc, des supplications ou des louanges extravagantes, des dévotions visant à obtenir des satisfactions religieuses douteuses, ou des cérémonies archaïques à connotation identitaire inacceptable ? Les prières étant relatives comme tout ce qui est humain et les intentions l’emportant sur les discours, une grande tolérance est assurément de mise. Dans l'histoire individuelle ainsi que dans celle de l’humanité, chaque personne comme chaque communauté est réduite à prier avec les moyens symboliques et matériels à sa disposition, et la fraternité entre les croyants commande de participer à la prière des autres tant que peuvent être évitées l’idolâtrie, l’imposture et l'absurdité caractérisées. Nul ne peut se prévaloir de son propre génie ou de l’inventivité moderne pour mésestimer la prière d’autrui ou celle d’autrefois. Toutefois, l’ouverture et la charité elle-même ne s’accommodent pas de n’importe quoi, et il peut arriver que la conscience exige le retrait quand la prière officielle s’obstine à témoigner objectivement contre le Dieu dont elle se réclame.
Dieu s'est donné aux hommes et les a invités de se donner à leur tour en s'aimant les uns les autres, mais il ne leur a pas demandé de lui rendre un culte ou de s'immoler à lui comme à une divinité païenne (14). Aussi la liturgie ne peut-elle être conçue et mise en œuvre que pour les hommes, en tant que prolongement communautaire de la prière qui accompagne l'existence personnelle et collective dans le sillage de l'évangile. Chaque personne a d'abord besoin, pour vivre, d'une parole capable de la réjouir et de la fortifier, de la libérer de ce qui la coupe de la source de son être et de son environnement, d'une parole divinement humaine et humainement divine. Et c’est seulement par la suite qu’il lui sera éventuellement possible d'intérioriser les doctrines de l’Église et d'en partager au plan social les transpositions cérémonielles. Pour formuler sa prière, l’Église ne peut donc pas se contenter de reproduire des formes liturgiques idéales élaborées à l'écart des hommes, dans des monastères ou par un clergé formé selon des normes monastiques. Elle doit modestement se resituer par rapport aux aspirations, aux joies et aux souffrances communes, en assumant ses responsabilités au milieu des épreuves présentes. Avant de vouloir imposer des pratiques liturgiques dans le cadre d’institutions que beaucoup de nos contemporains ont tendance à repousser, la prière devra se réinventer en empruntant, dans l'incertitude et moyennant des tâtonnements, les chemins jalonnés par les besoins concrets et immédiats.
Exprimer le désir que l'homme porte au plus profond de son être est en principe la forme de prière la plus parfaite et qui seule est capable de vivifier la liturgie. Venant de Dieu, ce désir est confiance en la vie, aspiration à l’amour, attente de la plus haute révélation qui dit le bonheur d’être aimé et d’aimer. À l’opposé des envies de bien-être individuel, ce désir s’inscrit d’emblée dans la communion, car l’amour ne se réalise qu’en se donnant. La prière issue de ce désir porte la vie de son origine à son achèvement dans le cœur de chacun et en relation avec les autres, c'est-à-dire pour chaque personne et en communauté. Là est le lieu inaugural de la liturgie et le foyer de sa fécondité. La prière qui naît et se développe en ce lieu est eucharistie permanente, parole distribuée et pain rompu pour la vie du monde, offrande et sacrifice du corps universel du Christ et du nôtre. Don reçu pour être partagé et don de soi, elle est transfiguration du pain et du vin de nos repas quotidiens, ainsi que de l’ensemble des activités de chaque jour, afin que la vie l'emporte sur la solitude et la mort, afin que la Pâque de Dieu l’emporte sur nos calvaires et sur ceux de l’humanité. Telle est la voie qui s'offre aux croyants et à l'Église pour redonner du sens à l'existence humaine profondément malmenée par l'évolution en cours, pour retisser les liens qui se sont défaits et pour unir les hommes dans les combats spirituels et politiques à mener au nom de l'évangile.
Il est vrai que la liturgie classique continue, en dépit de ses inadéquations, à susciter la piété et le dévouement chez une multitude de croyants. L'Église peut évidemment s'en réjouir, mais que cela ne lui fasse pas oublier une réalité plus vaste. L’amour qui relève de Dieu et le service des hommes ne se confinent pas dans les institutions religieuses, et les valeurs christiques s’incarnent largement hors d’elles. C’est dans cet espace-là que bat le cœur de la véritable Église catholique – qui se définit par une universalité dépassant le catholicisme sociologique –, plutôt que dans les sanctuaires désertés ou lors des grand-messes à sensations prisées par des fidèles en mal d’identité fusionnelle, et par un clergé qui y trouve prestige et autorité. Pour tenter de revivre en renouant avec le monde, l’Église se trouve acculée à se dégager des liens qui l'entravent, à sortir de ses murs, à se dépouiller de son quant-à-soi pour être capable de reconnaître les autres tels qu’ils sont, avec leurs valeurs propres (15), pour collaborer sans préalables et sans arrière-pensées avec tous ceux qui travaillent à l'accomplissement de l’humanité. La respect de la liberté de conscience et du pluralisme religieux constitue, sur cette route, un impératif exigeant et incontournable, qui ne s’accommode pas des ententes intéressées et des dialogues superficiels à la mode (16). Chercher et servir Dieu implique pour l'Église de se mettre réellement en question, de renoncer au monopole de la vérité et au confort des habitudes établies, et de s’engager dans le monde.
La barrière qui sépare le sacré du profane dans les religions païennes a été brisée sur le Golgotha, le voile du Temple s’est déchiré pour toujours. Dieu habite désormais parmi les hommes, à raz de terre et à leur merci. C’est dans cette perspective qu’une liturgie renouvelée pourra, au lieu d’enfermer les fidèles dans un périmètre religieux factice et clos, ouvrir leur horizon sur les autres et sur Dieu. Mais cette liturgie reste largement à inventer, dans la fidélité à la parole reçue en même temps que dans le dévouement et la loyauté envers le monde présent. Pour faire advenir la terre et le ciel de demain, il est urgent de se fier, par delà les traductions et les commentaires qu'affectionne une théologie épuisée, à la vie qui poursuit son œuvre de création avec ou sans les institutions religieuses. « Tout est à repenser » avait déclaré Paul VI à la fin du concile Vatican II – n’en déplaise à Benoît XVI...
Jean-Marie Kohler
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(1) De nombreux objets liturgiques sont exposés dans les musées, et spécialement dans les Trésors des cathédrales et des églises. Mais beaucoup d’objets anciens et précieux - ou de modèle ancien et d'apparence précieuse - continuent à servir jusqu’à présent dans le cadre des cultes, au point de donner aux célébrations une tournure parfois archaïque ou démodée. Assimilée à l’authenticité, l’ancienneté est investie d’une fonction de légitimation religieuse totalement étrangère aux conceptions évangéliques. Et il en est de même pour le caractère précieux des accessoires liturgiques. (retour texte)
(2) Cette option n’est que méthodologique et ne comporte aucune intention de stigmatisation. Les observations critiques portant sur le décorum des cérémonies catholiques ne s’appliquent pas aux liturgies protestantes, mais nombre d’autres éléments de l’analyse proposée peuvent être transposés aisément. Il n’existe que peu de différences entre les deux confessions pour ce qui est des représentations majeures de Dieu. Et la domination de la chaire dans les temples signifie à sa façon une primauté abusive des cadres ecclésiastiques, fondée sur l’autorité que confère la maîtrise intellectuelle des Écritures identifiées à la Parole de Dieu. (retour texte)
(3) Le désir de se réaliser en tant qu'ego ne peut pas, à strictement parler, faire l’objet d’une prière. Prier exige, en se fiant à un au-delà du moi, de renoncer au moi égoïste pour obtenir un don qui grandit la personne en tant que lieu de relation et de partage de soi. (retour texte)
(4) Les funérailles de personnalités rendues célèbres par les médias sont particulièrement prisées pour organiser de grandes cérémonies amenant les dirigeants politiques dans les églises. En se manifestant ainsi à l’unisson de l’émotion publique, ces dirigeants associent leur image à celle des défunts que la société admire, et ils peuvent en escompter de substantiels bénéfices. De son côté, le clergé engrange le même type de crédit, doublé de celui que rapportent les relations avec les puissants. Il n’est pas rare qu'en plus l’Église récupère de cette manière, post mortem, des personnes qui ont été critiques à son égard et qu’elle a tenues en suspicion de leur vivant. On pourrait citer ici, entre autres, les obsèques de l’abbé Pierre et la messe de requiem de sœur Emmanuelle – le second de ces cultes ayant été célébré à Notre-Dame de Paris contre la volonté explicite de la religieuse. (retour texte)
(5) Si l’Église se montre aujourd’hui plutôt réticente à reconnaître les guérisons miraculeuses, cela ne la retient pas toujours d’encourager ses fidèles à demander de telles guérisons, à se livrer à diverses dévotions et à entreprendre des pèlerinages dans le but d’en obtenir éventuellement.
Pour ce qui est du sacrement des malades, une interview récente du cardinal primat des Gaules est symptomatique à plusieurs titres. Alors qu’il avait vivement recommandé ce sacrement à la radio, il rapporte qu’il a fallu l’intervention d’une fidèle de son diocèse pour que lui-même songe à en bénéficier avant une grave opération qu’il devait subir. Puis il précise avoir décidé – par souci d’exemplarité sans doute – que ce sacrement lui soit administré à l’occasion d’un culte public. Enfin, le commentaire qui accompagne ces révélations présente comme allant de soi la comparaison des guérisons miraculeuses opérées par Jésus avec celles que les croyants peuvent espérer à l’heure actuelle. On peut certes admettre que la foi reste capable de déplacer des montagnes, mais cela ne dispense pas de prendre en compte les changements intervenus dans l’environnement culturel et scientifique... (retour texte)
(6) En 2005, les catholiques du monde entier ont été invités à prier avec ferveur pour le rétablissement d’un vieux pape irrémédiablement agonisant, alors qu'il aurait sans doute mieux valu les préparer au travail du deuil et aider l’intéressé à quitter sereinement la scène plutôt – que de l’exposer... (retour texte)
(7) Le trône divin a lui-même été imaginé, il y a fort longtemps, sur le modèle du trône des rois. (retour texte)
(8) Le règne de Dieu invoqué était le règne eschatologique, le royaume que Dieu devait instaurer à la fin des temps alors considérée comme proche. Et la prière de ne pas succomber à la tentation et d’être délivré du mal renvoyait à la grande épreuve qui devait précéder le Jugement dernier et le retour glorieux du Messie. (retour texte)
(9) C’est sur l’ordre de l’empereur Constantin Ier qu’a été réuni le premier concile œcuménique en 325 à Nicée, afin de mettre fin aux innombrables querelles théologico-politiques qui divisaient alors les communautés chrétiennes, et pour contribuer à unifier l’empire en même temps que l’Église. Les pressions exercées sur les pères conciliaires à cette occasion n’ont pas seulement été religieuses... (retour texte)
(10) Les valeurs christiques ne sont pas l’apanage du christianisme historique. Celui-ci ne les a incarnées que d’une façon partielle et relative, et non pas d’une façon intégrale et parfaite qui s’imposerait universellement et à jamais. Il n’est nullement exclu que le christianisme revête, dans l’avenir, des visages assez inattendus en regard de ses formes passées et actuelles. (retour texte)
(11) Considérée comme très importante en pays de chrétienté, la magnificence des mises en scène liturgiques a également joué un rôle déterminant dans la propagation du christianisme dans certains pays de mission. (retour texte)
(12) Les sciences humaines sont bien entendu relatives elles aussi, et ne sauraient donc mener à des vérités pleines et définitives. Mais la mise en évidence de la relativité de toute production humaine – les théories régissant les sciences exactes y compris – peut cependant être considérée comme irréversible. (retour texte)
(13) La formation que les instances ecclésiastiques destinent aux laïcs est très révélatrice à cet égard : transmission, sous leur autorité, des savoirs religieux dont elles ont la maîtrise. Ne devraient-elles pas, au préalable, s’interroger sur la pertinence actuelle de ces savoirs, et organiser leur propre formation dans cette perspective – de manière à pouvoir réellement prendre leurs responsabilités face aux problèmes actuels du monde ? Dans des domaines aussi différents que la sexualité ou l'économie politique, entre autres, d'immenses progrès leur restent à faire pour atteindre un niveau de compétence honnête. (retour texte)
(14) Les prophètes de l'Ancien Testament avaient déjà proclamé, dès le VIIIème siècle avant Jésus-Christ, la suprématie de la droiture et de la justice sur le culte. Ainsi, dans Amos (5,21-24) : "Je hais, je méprise vos fêtes. Je n'ai que dégoût pour vos solennités. Quand vous m'offrez des holocaustes, je ne veux pas de vos oblations. Vos sacrifices de bêtes grasses, je ne les regarde pas. Éloigne de moi le bruit de tes cantiques, que je n'entende pas le son de tes harpes. Mais que le droit coule comme l'eau, et la justice comme un torrent qui ne tarit pas !"
D’après le Nouveau Testament, ce n'est que par l'amour de ses semblables que l'homme peut accéder à la connaissance de Dieu et participer ainsi à sa divinité. La première épître de Jean (4,12) l'exprime en ces termes : "Dieu, personne ne l'a jamais vu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour s’accomplit en nous." Et l'on notera que dans la description du Jugement dernier figurant dans l'évangile de Matthieu (25,31-46), Jésus ne fait pas la moindre allusion à la religion quand il énumère les critères qui seront retenus pour séparer les bons des méchants – ne seront pris en considération que les comportements intervenus envers les malheureux tenaillés par la faim, la soif, ou la nudité, envers les étrangers, les malades, et les prisonniers. (retour texte)
(15) L’Église reconnaît volontiers les valeurs qu’elle trouve chez les autres quand elle peut en attribuer la paternité à une influence du christianisme ou les définir comme christiques. Elle éprouve par contre une forte réticence à reconnaître que d’autres traditions ont pu être la source et le vecteur d'éminentes valeurs qui leur sont propres. (retour texte)
(16) Le rapprochement des religions peut être motivé par les meilleures intentions : par la volonté de mieux se comprendre, de se reconnaître réciproquement et de partager les richesses spirituelles des uns et des autres. Mais il n’est pas rare qu’il soit surtout motivé par des intérêts communs face aux dangers de l’heure : la sécularisation et ses conséquences, ou la montée de certains mouvements religieux concurrents par exemple. (retour texte)
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