Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue

Le christianisme face à une suprématie inédite de l’argent
Marchandisation du monde et subversion chrétienne

Les questions au menu de cette causerie sont cruciales, mais très complexes. J’espère que je ne vais pas ennuyer les uns en donnant l’impression d’enfoncer des portes ouvertes, et heurter les autres avec des analyses qui paraîtront trop abruptes. Pour montrer dans quelles impasses nous nous trouvons et essayer d’entrevoir des perspectives d’avenir, je propose une approche transversale des problèmes – socioéconomique et théologique. L’analyse portera principalement sur les tendances lourdes de l’évolution sociale et religieuse actuelle, déterminées par les structures et les idéologies dominantes. Elle ne prétend donc pas rendre pas compte de toutes les situations particulières, et il va sans dire qu’elle ne condamne absolument personne – nous faisons tous plus ou moins partie des catégories privilégiées dont je vais parler, il y a des gens riches exemplaires et même des prélats évangéliques...

Pour commencer, nous verrons que l’évolution en cours mène, en dépit des meilleures intentions habituellement affichées, vers une situation de plus en plus injuste et dangereuse. Ensuite, nous examinerons le discours et l’action des Églises face à l’iniquité, puis les causes de la dégradation de la crédibilité des instances ecclésiales. Pour terminer, nous nous interrogerons sur les conditions d’une incarnation de l’évangile dans l’environnement contemporain.

Pour écarter toute suspicion de passéisme ou de sympathie réactionnaire, je dirai d’abord que le progrès est foncièrement bénéfique. Expression de la créativité humaine, il est un don de Dieu. Il a affranchi l’homme de lourdes contraintes naturelles, lui a permis de diversifier et d’élargir son organisation sociale, ne cesse de l’enrichir aux plans intellectuel, artistique et spirituel, et il aide les humains à se rapprocher et à améliorer la gouvernance du monde. C’est au progrès que l’humanité doit la disparition des grandes famines qui la décimaient autrefois, l’éradication de diverses endémies et le relèvement généralisé du niveau de santé, la promotion des droits des personnes les plus vulnérables, la reconnaissance de l’égalité des sexes et des droits de l’enfant, la lutte contre l’analphabétisme, l’essor des communications et des transports, l’exploration de la matière – de l’infiniment petit aux confins du cosmos, etc. Ce n’est donc pas le progrès en tant que tel qui pose problème, c’est son utilisation.

Autre remarque préalable : il faut distinguer deux niveaux de lecture de la réalité qui, quoique légitimes l’un et l’autre, peuvent être contradictoires. Alors que l’analyse objective de l’évolution oblige à une critique sévère, notre vécu subjectif peut à juste titre nous paraître plutôt positif : les tendances lourdes et l’expérience immédiate ne coïncident pas forcément. Il est vrai que la plupart des hommes regrettent les injustices commises chez nous et ailleurs, condamnent l’exclusion et le racisme, se mobilisent pour y remédier, et se préoccupent de défendre le droit et la liberté. La religion suscite encore d’admirables engagements. Du haut en bas de l’échelle sociale, nombreuses sont les personnes qui se dépensent sans compter pour assumer leurs responsabilités. D’un bout à l’autre de l’échiquier politique, des militants se dévouent pour l’avènement d’un monde meilleur. De remarquables élans de solidarité interviennent pour secourir les victimes des catastrophes naturelles et des guerres, les ONG sont aussi actives que nombreuses, et les organismes nationaux et internationaux font un travail indispensable. La générosité existe encore, et cela doit nous réjouir. Se culpabiliser et se dénigrer systématiquement ne mène à rien, mais nos responsabilités dépassent ce niveau.

Ces deux mises au point étant faites, il nous faut maintenant essayer de comprendre comment fonctionne effectivement notre système social. Et d’abord, sur quels désirs et sur quelles suppositions il repose. Qui, dans notre société, ne projette pas de gagner plus, de remplacer sa cuisine ou son salon, son téléviseur ou sa voiture, de bénéficier de vacances plus longues ou plus extraordinaires ? Sur tous les continents, des centaines de millions d’hommes défavorisés rêvent de vivre comme nous, d’accéder à plus de confort, à l’eau courante et à l’électricité, à des soins médicaux de qualité, à des moyens de formation, de communication et de transport performants. Cela est compréhensible et fondé. En fait, l’humanité entière aspire à jouir des biens modernes, et la croissance de la production apparaît comme le « sésame ouvre-toi » de la société d’abondance.

Héritier d’une conception optimiste du progrès issue du judaïsme, de la pensée des Grecs et des Lumières, l’Occident croit que les acquis de sa civilisation ont une valeur absolue et universelle, et qu’ils ouvrent sur une évolution à la fois généralisable et illimitée. Tous les peuples de la terre auraient vocation à améliorer indéfiniment leurs niveaux de consommation grâce à un accroissement continu de la production. Pionnier d’un monde nouveau, l’homme veut désormais assurer le salut de l’humanité par les biens qu’il produit, et l’Occident s’emploie à propager systématiquement cette vision – par idéalisme pour une part, et pour renforcer son emprise commerciale et idéologique d’autre part. Est-ce réaliste ou ne s’agit-il que d’un leurre ? L’histoire nous enseigne que la voie du progrès n’est pas un long fleuve tranquille, car toute évolution est ambiguë et charrie des conséquences contraires.

Il est fréquent que le progrès engendre à peu près autant de nouveaux problèmes que les anciens problèmes qu’il permet de résoudre – et de plus grands parfois (ce n’est pas sans dommages d’ordre social et écologique que l’intensification de l’agriculture décuple la productivité, et l’atome peut servir au meilleur et au pire). Loin d’être aussi idyllique que le suggère l’idéologie productiviste, la croissance s’accompagne de nuisances, de pénuries, de tensions et de conflits. Au delà d’un certain seuil et en l’absence de précautions adéquates, ces retombées négatives risquent d’excéder les avantages des processus de croissance. Et le danger est d’autant plus grave que le progrès matériel n’implique pas un progrès équivalent au plan moral. Force est de constater que le monde n’a jamais été aussi riche qu’à présent au plan économique, mais qu’il n’a jamais compté autant de personnes défavorisées. Il n’a jamais été aussi puissant au plan technique, et aussi incapable de contrôler les conséquences de ses innovations dans ce domaine. Il n’a jamais été aussi savant au plan scientifique, et aussi dépourvu de connaissances transversales susceptibles de donner du sens à la vie. Il n’a jamais été aussi unifié, et aussi déchiré.

Ne serait-ce que pour des raisons écologiques, l’idée d’une croissance généralisable et illimitée n’est en réalité qu’un fantasme. Le globe terrestre constitue un système isolé dans le cosmos, et les ressources dont il dispose sont de ce fait limitées. Or, notre économie s’apparente de toute évidence à la rapine la plus irresponsable en détruisant les bases mêmes de la vie : elle pille les ressources sans se soucier des plus démunis, des générations à venir et de la nature qui est notre berceau et notre maison commune. Les énergies fossiles, les produits miniers, l’eau, et l’ensemble des matières premières, y compris les productions agricoles, sont largement dilapidées. La pollution de l’air, de la terre et des océans engendrée par cette économie prédatrice est telle qu’elle menace la survie de la planète – les écosystèmes sont fragiles et la biosphère enregistre d’ores et déjà des destructions irréversibles. Au plan social, c’est sur la masse des plus défavorisés que se répercutent le plus gravement ces préjudices.

La maximisation du profit qui est le moteur de cette croissance sauvage pervertit la société tout entière. Alors que l’argent a remarquablement servi l’humanité pendant plus de deux millénaires, favorisant les échanges de biens et d’idées, il se transforme aujourd’hui en un instrument d’asservissement à l’échelle de la planète. Devenue une force anonyme et aveugle échappant à tout contrôle, la finance congédie toute forme de transcendance pour devenir l’ultime maître de l’humanité, coiffant les instances politiques, morales et religieuses, et instaurant ainsi une forme de suprématie inédite dans l’histoire (« maître sans maître », selon une expression de Maurice Bellet). Ce n’est plus l’homme qui définit et utilise l’argent, c’est l’argent qui définit et utilise l’homme, qui fixe sa valeur et lui dicte ses comportements. L’ensemble des activités est passé sous son emprise : la production et le commerce des biens et des services, la vie politique (coût des campagnes électorales et corruption), les alliances et les guerres (influence des complexes pétrochimiques et militaro-industriels), l’urbanisation (concentration de la main d’œuvre et du marché), les transferts planifiés de populations et les migrations de travail, la recherche technologique et scientifique, les loisirs, et même les valeurs culturelles, morales et spirituelles. Cette évolution conduit à une véritable mutation de la société, voire de l’humanité elle-même.

L’économie réelle, celle des entreprises qui produisent les richesses dont vivent les hommes, est vampirisée par les spéculations financières d’une économie virtuelle qui ne vise que le profit à la faveur de manipulations souvent crapuleuses (subprimes, manœuvres frauduleuses de Goldman Sachs, cf. « Le triomphe de la cupidité » de Joseph Stiglitz). Plans de restructuration et délocalisations écrasent les personnes et les catégories sociales les plus vulnérables, et détruisent le tissu économique et social (désindustrialisation, délitement des solidarités). Les gains sont privatisés au profit des riches et les pertes sont socialisées au détriment des pauvres. Même les politiques scolaires et sanitaires sont soumises à des critères de rentabilité à court terme, et souvent privatisées à cette fin. Somme toute, le monde se réorganise de fond en comble au service de l’argent, sous la bannière de la liberté et de la démocratie, la première réduite au libre-échange (sophisme du « renard libre dans le poulailler libre ») et la seconde dévoyée par des manipulations financières et médiatiques.

Dans ce contexte, le progrès devient structurellement générateur d’inégalité et d’injustice. On ne peut plus croire, avec Adam Smith – le précurseur de la science économique moderne –, à la fameuse « main invisible » censée réguler l’économie de marché au bénéfice de tous, riches et pauvres confondus. Plus que jamais, l’argent se multiplie entre les mains de ceux qui le possèdent, en sorte que les riches deviennent de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux. Trustée par les lobbies financiers, une propagande puissante conditionne systématiquement l’opinion et entretient une idéologie totalitaire de la croissance présentée comme incontournable (pensée unique au service d’une société unidimensionnelle, cf. Herbert Marcuse, Viviane Forrester : « L’horreur économique »). Même les catégories sociales les plus pauvres sont prisonnières de ce système qui réussit à les rallier en façonnant par la publicité leurs aspirations individuelles en fonction des besoins du marché, en dissolvant leurs capacités critiques et les forces de contestation.

Dans les sociétés développées, la classe supérieure fait étalage d’un train de vie dispendieux – rémunérations élevées, primes diverses (stock options, parachutes dorés, retraites faramineuses), avantages en nature (logements, voitures de fonction, voyages). Tout ce que la société produit de meilleur en termes d’institutions et d’équipements est à son service et lui permet de se reproduire en tant que catégorie dirigeante – les réseaux de relations, l’organisation de la formation (du primaire aux Grandes Écoles), les structures de santé, les loisirs, etc. La classe moyenne profite également de la richesse disponible, mais dans une bien moindre mesure. Livrée à un marché dérégulé qui se soucie plus de la rentabilité à court terme des investissements que de la vie des hommes, cette classe est désormais confrontée à la précarité et tend à s’appauvrir. Quant aux faibles et aux pauvres, ils sont de trop dans ce système et sont repoussés à sa périphérie, survivant vaille que vaille avec des salaires médiocres et avec les diverses prestations sociales qui leur sont allouées pour les aider à se tenir tranquilles (chômage, familles nombreuses). Véritables abcès de fixation de la misère, les banlieues rappellent périodiquement ces dures réalités, mais les explosions urbaines sont vite oubliées.

La situation est beaucoup plus contrastée encore dans la plupart des pays du Sud où l’ancienne classe moyenne a été laminée par les politiques d’ajustement structurel entre autres (Fond monétaire international et Banque mondiale). Ces pays comptent désormais, grâce à ce qu’on appelle abusivement le « développement », des bourgeoisies locales prospères qui vivent des affaires et de la politique, en relation étroite avec les milieux occidentaux qui les ont fabriquées et qui les soutiennent au bénéfice des intérêts dominants. Les nouveaux riches se regroupent dans des quartiers plaisants, à l’abri des pauvres et dûment gardés (insécurité oblige), à proximité de grands commerces bien achalandés, avec d’immenses antennes paraboliques sur les toits des villas pour vivre au diapason de l’Occident. Leurs enfants sont scolarisés dans les meilleures écoles privées, et l’élite poursuit ses études à l’étranger. Leurs malades sont soignés dans des cliniques pareillement privées, sur place ou dans les pays du Nord.

Á l’opposé des beaux quartiers, les bidonvilles des grandes mégapoles du Sud sont en expansion constante et connaissent une misère matérielle et morale sans rapport avec la pauvreté qui était habituelle dans ces sociétés – et qui y était traditionnellement assumée, voire valorisée au nom de la solidarité. Ces villes grouillent de gens qui survivent d’une économie souterraine de misère – exploitation des ordures, prostitution (aggravée par le tourisme), drogue, trafics divers et banditisme. Ils s’entassent dans des ghettos livrés à leur sort, le long d’égouts à ciel ouvert, souvent sans eau courante ni électricité depuis que les services publics ont été privatisés pour desservir les quartiers solvables, sans écoles et sans postes de santé convenables. La menace des révoltes de la faim y est constante.

Quant aux populations rurales que l’on pourrait croire épargnées, elles se désagrègent et se paupérisent au contact de l’économie de marché et des modes de vie urbains qui se répandent partout. L’agriculture de subsistance s’effondre, bousculée par l’introduction de techniques nouvelles et coûteuses qui sont inaccessibles aux cultivateurs démunis (intrants, mécanisation), concurrencée par des investissements extérieurs (plantations industrielles, périmètres irrigués) et par des importations à bas prix de produits subventionnés dans les pays avancés (céréales, poulets), voire ruinée par les fluctuations des cours mondiaux des productions de rente (café, cacao, arachide, coton). Expulsés du système de production traditionnel, les ruraux pauvres refluent vers les villes où ils ne trouvent pas d’emplois, ou seulement des emplois occasionnels mal rémunérés. Une partie de ces déracinés, attirés par les images alléchantes que déversent nos satellites et notre publicité, migreront vers nos eldorados – dans les conditions et pour le sort que nous savons.

Ces inégalités ne sont pas seulement injustes, elles sont chargées des plus graves dangers. Les richesses disponibles étant toujours limitées, la minorité des privilégiés ne peut sauvegarder ses avantages qu’en maintenant la masse des pauvres dans leur état. L’exclusion des défavorisés s’avère ainsi structurellement nécessaire à la survie de l’ordre établi au profit des nantis. Mais, ce n’est pas pour autant que cette exclusion est acceptée par les pauvres. Profondément frustrés, ceux-ci finissent inévitablement par transformer leur amertume en haine. C’est là et non pas ailleurs – dans telle civilisation, telle religion, ou telle race – que s’enracinent les révoltes, le terrorisme et les guerres qui ensanglantent le monde en plus des conflits qui opposent les puissants et leurs intérêts par pauvres interposés (comme en République démocratique du Congo par exemple).

Recourir à la violence ne se commet jamais impunément, car la violence appelle la violence et elle détruit ceux qui la pratiquent en même temps que ceux qui la subissent (la torture en fournit la meilleure illustration, y compris à Guantanamo – n’en déplaise à M. Dick Cheney). Il se met ainsi en place un cercle infernal. La répression de la révolte des démunis suscite de nouvelles révoltes, et le terrorisme d’État alimente le terrorisme des exclus – servant la stratégie des extrémistes de part et d’autre. Pour en sortir, il ne suffit pas de sévir de plus en plus fort comme cela est généralement préconisé par les dominants, mais il faut d’urgence soigner en profondeur la plaie qui est à l’origine des conflits – à savoir l’iniquité. La répression seule ne peut qu’envenimer cette plaie, accroître la haine et la brutalité, et gangrener les sociétés qui s’y livrent.

Personne ne sait où mènera cette fuite en avant qui emporte le monde hors de toute régulation politique ou éthique. Grosso modo, quatre sortes de morts nous guettent : la perte des valeurs constitutives de l’homme sous l’effet de la mutation induite par la marchandisation, l’étouffement par la pollution que produit le productivisme (réchauffement climatique), un accident d’ordre technologique (par exemple nucléaire), ou une initiative criminelle (du genre terrorisme chimique, bactériologique ou nucléaire). L’humanité entière se trouve au pied du mur, acculée à prendre conscience du désastre qui menace, à se rebeller contre l’inacceptable fatalité. Il est vrai que les hommes ont déjà surmonté maintes crises au cours de leur longue histoire, mais les dangers actuels sont sans précédent en raison du saut technologique qui a entraîné une contraction de l’espace géopolitique, une accélération de l’histoire, et l’accumulation d’un gigantesque potentiel de destruction. Pour ne pas périr, il faut créer du neuf. L’altermondialisme – qui a ses premières racines dans la tradition judéo-chrétienne – permet d’espérer un nouvel avenir pour l’homme, mais rien n’est acquis et il ne faut pas se cacher que de rudes combats seront nécessaires. C’est David contre Goliath.

En principe, les Églises ont de tout temps défendu la cause des faibles et des pauvres contre ceux qui les exploitaient et les opprimaient (cf. « L’avenir de la terre ne tombera pas du ciel » de Pierre Vilain). Cette position est ancrée dans trois convictions fondatrices issues de la Bible. D’une part, les richesses de la création constituent un bien commun de l’humanité avant d’appartenir à qui que ce soit. Ensuite, toute personne doit être traitée en tant qu’être créé à l’image de Dieu et habité par lui, et tous les hommes sont de ce fait appelés à se considérer comme des frères. Enfin, à travers le Christ, Dieu s’est préférentiellement identifié aux victimes de l’injustice, Jésus allant jusqu’à retenir comme ultime critère du Jugement dernier le comportement adopté à l’égard des malheureux. Absolument essentielles, ces trois convictions n’ont jamais été perdues de vue par les Églises, même aux pires moments de leur histoire, mais leur portée subversive s’est sérieusement érodée au fil des siècles.

Face au capitalisme, les Églises ont toujours rappelé la primauté de l’homme sur l’argent. La recherche du profit ne peut en aucun cas justifier le mépris et l’assujettissement des plus faibles, car le respect de l’inaliénable dignité humaine et le respect de la justice sociale s’imposent partout et toujours sans exception aucune. Malgré la connivence entretenue entre l’Église catholique et les puissances d’argent, les grandes encycliques sociales n’ont pas hésité à dénoncer les pratiques condamnables du capitalisme, et le protestantisme social a fait de même – « Rerum novarum » de Léon XIII en 1891, Wilfrid Monod, Élie Gounelle, etc. À l’heure actuelle, les Églises interviennent régulièrement contre la marchandisation des relations humaines, et notamment contre les innovations technologiques qui n’obéissent qu’à l’appât du gain au mépris de l’homme.

Face aux politiques de domination coloniale, les Églises ont fini par prendre conscience de l’injustice infligée aux pays exploités et opprimés. Après avoir longtemps pris une part active, sous couvert d’évangélisation, à l’esclavagisme, aux conquêtes et aux répressions indûment justifiées par la propagation de la civilisation occidentale ou par la lutte contre le communisme, les plus progressistes d’entre elles ont encouragé la mise en place de processus de libération. Au cours des dernières décennies, la plupart des instances religieuses ont réclamé d’une même voix l’allègement ou l’abolition de la dette des nations les plus pauvres, la mise en œuvre de politiques d’aide au développement réellement désintéressées, la protection des peuples et des cultures minoritaires. Dans les années soixante, sous l’impulsion de Jean XXIII, l’Église catholique a même annoncé urbi et orbi vouloir se convertir en Église servante et pauvre aux côtés des plus démunis.

Si nous passons maintenant des discours aux pratiques, il faut reconnaître que les Églises ont continûment assumé, avec un dévouement souvent exemplaire, un rôle de tout premier plan dans le domaine de l’aide apportée aux pauvres – œuvres caritatives et hospitalières, et œuvres scolaires en particulier. Les fondations sociales du grand patronat chrétien d’autrefois devaient, en principe, s’inscrire dans la même tradition de charité et de promotion humaine. Et aujourd’hui encore, les Églises assurent des secours aux plus démunis, intervenant en faveur des chômeurs, des sans-logis, des immigrés, des sans-papiers, et de bien d’autres catégories d’exclus. Partout dans le monde, elles soutiennent des initiatives de charité ou de développement. Mais pourquoi ces déclarations et ces actions des plus louables n’ont-elles pas eu, et n’ont-elles toujours pas plus d’impact ? Pourquoi tant de militants qui doivent leur générosité et leurs convictions sociales ou politiques au christianisme se sont-ils éloignés des Églises, jusqu’à les combattre parfois ?

Le problème est complexe, mais une première évidence s’impose. La post-modernité a fait son deuil des grandes certitudes du passé, et nos contemporains sont plus sensibles aux actes qu’aux discours (respect unanime pour Martin Luther King, Oscar Romero, Helder Camara, mère Teresa, abbé Pierre, sœur Emmanuelle). Le témoignage des engagements concrets au service des hommes leur parlent plus que les vérités doctrinales proclamées du haut des chaires par des autorités religieuses peu engagées personnellement et collectivement, voire compromises, et de ce fait marginalisées. Il s’en suit – dramatique mais inéluctable conséquence – que les Églises apparaissent désormais peu crédibles quand, dépassant le domaine de la moralité commune où elles se complaisent d’ordinaire, elles prêchent les valeurs spécifiquement chrétiennes qui se situent à l’opposé des valeurs du monde – quand elles prêchent la subversion évangélique des paraboles ou du Magnificat. Que signifie le verset « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles » lorsque les grands de ce monde et de l’Église le chantent en chœur et en grande pompe à la cathédrale de Paris pour conforter réciproquement leurs positions ?

En réalité, c’est depuis longtemps – depuis l’empereur Constantin, au IVème siècle – que les Églises sont solidaires des pouvoirs dominants, qu’elles les soutiennent tout en condamnant parfois leurs agissements. Même là où elles sont devenues pauvres, elles restent fréquemment perçues comme ayant toujours partie liée avec les classes dirigeantes. La plupart de leurs cadres étant venus de ces milieux, elles ont eu tendance à en adopter les valeurs. Mais surtout, ayant recouru durant des siècles à l’appui des puissants pour propager la foi et assurer le contrôle social de leurs fidèles, c’est dans le sillage de ce passé que les Églises se maintiennent, et c'est de là qu'elles détiennent aujourd’hui encore en grande partie leurs biens, leur prestige et leur influence. Les funérailles solennelles de l’abbé Pierre et de sœur Emmanuelle à Notre-Dame, contre la volonté explicitement formulée par cette dernière, ont bien illustré ces liens douteux – fastueuse récupération post mortem mise en scène de concert par les autorités religieuses et politiques.

D’où, d’innombrables et graves contradictions. Alors que les Églises préconisent la pauvreté, elles prétendent devoir disposer de biens importants pour célébrer la gloire de Dieu (a-t-il vraiment besoin de cela ?) – que de sanctuaires ont été érigés au prix des larmes, du pain et du sang des indigents, mis à contribution par les puissants et le clergé ! Pour aider les pauvres comme pour propager la foi, pour financer leurs œuvres caritatives et missionnaires, les Églises ont toujours estimé devoir s’allier aux riches afin de bénéficier de leurs dons. Bien qu’elles condamnent les stratégies de pouvoir, elles n’ont jamais cessé et ne cessent pas d’y recourir. Leur honorabilité aux yeux des puissants et les avantages qui s’y attachent leur importent plus que le témoignage évangélique qu’elles pourraient apporter en rejoignant effectivement les humbles selon leur vocation. Enfin, les Églises continuent de se préoccuper plus de leur survie institutionnelle et de leur pouvoir social que d’incarner le message subversif qui est leur première raison d’être. Somme toute, les Églises sont disposées à intervenir en faveur des pauvres par des discours et en exerçant la charité, mais elles s’abstiennent avec circonspection d’épouser effectivement leur cause face aux catégories dominantes.

Les exemples concrets illustrant ces contradictions abondent. Peut-on oublier que les fondations charitables d’autrefois devaient aussi servir la bonne conscience, la gloire et les intérêts spécifiques (financiers entre autres) des donateurs, et surtout qu’elles ne restituaient aux indigents qu’une partie minime des revenus dont ils étaient spoliés par ceux qui exploitaient leur travail (charité faite aux ouvriers avec l’argent prélevé sur leurs salaires) ? Que d’écoles et de cliniques confessionnelles fondées pour les pauvres se sont progressivement converties au service des riches, et défendent à présent âprement leurs propres intérêts et ceux de leur clientèle – sous couvert d’excellence scolaire ou médicale ! En même temps que l’Église catholique se proclamait proche des catégories défavorisées, elle a interdit les prêtres ouvriers à la demande expresse des tenants de l’ordre économique et politique établi. Et c’est sous la pression des classes possédantes et des dictatures militaires que cette même Église a étouffé le mouvement des communautés de base issues de la théologie de la libération en Amérique latine.

À l’hypothèque sociopolitique s’ajoute un handicap de nature plutôt doctrinale ou théologique. Un double paradoxe nous interroge ici. Alors que la pratique religieuse s’effondre et que les croyances traditionnelles s’effritent, non seulement le grand public continue à considérer que les Églises sont avant tout chargées d’organiser des cérémonies et de transmettre des doctrines communément perçues comme désuètes, mais les Églises elles-mêmes continuent obstinément à se conformer à ce modèle qui illustre l’inanité de leurs fonctions sociales dans le contexte actuel. En d’autres termes : les cultes, on n’y va plus ; les doctrines, on n’y croit plus ; mais on demande que cela continue ; et les Églises ne voient pas d’autre avenir pour elles. S’agit-il là de l’essentiel, ou ne faudrait-il pas relativiser certaines formes dépassées du christianisme, centrées sur les rituels et sur une conception obsolète de l’orthodoxie ?

Quelle est donc l’image de Dieu que les Églises répandent à travers les cultes ? Contrairement à celle souvent renvoyée par les cantiques, les prières, les sermons et les rites, le Dieu de Jésus-Christ n’est pas un monarque tout-puissant avide de reconnaissance et de gloire, exigeant d’être loué comme les dieux des religions païennes, et d’être obéi au doigt et à l’œil par des fidèles soumis. Et il n’est pas davantage le Dieu des sages et des philosophes, dispensateur de doctrines morales et métaphysiques, même si le christianisme s’est encombré de telles doctrines comme les autres religions. De la genèse à l’apocalypse, le Dieu biblique est la Parole qui libère l’humanité de tous les asservissements et de toutes les idolâtries selon le paradigme de l’Exode. L’homme n’est plus l’esclave des dieux, les servitudes religieuses sont abolies, le voile du Temple séparant le sacré du profane s’est définitivement déchiré au moment de la mort du Christ (au grand dam des Églises qui restent obnubilées par sa restauration). Ayant pris chair, le Dieu transcendant de la Bible s’est révélé comme l’humble parole qui pardonne et relève, qui guérit et rend la vie, qui partage le pain et le vin pour s’incarner dans l’humanité et la rendre divine, qui accomplit à ras de terre les miracles humainement impossibles de l’amour face au mensonge et à la haine. Mais, est-ce bien de ce Dieu-là que les chrétiens témoignent dans leurs cérémonies ?

Un détour par l’Ancien Testament peut nous alerter. Malgré l'importance primordiale du Temple dans le judaïsme ancien, c’est avec une incroyable véhémence que le culte a été condamné par les prophètes d’Israël quand il prenait le pas sur la justice. « Cessez de m’importuner avec vos offrandes, car – parole de Yahvé – vos sacrifices me répugnent, votre religion me dégoûte, ont répété Amos et Isaïe en des termes à peu près semblables. Je ne supporte plus vos fêtes et vos pèlerinages. Quand vous étendez vos mains pour vos prières, je détourne les yeux et je ne vous écoute pas. Éloignez de moi le brouhaha de vos cantiques et le tintamarre de vos harpes... Ce que je veux, c’est le droit et la justice. » Le matériel cultuel a certes changé : il n’y a plus de sacrifices sanglants, l’odeur écœurante des graisses brûlées est remplacée par celle plus agréable de l’encens, aux harpes s’est substitué l’orgue (sublime au point de devenir quasi indispensable au culte protestant), les ustensiles et les vêtements liturgiques ont été renouvelés (calices et ostensoirs, chasubles ou robes universitaires, mitres et crosses). Mais que de similitudes par ailleurs ! Qui, dès lors, peut dire ce que Dieu pense de nos cultes chrétiens, de nos grands-messes et de nos pèlerinages, quand ils confortent un ordre social qui écrase les faibles et les pauvres à travers le monde – au su et au vu de nous tous –, et ce de façon bien plus atroce qu’à l’époque d’Amos et d’Isaïe ? Nos prières universelles suffisent-elles à changer la donne, ou ne servent-elles qu’à donner le change, alibis commodes pour offrir bonne conscience à bon compte ? Suffira-t-il de supprimer quelques dorures ou boursouflures baroques ?

Je relèverai ici que Jésus a complètement omis de mentionner la pratique religieuse quand il a énuméré les critères qui présideront au Jugement dernier, ne retenant que les secours apportés aux affamés, aux prisonniers, aux étrangers. Or personne n’osera affirmer que ce n’était qu’un oubli de sa part. Rien n’indique qu’il ait lui-même offert un seul sacrifice au Temple, mais on sait par contre qu’il a ouvertement fréquenté des hommes et des femmes rejetés par la religion officielle. Proclamant constamment sa prédilection pour les humbles et les exclus – sans ménager les prêtres, les docteurs de la Loi et les pharisiens qui étaient des pratiquants exemplaires –, il a repris cette citation d’Osée : « C’est la miséricorde que je veux, et non pas les sacrifices », et il n’a pas hésité à affirmer qu’il est « plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche de rentrer dans le Royaume des cieux ». Le culte et les doctrines passeront, l’amour seul demeurera (hymne à la charité de l’apôtre Paul).

Alors ? Il ne s’agit évidemment pas de renoncer aux célébrations et à la théologie pour transformer les Églises en succursales de l’humanitaire, car c’est par elles que la Parole nous a été transmise et il faut se garder de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Mais ce qu’il faut d’urgence, c’est retrouver la créativité et la radicalité fondatrices du christianisme, c’est libérer les formidables potentialités de la foi et de l’espérance emprisonnées dans une gangue bimillénaire de sédiments. L’évangile apparaîtrait d’une actualité éblouissante et d’une force à déplacer les montagnes si, dégagé des discours usés et des alliances suspectes qui l’ont édulcoré, il annonçait effectivement, par la bouche et par l’action de témoins engagés et crédibles, la subversion que le christianisme naissant a opposé aux valeurs du monde. Un message incroyable : le service et l’humilité l’emportent sur la puissance et la gloire dont les grands de ce monde et des Églises sont si friands ; tous les hommes, absolument tous, sont égaux devant Dieu ; les ouvriers de la dernière heure seront payés comme ceux de la première ; et les plus petits seront les plus grands dans le Royaume où la pierre rejetée servira de pierre d’angle.

C’est seulement à travers ces vérités-là que le christianisme pourra renaître. Loin d’être pessimiste, ce constat est foncièrement optimiste : chargé d’un espérance que rien ne rebute, mais qui assume les exigences de la lucidité à l’opposé de l’optimisme superficiel et béat trop souvent assimilé à la foi pour infantiliser les fidèles. Pendant que la crise et la peur du changement rigidifient en surface cette religion qui se crispe sur son passé, la foi chrétienne peut se transformer en profondeur. Accompagner cette métamorphose s’offre comme une des aventures les plus passionnantes du temps présent – avec les Églises dans la mesure du possible, malgré elles si nécessaire. L’espérance du Royaume de Dieu n’est pas une utopie pour donner à rêver du paradis, elle vise à changer le monde. D’où la question qui suit, absolument décisive dans le cadre de cette causerie : est-il absurde d’imaginer que la foi chrétienne pourrait de nouveau bouleverser la planète – comme la proclamation paulinienne de l’égalité entre les hommes a révolutionné le monde antique – si elle faisait de la justice dans le monde sa pierre de touche ?

La société de consommation somme ses membres de consommer – c’est la première condition de sa survie. Elle nous somme de festoyer en ignorant que le marché où règne l’abondance recouvre une immense cave remplie d’affamés, de prisonniers, de suppliciés et de cadavres. Ce souterrain est si sordide qu’il est inconvenant d’en parler – les esprits chagrins devraient savoir, dit-on, « qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, que ça ira mieux demain, et que – de toute façon – on ne peut rien contre la fatalité ». Mais pour l’évangile, tous les hommes, dans quelque civilisation ou religion que ce soit jusqu’au bout de la terre, sont pareillement aimés par Dieu, tout de suite et sans condition préalable. Il n’existe ni sous-hommes ni fatalité. Le Christ est présent en tout ce qui est humain, et plus particulièrement dans l’humanité rejetée : il souffre et agonise partout où l’homme souffre et agonise. C’est là où gît l’humanité humiliée et piétinée que s’offre le visage du Dieu qui a gravi le Golgotha.

Contre notre raison et contre toute raison, le Dieu des chrétiens s’est positionné du côté des victimes. Telle est sa spécificité : à la différence de tous les dieux antérieurs comme de tous ceux qui ont surgi depuis, le Dieu crucifié des chrétiens – « scandale pour les juifs et folie pour les païens » (cela se comprend) – est d’abord solidaire des hommes qui subissent la violence. Quelles que soient les « bonnes raisons » avancées par les justiciers et les bourreaux, qui ont toujours d’excellentes raisons et aiment à se réclamer de la volonté divine, ce Dieu ne se tient pas du côté de l’ordre social qui pratique la brutalité. Il faut inéluctablement en conclure que les haines et les violences engendrées par l’iniquité sont d’abord imputables à ceux qui entretiennent l’iniquité à leur profit, et non pas d’abord à ceux qui la subissent. Ce jugement oblige à accepter les pauvres tels qu’ils sont, sans prendre en considération les mérites ou les torts que la société leur attribue, à se faire proche d’eux, à partager leurs souffrances et à se mobiliser pour les en délivrer autant que possible.

Ce ne sont donc pas seulement les « bons pauvres » qui doivent nous émouvoir et nous préoccuper, ceux qui sont tels que nous les aimons, reconnaissants de nos bienfaits et méritants. Mais ce sont aussi et surtout les autres, ceux qui sont devenus nos adversaires, voire nos ennemis : la marée montante de ceux qui sont devenus vindicatifs et violents à force de subir l’injustice et la brutalité, la masse menaçante de ceux qui veulent prendre de force les biens que notre société de consommation leur fait miroiter sans pudeur tout en les leur refusant. Dans nos banlieues comme sous les tropiques, ces pauvres-là sont eux aussi des frères en humanité et, avant d’être des adversaires, ils sont des victimes qui ont droit à la justice. Une exigence bien difficile à accepter, et encore plus délicate à mettre en œuvre dans le respect des uns et des autres. Prendre toute la mesure de ces vérités évangéliques oblige à combattre l’ordre établi dès lors que ses fondements et ses agissements sont injustes, avant de condamner et de combattre ceux qui s’en prennent à cet ordre qui les méprise et les écrase.

Combattre l’iniquité sans concession, mais en se gardant des espoirs fallacieux – il n’y aura pas de grand soir avant la fin du monde. Toutes les initiatives humaines comportant leur lot de pesanteurs et de contradictions, il n’existe pas, face à l’iniquité, de modèle parfaitement équitable. L’évangile n’apporte aucune solution toute faite et définitive aux problèmes de la planète. Cependant, il balise de la façon la plus pertinente, aujourd’hui comme hier, un sentier de crête permettant d’avancer vers la justice. La voie proposée est à la fois très modeste et d’une exigence infinie : elle préconise dans un même mouvement une radicale conversion personnelle et une participation résolue à l’édification d’une société plus juste et plus fraternelle. Une double démarche qui s’impose en dépit du mal qui, inévitablement présent et agissant, ne peut jamais servir d’excuse à l’inaction ou à la démission. Chacun doit œuvrer à son niveau et selon ses moyens en coopérant avec tous, en admettant que le travail à entreprendre est long, difficile, et sans garantie de réussite. Mais quels que soient les erreurs et les échecs, il nous a été promis que chaque pas effectué dans la bonne direction contribuera à faire avancer le monde – « Ce que vous aurez fait au plus petit d’entres les miens, c’est à moi que vous l’aurez fait ».

Loin des identités de façade à la mode (genre people), l’évangile propose une solide et sublime identité qui donne accès à une joie imprenable et au plein accomplissement de chaque être. Mais, pour commencer, il oblige à renoncer à l’égocentrisme et au culte du moi qu’exalte la hiérarchie des valeurs du système marchand, à renoncer à l’ego hypertrophié que ce système pousse à se livrer corps et âme à une recherche compulsive de l’épanouissement individuel, du bien-être et du confort à tout prix, moyennant mille thérapies psy et autres, et mille garanties juridiques (que de publicité à cette fin !). Or seul le détachement permet d’échapper aux désillusions permanentes de la quête obsessionnelle du bonheur, et à la solitude mortelle du narcissisme qui enferme et pervertit les individus dans notre société. La sauvegarde des valeurs humaines passe par la relation et le partage, par le respect réciproque et la solidarité, par le sacrifice pour autrui, et par l’acceptation de la finitude personnelle et commune. Travailler plus pour partager plus... (qui trouvera une proposition plus saugrenue aux yeux de nos contemporains, alors que ce choix a balisé les chemins de l’humanité durant des millénaires ?)

Le sermon sur la montagne nous invite à vivre pauvrement et à aimer la vertu de pauvreté. Cela peut paraître désuet dans une société qui culpabilise ceux qui ne consomment pas assez et qui glorifie les cyniques avides de richesses. Mais le fait que les béatitudes demeurent un des textes bibliques les plus demandés aujourd’hui pour les mariages et les funérailles révèle une aspiration spirituelle vivace malgré le matérialisme ambiant. Alors, pourquoi les chrétiens ne répondraient-ils pas avec inventivité et bonheur à cette attente ? La lucidité et la responsabilité nous invitent désormais à promouvoir une éthique valorisant la frugalité et la mesure, au prix d’une réduction drastique de la consommation partout où elle est excessive. Il est urgent de nous libérer de la dépendance où nous nous trouvons par rapport aux productions qui se renouvellent et se multiplient au point de nous engloutir et de détruire notre environnement. Et surtout, il est urgent de nous libérer des pressions qui déterminent notre identité et nos rapports sociaux à partir des besoins du système marchand.

Affirmer que les richesses appartiennent à l’ensemble de l’humanité ne se limite pas une belle et vaine formule. Étant donné que la terre peut nourrir tous les humains à l’heure actuelle, il y a non-assistance à personne en danger, violence entraînant la mort chaque fois qu’un être souffre ou meurt parce que d’autres ne respectent pas la part de biens et de vie qui lui revient. Qu’il n’y ait pas intention de donner la mort ne dissipe pas le drame et ne suffit pas à absoudre. Cela signifie entre autres que la propriété privée, ordinairement considérée comme un pilier majeur de l’ordre social, n’a pas le caractère sacro-saint qu’on lui prête et qu’elle ne peut se justifier, comme toute autre richesse, qu’en étant subordonnée au bien commun. Tout ce qui est accumulé en excès à des fins particulières – par quiconque et par quelque institution que ce soit (y compris les Églises bien entendu) – est par conséquent à considérer comme enlevé aux hommes qui vivent dans le dénuement, comme le produit d’une spoliation objective des pauvres. La légalité de la propriété n’y change rien, que celle-ci soit héritée, acquise par le travail ou par l’épargne : notre responsabilité est bel et bien toujours engagée.

Et qu’on ne se trompe pas sur la charité. Partager ne consiste pas simplement à céder des surplus, ce dont on peut se passer sans peine, mais oblige à mettre en commun ce dont les uns et les autres ont besoin pour vivre ensemble sereinement. « Le partage enrichit » aiment à répéter les Églises pour encourager les donateurs – elles ont raison –, mais il faut aussitôt ajouter que le véritable partage oblige d’abord les nantis à se priver. Sauf à se payer de mots, une répartition équitable des richesses exige une baisse de leur niveau de vie, et personne ne peut se justifier en arguant qu’il existe plus nanti que lui (Bill Gates lui-même n’est plus l’homme le plus riche de la planète)... Le fait de posséder de l’argent n’autorise pas à en faire ce que l’on veut, car l’argent est une affaire de vie et de mort avant d’être la propriété de son possesseur. Dans un pays où l’on considère comme un sport national de se soustraire à l’imposition quand ce n’est pas de frauder, où l’argent public et les subventions sont souvent comptés comme de l’argent qui ne coûte rien à personne, bien des examens de conscience s’imposent – et ce même pour la gestion des fonds paroissiaux (définir les priorités) !

Refuser la dictature de l’argent comme le prescrit l’évangile oblige à s’opposer résolument à la fuite en avant irresponsable du système techno-économique actuel. Car, en privilégiant les profits futurs principalement destinés à des minorités, cette fuite en avant méconnaît les besoins vitaux du monde présent. Elle minimise les effets pervers d’une course effrénée et sans fin aux performances, excessivement onéreuse au regard des urgences immédiates. Cela concerne tous les domaines – des sciences aux loisirs en passant par le quotidien. Est-il certain que telle ou telle priorité de la recherche médicale relève plus de besoins réels que des profits financiers qui en sont attendus, et que la recherche sur le paludisme par exemple n’est pas négligée faute de rentabilité ? La dernière invention électronique nous est-elle vraiment indispensable ? L’obsession de pouvoir se déplacer de plus en plus vite peut faire rêver, mais est-elle défendable au vu de son coût et de ses implications sociales et écologiques ? Je ne parlerai pas des extravagants projets d’escapades touristiques dans l’espace... Mais à un niveau plus banal, l’engouement des gens aisés pour le grand tourisme mériterait sans doute un examen critique quand les capitaux consommés et les dommages collatéraux de cette activité excédent de loin les retombées positives qui peuvent en être escomptées.

Enfin, ces observations mènent à insister sur le caractère incontournable et impératif du combat politique. Que Jésus et le christianisme primitif ne se soient pas engagés dans cette direction s’explique par leur croyance à l’imminence de la fin du monde, mais cela ne dispense pas d’honorer les prescriptions évangéliques au service de la vie qui se poursuit. La légalité ne garantissant pas la justice et celle-ci pouvant obliger à braver la loi (« la force injuste de la loi » selon une expression de François Mitterrand), ce n’est jamais une sinécure de militer pour la justice et les droits de l’homme, contre l’exclusion et la guerre, car cela heurte inévitablement des intérêts redoutables, dénués de scrupules. De tels engagements coûtent toujours du temps et de l’argent, troublent le confort et la tranquillité personnelle et familiale, peuvent affecter la réputation et la carrière. Cela mène à déplaire aux tenants de l’ordre établi comme à ceux qui ne se préoccupent que de leurs propres intérêts – jusque dans nos paroisses et notre entourage proche. Helder Camara s’est déconsidéré aux yeux de ses pairs et de Rome en quittant son palais épiscopal pour habiter au milieu des pauvres. Mais le combat pour l’homme peut mener beaucoup plus loin. De nombreux militants affrontent la violence des forces de répression (même chez nous à l’occasion), et s'exposent à subir des peines de prison – dans des conditions souvent effroyables et durant de longues années parfois (Nelson Mandela). Martin Luther King et bien d’autres avant lui et à sa suite ont été assassinés.

« Heureux les pauvres selon l’esprit, car le Royaume des cieux est à eux » : cette béatitude demeure plus que jamais pertinente. Mais la pauvreté sans la vertu de pauvreté n’est que malheur, tandis que la vertu de pauvreté sans le combat contre l’injustice subie par les pauvres n’est qu’illusion. L’évangile n’a pas changé, mais pour le vivre aujourd’hui, le christianisme doit opérer une véritable révolution copernicienne. Nous ne pouvons plus croire, avec les Églises, que l’univers tourne autour de notre héritage religieux, de nos dogmes et de nos rites comme s’ils incarnaient l’unique et éternelle vérité, qu’il tourne autour de notre civilisation, de nos droits et de nos intérêts. L’évangile invite à inverser ces perspectives : ce n’est pas notre religion ou notre ordre social qu’il faut sauver en bétonnant les positions établies, c’est l’homme et le Dieu qui s’est livré à l’humanité qu’il faut accompagner sur nos chemins incertains pour les sauver en ce monde. Propos de carême pour terminer : comme il ne nous sera pas accordé de célébrer Pâques avant le Vendredi saint..., nous devons nous engager à veiller et à lutter contre le mal – aux risques et périls que cela comporte – en vue de changer le monde et de changer l’Église si c’est possible. Mais pour ceux qui acceptent l’épreuve et la mort du Vendredi saint, l’aube pascale éclaire dès à présent tous les tombeaux.

Jean-Marie Kohler

N’ayant pas été destiné à être publié, ce texte est reproduit ici dans la forme où il a été préparé pour servir de support à la causerie du 15 mars au Centre Bernanos à Strasbourg. Il reprend, en les réorganisant et en les complétant, une partie des données présentées dans « Marchandisation du monde et ambiguïté des positions chrétiennes » et dans « Pauvreté évangélique et justice sociale » en ligne sur le site www.recherche-plurielle.net.

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